[1] Bienvenue chez nous ! (5/7)

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[5.]

La tête plongée en avant, je passe et repasse ma fourchette en faisant tourner un morceau de viande dans mon assiette. J’ai à peine touché au plat, bien qu’il soit bien meilleur que tous ceux que j’ai pu jusqu’ici déguster en cantine collective. J’ai l’estomac noué par la colère, ne cessant de ressasser les paroles du supérieur d’Ethan au fond de mon esprit. C’est idiot parce que je ne devrais pas y faire attention. Après tout, je ne connais ces gars que depuis deux heures maintenant et je pourrais tout aussi bien les ignorer et faire comme s’ils n’existaient pas durant les onze prochains mois mais je n’arrive pas à oublier le sourire narquois sur leurs lèvres et le ton dur et cassant qu’ils ont employé face à moi. La condescendance dont ils ont fait preuve – parce que je ne suis qu’une femme ou qu’une simple interne en pharmacie, je m’en fiche complètement en cet instant – me met en rogne.

— Alors, tu as fait ta première visite ce matin non ?

La voix teintée d’enthousiasme de la pharmacienne de gastroentérologie, une femme - sans doute du même âge qu’Alexandra à en juger par les traits encore impeccables de son visage - dont les longs cheveux blonds me font pâlir d’envie, m’arrache à la contemplation de mon assiette.

— Oui, admets-je avec un sourire forcé.

— Comment ça s’est passé ?

J’aimerais lui répondre quelque chose comme « Super ! J’ai adoré ! » mais plus je prends le temps de réfléchir et moins je ne trouve de réponse sincèrement correcte à la question. Je me contente donc d’un pâle :

— Bien.

Je suis bien obligée de lancer un nouveau sourire à l’intention de la jeune pharmacienne pour marquer mes propos, consciente du cruel manque de conviction dans ma voix. Mais, heureusement pour moi, cette dernière ne semble pas vraiment s’en apercevoir.

— Tu verras, je suis certaine que tu vas apprendre beaucoup de choses en cardio. En plus, Alexandra est une formidable formatrice.

— Oh arrête ! proteste ma responsable en agitant sa pomme en direction de sa coéquipière, tu ne dis ça uniquement que parce que tu as besoin que je te remplace pendant les fêtes.

— Mais pas du tout ! s’offusque faussement la jeune femme face à elle.

Le large sourire et le clin d’œil complice qu’elle m’adresse la trahissent presque immédiatement. Je tente de suivre la conversation qui s’ensuit entre les deux femmes mais mon esprit vagabonde ailleurs, dans les couloirs fermés du quatrième étage, auprès d’une haute silhouette aux yeux sombres et envoûtants. Auprès d’une voix grave, suave et rauque. Auprès d’une main sur mes reins.

Un éclat de rire me tire de ma rêverie. Je lance un coup d’œil par-dessus mon épaule. Je connais ce rire, cet éclat orgueilleux et railleur. Je suis parcourue d’un long frisson en apercevant Marine et Ethan s’avancer entre les tables, leur plateau à la main. Leur complicité est flagrante mais, à la façon dont Marine observe son coéquipier, je ne suis pas sûre qu’elle ne soit qu’amicale. Du moins, pas pour la jeune femme.

Je suis soudain prise d’une envie irrépressible de fuir le plus loin possible, de prendre l’air. Je me lève brusquement de ma chaise, surprenant mes deux collègues assises à mes côtés.

— Tu as déjà fini de manger ? s’étonne Alexandra. Mais tu n’as presque rien pris !

— Je préfère remonter en service maintenant pour être tranquille le temps de finir de remplir les papiers pour Clarisse, je mens, plus sûre de moi cette fois.

— Okay.

Les sourcils d’Alexandra se froncent d’inquiétude mais je me force à sourire afin de la rassurer. Jade me lance un regard contrit.

— Ne te surcharge pas trop chérie… fait-elle remarquer. Crois-moi, tu auras tout le temps qu’il faut pour ça…

— J’y ferai attention, c’est promis, acquiescé-je.

La jeune femme hoche la tête à son tour et je prends mon plateau afin d’aller le déposer sur l’un des hauts chariots au fond de la salle. Un tel gâchis m’écœure et je me sens obligée d’au moins prendre avec moi ma pomme et la petite bouteille d’eau avant de remonter en service. Un peu de calme et de repos avant la longue après-midi qui m’attend ne peuvent que m’être profitables…, songé-je amèrement.

