Chapitre 4 : Gwenn

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Gwenn :

Cela faisait six jours que Draiss et Gwenn étaient revenus au village, en panique et terrifiés. Sans Arnitan.

Elle lui en voulait. Mais la colère contre elle-même était bien plus féroce.

Un étranger l’avait ramené, couvert de sang.

Cette image ne la quittait plus : son cœur affolé… puis figé. Ses jambes lâchant sous elle. Les larmes brouillant sa vue. Les cris de la famille d’Arnitan. Même Patan, leur chien, n’avait cessé d’aboyer, comme s’il croyait pouvoir le réveiller à force de bruit.

Avec Gabrielle et le maître guérisseur, ils l’avaient transporté chez lui. Depuis, il n’avait pas ouvert les yeux. Une vilaine plaie zébrait son torse, s’assombrissant un peu plus chaque jour.

Gwenn ne quittait plus son chevet, de peur de rater son réveil... ou pire. Draiss venait souvent aussi. Il ne disait rien, mais elle voyait bien qu’il s’en voulait encore plus qu’elle. Ils avaient laissé leur ami seul face à une bête gigantesque. Comment aurait-il pu s’en sortir ?

Personne ne les avait vraiment grondés. L’angoisse était trop présente. Juste quelques mots, lancés d’un ton las :
« À quoi pensiez-vous ? »
« Vous saviez que c’était interdit. »
Et puis cette phrase, qui l’avait brisée :
« Et si ça avait été toi ? »

Elle s’était effondrée en sanglots.
On l’a abandonné.
Pourquoi ?
Mais elle connaissait déjà la réponse.

Une main se posa sur son épaule, la faisant sursauter.

— Le poisson ne va pas s’écailler tout seul, dit doucement son Pa.

L’odeur du poisson frais lui prit au nez, la ramenant brutalement au présent. Elle cligna des yeux. Autour d’elle, tout devint plus net. Elle était assise, un bac d’eau de mer à ses côtés. Devant elle, une dizaine de poissons humides s’alignaient sur la table.

Deux jours après l’attaque, son père et d’autres hommes étaient partis pêcher. Ils étaient rentrés tôt ce matin. Elle leur avait demandé si la mer avait de nouveau tremblé, mais tous avaient secoué la tête.

Peut-être que ce n’était qu’un simple tremblement de terre, pensa-t-elle sans conviction.

— On va s’en occuper, va te reposer, proposa-t-il en la regardant avec douceur.

Ses paupières lui brûlaient. Chaque nuit, le sommeil lui échappait. L’image de la bête, et celle d’Arnitan en sang, la poursuivaient sans relâche.

— Non… je vais le faire, répondit-elle.

J’en ai besoin.

Il la dévisagea, hésitant. Puis, face à sa détermination, hocha simplement la tête.

Une heure plus tard, elle plaça les poissons nettoyés dans le bac, puis rejoignit sa Man à l’étal.

— Enfin ! J’ai bien cru que ces poissons n’arriveraient jamais, dit-elle avec un sourire aux lèvres et les mains sur les hanches.

Elle soupira en déposant le bac.

— Désolée…

Sa Man lui caressa les cheveux, affectueusement.

— Génial, maintenant je sens le poisson, souffla-t-elle avec un demi-sourire.

— Tu vas aller chez les Etherwulf, aujourd’hui ?

— Oui… je dois être là pour lui.

Les sourires s’évanouirent aussitôt, remplacés par une inquiétude palpable.

— Ma chérie, tu n’aurais rien pu faire pour le sauver. Il vous a protégés, toi et Draiss. Je lui serai éternellement reconnaissante pour ce qu’il a fait pour toi.

Les larmes revinrent menacer les yeux de Gwenn.

— Et je suis certaine que je pourrai le remercier de vive voix, ajouta sa Man dans un murmure, en passant doucement un doigt sur la joue de sa fille.

— Merci, Man… Mais j’ai besoin d’y aller.

Cette fois, elle ne put retenir ses sanglots. Sa mère l’enlaça, la berçant doucement.

Puis des bruits de pas interrompirent ce moment de tendresse.

— Bien le bonjour ! lança un homme en s’approchant de l’étal.

Sa mère le coupa net :

— On n’est pas encore ouvert.

— Je ne suis pas là pour les poissons, répondit-il en secouant la tête.
C’est Gwenn Loryn que je cherche. Le comte l’a fait mander.

Un frisson parcourut l’échine de Gwenn. Son cœur se serra.

Le seigneur veut me voir ? Pourquoi ?

— Il en est hors de question, rétorqua sa Man en croisant les bras. Elle n’est pas prête. Et j’ai besoin d’elle ici.

— Désolé, m’dame Abigail Loryn, mais c’est un ordre du comte.