-

Tout en avalant une nouvelle gorgée du liquide aqueux et amer pourtant baptisé « café » par la machine dégotée dans le hall principal de l’hôpital, je fais défiler méthodiquement chacune des fiches patients répertoriées dans l’ordinateur portable d’Alexandra. J’ai beau connaître la plupart des termes employés pour les diagnostics, je dois souvent m’y reprendre à deux fois pour comprendre certaines abréviations encore inconnues. Même si la charge conséquente de travail qui m’attend encore aurait suffi à en décourager plus d’un, étonnamment, elle provoque en moi un nouveau sursaut bienvenu d’adrénaline.

— Déjà au travail ?

La sensation de calme et de plénitude qui avait jusqu’ici envahit mon corps s’évanouit brusquement. Je sors à contrecœur de mes pensées et relève la tête. Le regard d’Ethan trahit presque son étonnement. Je fais mine de ne pas lui porter plus d’attention que nécessaire et reprends la contemplation de mes fiches.

— Oui.

Je n’ai pas vraiment envie de le voir s’éterniser ici. Je ne suis pas encore prête à abandonner mon petit havre de paix pour retourner me jeter dans leur horrible fosse aux lions.

Ethan hoche la tête en se dirigeant vers son casier pour en extraire sa blouse. Alors que je m’attends à ce qu’il ressorte de la salle sans rien ajouter – ce que j’aurais sans doute mille fois préféré -, il l’enfile et s’approche afin de jeter un coup d’œil sur l’écran de mon ordinateur. Je suis à nouveau tentée de lui faire comprendre que je ne souhaite pas lui adresser la parole en refermant l’écran du PC sous ses yeux mais une petite voix dans ma tête m’incite à ne pas prendre le risque de le blesser et de devoir ensuite assumer la terrible conséquence de cet acte.

— Tu arrives à t’y retrouver ?

Je lui lance un regard à la fois méfiant et intrigué. Pourquoi ce mec viendrait-il me parler, là, maintenant ? Après tout ce qu’il a pu dire et penser ce matin ? Ma conscience toute entière se mure dans une tour de protection, me soufflant ardemment de faire preuve de prudence face à ce regain de gentillesse de sa part. Mais malgré l’étrangeté de la situation, je décide de lui laisser une chance.

— Oui, globalement, réponds-je d’une voix douteuse.

Il hoche à nouveau la tête.

— N’hésites pas si tu as besoin, ajoute-t-il en se redressant pour rajuster le col de sa blouse.

Sa réponse me laisse totalement décontenancée. Ethan viendrait-il de me proposer son aide ? Peut-être ai-je simplement mal entendu ? Serait-il en train de suggérer un nouveau départ après les évènements du matin ? Une partie de moi aimerait beaucoup y croire et un flot de sentiments contradictoires jaillit au fond de ma poitrine mais je m’empresse de les refouler le plus loin possible. Ne pas oublier que le sourire de ce gars, me sermonné-je.

— Je le ferai oui, réponds-je d’une voix évasive.

— Pas de soucis. En réalité, ça serait normal que tu ne comprennes pas tout, la formation d’un pharmacien n’étant pas la même que celle d’un médecin.

Je retiens un ricanement insolent et lève les yeux au ciel. Je me disais aussi… Cela semblait beaucoup trop beau pour être vrai et nous voilà donc revenus à la situation initiale : lui, supérieur, moi, blessée et acerbe.

— Ce qui signifie ? demandé-je donc d’une voix glaciale.

Ethan hausse les épaules.

— Rien en particulier. Mais il n’y a qu’à voir ce matin pour comprendre que l’on a deux métiers bien différents. Tant que chacun reste à sa place…

Je dois me faire violence pour ne pas me lever de ma chaise et lui sauter à la gorge. Ce gars a-t-il réellement l’intention de ne pas s’étouffer avec sa suffisance ? Et dire que je vais devoir travailler à ses côtés…

Heureusement, c’est l’instant que choisit la porte de la salle pour s’ouvrir à la volée, laissant entrer une Marine gloussante, suivie de deux autres filles du même âge. Je reconnais instantanément la jeune interne blonde assise à mes côtés lors du staff et cette dernière me lance un sourire amical auquel je ne réponds toutefois pas, encore submergée par ma colère envers Ethan. Ce dernier fait discrètement quelques pas en arrière afin de rejoindre son casier, comme si admettre avoir parlé avec moi semblait au-dessus de ses forces.

— Purée c’est vrai ! s’exclame Marine, ignorant le reste de la salle autour d’elle. Quel enfoiré !

La jeune blonde rit de bon cœur.

— Tellement vrai.

Marine daigne enfin lancer un bref coup d’œil autour d’elle et ce simple regard dans notre direction suffit aux trois internes pour comprendre que l’ambiance dans la pièce est pesante. Marine fait la moue en se dirigeant à son tour vers son casier.

— Eh bien dis-donc, ça n’a pas l’air d’être l’éclate ici, roucoule-t-elle en roulant des yeux devant Ethan.

Ce dernier sourit largement. Si je n’étais pas déjà dans une colère noire, je crois que cette scène suffirait amplement à me faire sortir de mes gonds. Je me fais toutefois violence pour ne pas réunir mes affaires sur le champ et quitter la pièce. Admettre leur victoire est au-dessus de mes forces.

— Certains ont du retard à rattraper, glisse Ethan, narquois.

Je ne sais pas si la réplique m’est directement adressée ou non et je ne préfère pas le savoir mais une petite part de moi me souffle que si, il vient encore de te rabaisser…

— Putain, barre-toi ! ricane Marine en attrapant sa blouse pour la lui jeter au visage.

Ethan hausse les épaules et évite de justesse le projectile envoyé à son intention. Après un rapide clin d’œil en direction de sa camarade, il ressort enfin de la pièce l’air de rien, suivi l’instant d’après par la jeune femme. En quelques secondes, la pièce replonge dans le silence. Un silence dur et oppressant, bien loin du calme et de la sérénité que j’étais venu rechercher. Je peux presque encore entendre leurs ricanements résonner autour de moi et cela me noue le ventre.

— Ne fais pas attention à eux, ils peuvent être un peu pénibles quand ils s’y mettent mais ils ont un bon fond.

Je lève la tête en direction de la jeune blonde. Cette dernière termine d’enfiler sa blouse et vient prendre place devant un ordinateur libre, me lançant pour la centième fois au moins son sempiternel sourire doux et amical.

— Si tu le dis, soufflé-je, sur la défensive.

Je n’ai pas pour habitude de paraître froide et agressive, je suis même plutôt du genre ouverte et agréable au premier abord, mais le sentiment de rejet et de crainte qu’Ethan a su faire naître en moi ne me facilite pas la tâche. La jeune femme semble le comprendre car elle poursuit, sur le même ton :

— Tu apprendras bien assez tôt à les apprécier tous les deux crois-moi. Au fait, je m’appelle Claire.

— Laura, réponds-je du tac au tac, soudain curieuse.

Elle hoche la tête. Je m’attends à ce que la discussion s’arrête là et que chacune retourne à ses propres occupations mais, contrairement à Ethan, Claire semble disposer à en apprendre un peu plus sur moi.

— Donc, tu es la nouvelle interne d’Alexandra c’est ça ? reprend-elle tout en consultant le dossier de l’un de ses patients, consciencieuse.

J’acquiesce à mon tour, prise de court par ce surcroît d’amabilité.

— C’est cool ça. J’espère qu’on aura l’occasion de travailler avec toi Maude et moi.

Je lui souris. Au fond, je me surprends moi aussi à l’espérer. Claire est bien la première à me porter un soupçon d’intérêt dans ce service et j’aimerais moi aussi lui poser quelques questions mais la porte s’ouvre à nouveau, laissant entrer une Alexandra visiblement toute chamboulée.

— Oh purée, mais quel monde aujourd’hui ! Pas moyen de trouver une machine à café de libre ! J’ai dû redescendre jusqu’à la PUI, tu te rends compte ?

Claire lui adresse un haussement d’épaules compatissant. Le regard d’Alexandra se pose sur moi.

— On y va ? Je pense qu’il est grand temps de te montrer le vrai cœur de notre métier.

Le clin d’œil qu’elle me lance me réchauffe le cœur et je me lève de bon entrain, prête à assumer cette nouvelle après-midi à ses côtés.

***

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