Abigail se raidit, prête à protester. Mais Gwenn, les yeux fermes, prit la parole avant elle :

— C’est bon, je viens avec vous.

Elle s’avança vers le messager.

— Alors je viens aussi, dit-elle, le regard dur.

L’homme secoua lentement la tête.

— Désolé, seuls les conseillers et ceux qui étaient présents lors de l’incident sont convoqués.

Gwenn vit les poings de sa mère se serrer. Un silence tendu s’installa. Puis Abigail hocha la tête, à contrecœur.

Sans un mot de plus, Gwenn quitta la boutique aux côtés du messager.

— J’ai bien cru que ta Man allait m’éviscérer, plaisanta-t-il.

Gwenn lui lança un regard noir.

La matinée était fraîche, le ciel chargé de lourds nuages. Une fine brume s’accrochait aux pavés humides.
À mi-chemin de la forteresse, l’inquiétude monta en elle.

— Que me veut le comte ? demanda-t-elle, incapable de contenir sa nervosité.

Le messager haussa les épaules.

— Sûrement te demander ce qui s’est passé cette nuit-là… ce dont tu te souviens, répondit-il en haussant les épaules.

— Draiss sera là ?

— Oui-da. Il est déjà à la forteresse.

— Et… l’étranger ?

— Certainement.

Gwenn serra les poings. Elle devait le revoir. Celui qui avait sauvé Arnitan. Il avait été conduit directement à la forteresse, sans qu’elle ait pu lui adresser un mot.

Je dois le remercier.

Un silence pesant s’installa. Puis la pluie commença à tomber.

— Ah, satané temps... siffla le messager.

Une question brûlait les lèvres de Gwenn depuis leur départ :

— Pourquoi le comte a-t-il attendu si longtemps avant de me convoquer ? Pourquoi maintenant ?

— Eh bien… après l’attaque, il a dû envoyer ses hommes fouiller la forêt et renforcer les rondes autour du village, pour éviter que de jeunes écervelés ne recommencent, répondit-il avec un sourire narquois.

Cette remarque fit grincer les dents de Gwenn.

— Le comte voulait surtout s’assurer de la protection de Krieg avant de tenir un conseil.

La réponse faisait sens. Gwenn n’ajouta rien. Elle avait déjà remarqué que les allées du village grouillaient de plus de guerriers qu’à l’accoutumée, et que les missions en forêt étaient devenues plus fréquentes.

Gwenn rabattit sa capuche, la pluie battant à présent plus fort, et pressa le pas.

Au bout de quelques minutes, la forteresse apparut sur une colline surplombant le village.
Des murailles grises encerclaient une tour trapue, bâtie dans la même pierre sombre que les rues. Des dizaines de meurtrières creusaient les murs, et de hauts drapeaux flottaient au vent. L’emblème de Krieg – un navire dressé sur une mer furieuse – claquait au-dessus de la grande porte en bois.

L’eau ruisselait sur les pierres. La porte grinça en s’ouvrant.

Trempés, ils pénétrèrent dans la cour. Une écurie et deux maisonnées occupaient l’espace. En face d’eux, une porte s’ouvrit.

— Enfin ! Je pensais arriver avant la pluie, c’est raté, lança le messager en s’ébrouant.

— On dirait bien, railla le garde qui leur ouvrit la porte.

Gwenn esquissa un sourire, mais son cœur tambourinait dans sa poitrine.

— Veuillez me suivre. La salle du conseil vous attend.

Ils traversèrent un couloir austère, faiblement éclairé par des torches. Puis une lourde porte s’ouvrit devant eux.

Des voix résonnaient à l’intérieur.

Gwenn entra… et s’immobilisa.

La salle était somptueuse.

Une immense mosaïque ornait le plafond : un loup pourchassant un serpent, sous le regard d’une hirondelle perchée sur une branche. Aux murs, des tapisseries d’une finesse remarquable. Au sol, de larges fourrures diffusaient une chaleur feutrée, relayée par deux imposantes cheminées.

Au centre trônait une longue table autour de laquelle une dizaine de personnes étaient déjà installées.

Gwenn balaya la pièce du regard. Son cœur se réchauffa : de l’autre côté, Draiss lui adressa un petit signe et un sourire.

Elle allait le rejoindre… mais s’arrêta net.

Trois chaises plus loin, l’étranger la fixait.

Un frisson parcourut son échine.

Son regard… c’était comme si ses yeux lisaient en elle, sans rien dire. Elle déglutit.

Une voix derrière elle la fit sursauter :

— Je vous laisse ici.

Elle se retourna brusquement : c’était le messager.

— Vous ne restez pas ?

— Non, je ne fais pas partie des conseillers. Mais je vous raccompagnerai une fois le conseil terminé.

Il sourit. Un sourire poli, qui ne la rassura pas complètement.

Alors qu’il allait tourner les talons, elle l’interpella :

— Quel est votre nom ?

Une lueur de surprise traversa son visage :

— Calir. A votre service.

— Merci, Calir.

Elle s’inclina légèrement. Il hocha la tête et sortit sans un bruit.

Gwenn inspira profondément, puis reporta son attention sur lui. Il ne la regardait plus ; il parlait à un conseiller chauve.

Alors qu’elle avançait lentement vers la table, elle observa les visages qui l’entouraient. Quatre femmes. Deux inconnues. Une autre lui semblait familière, sans qu’elle se souvienne d’où.

Et la quatrième…

Gabrielle ? Conseillère ? Alors là, j’aurais tout vu ! pensa-t-elle avec un sourire nerveux.

Elles se trouvèrent du regard et l’herboriste guérisseuse lui sourit légèrement.

Et maintenant elle sourit ? Oui j’aurais vraiment tout vu. Elle esquissa un sourire en retour.

Gwenn tourna la tête et reprit son chemin.

Sept hommes. Quatre inconnus. Mais les trois autres… Le banquier, le palefrenier et le capitaine de la garde.

L’inconnu était là, tout près. Il discutait maintenant avec le banquier. Elle s’apprêtait à détourner les yeux, quand soudain, il leva la tête et la fixa à nouveau.

Elle sursauta, figée sous l’intensité glaciale de son regard.

Il se leva, lentement, alors qu’elle arrivait à sa hauteur.

Quand leurs yeux se croisèrent, elle sentit sa gorge se nouer. C’était la première fois qu’elle le voyait aussi distinctement. La dernière fois, tout était flou à travers ses larmes.

Il était immense, vêtu d’un ensemble noir qui accentuait la pâleur de sa peau et l’éclat perçant de ses yeux d’un bleu tranchant. Une cicatrice descendait de son œil droit, traversant sa joue jusqu’à se perdre dans une barbe épaisse. Son crâne était rasé sur les côtés, et une unique tresse sombre en son centre.

Lorsqu’il ouvrit la bouche, sa voix, bien que légère, semblait vibrer d’une étrange assurance.

— Bonjour… Gwenn, c’est bien cela ?

Elle hocha la tête, incapable d’émettre le moindre son.

Il esquissa un sourire, et ce sourire, bien que poli, la troubla davantage.

Pourquoi son regard me glace autant ? Il a sauvé Tan, mais…

— Excusez mon manque de manières, dit-il en s’inclinant avec une révérence mesurée. Je me nomme Erzic.

Puis, avec une pointe d’amusement, il ajouta :

— Et c’est votre ami qui m’a donné votre nom… avant que vous ne pensiez que je sois un magicien.

Son regard s’attarda sur elle une seconde de trop, un éclat indéchiffrable brillant dans ses yeux.

— Je ne crois pas à la magie, dit-elle en esquissant un sourire forcé.

L’étranger gloussa doucement, presque timidement :

— Et si je vous disais qu’elle existe ?

Gwenn haussa un sourcil, un brin amusée.

— Je ne vous croirai pas… sauf si vous pouvez me le prouver.

Il rit, un rire léger et sincère, si bien qu’un instant, la tension qui nouait le ventre de Gwenn s’apaisa.

— Malheureusement, non. Mais j’espère qu’un jour, je rencontrerai quelqu’un qui en soit capable.

Elle esquissa un sourire plus sincère, mais son regard se durcit aussitôt, comme si quelque chose la tiraillait.

— Je voulais…

Erzic l’interrompit, reprenant son attitude sérieuse :

— Ce n’est pas nécessaire. J’ai fait mon devoir. Je n’allais pas laisser cette bête tuer un jeune garçon.

Gwenn plissa légèrement les yeux, un mince sourire au coin des lèvres.

— Et, vous dites ne pas être magicien ?

Un autre rire, cette fois plus bas, presque complice.

— Votre ami aussi voulait me remercier. Et je doute que vous soyez venue pour parler du temps qu’il fait.

Elle acquiesça, baissant brièvement les yeux.

— Merci… souffla-t-elle, la gorge serrée.

Il hocha simplement la tête.

Les portes s’ouvrirent soudain et un homme entra, irradiant la puissance. Aussitôt, les conversations cessèrent, et toutes les têtes se tournèrent vers le nouveau venu.

Tout près d’elle, une voix basse, à peine un souffle, brisa le silence :

— Votre ami va s’en sortir. Il est fort.

Gwenn avait tant de questions à lui poser, mais elle se retint.

Ce n’est pas le bon moment

Elle inspira profondément, puis alla s’asseoir aux côtés de Draiss.

Le regard de son ami était concentré sur l’homme qui venait d’entrer.

Draiss murmura, presque pour lui-même :

Le comte…

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