[2] Je t'aime, moi non plus (5/7)

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[5.]

Marine pousse un long soupir de soulagement en venant prendre place aux côtés de Claire. Comme tous les midis et toutes les cantines au monde lors du célébrissime « steak-frites », les tables sont pleines à craquer et nous profitons du départ d’une poignée d’internes sur l’une des tables à l’entrée du self pour prendre place à notre tour, épuisés et affamés.

— Vous ne pouvez pas savoir comme j’ai hâte d’être ce soir…

Marine attrape plusieurs frites avec envie dans son assiette avant de les porter à ses lèvres joliment nacrées d’un rose pâle.

— Pourquoi ? demandé-je, curieuse. Qu’est-ce qu’il se passe de si important ce soir ?

Je n’ai pas encore vraiment l’habitude de m’immiscer dans les discussions des internes de mon secteur et je regrette presque immédiatement mon élan de curiosité mal placée, le regard que me lance Ethan en retour me signifiant clairement que cela ne me regarde pas. Je dois me faire violence pour ne pas me ratatiner sur mon siège sous l’intensité de ses yeux noirs.

— Rien de bien particulier, répond tout de même Marine en haussant les épaules, l’air de rien. On a juste prévu d’aller boire un verre avec le reste de la team pour fêter nos retrouvailles dans le secteur.

— Ah d’accord.

J’attrape à mon tour quelques frites dans l’énorme tas de mon assiette, me félicitant intérieurement d’être restée prudente en choisissant également quelques feuilles de salade pour compenser l’espace. D’un rapide coup d’œil, je remarque que le regard d’Ethan m’a délaissé au profit de son propre repas, pour le coup bien moins avisé. Marine s’autorise une petite pioche discrète dans l’assiette de son voisin et coéquipier de service, lui adressant son plus beau sourire tandis qu’il la foudroie de ses yeux noirs.

— Ça te dirait de venir avec nous ?

La voix de Maude m’arrache un long frisson. J’avais espéré passer inaperçue jusqu’à la fin du repas, ayant prévu de me faire toute petite dans leur discussion. Peine perdue… Je sens presque immédiatement tous les regards se tourner à nouveau dans ma direction.

— Ça serait vraiment cool ! s’extasie Claire. Et ça te permettrait de rencontrer l’autre partie de l’équipe ! Hugo et Tim sont vraiment sympas tu verras ! Je suis sûre que vous allez vous apprécier, hein Marine ?

La jeune femme hausse négligemment les épaules.

— Oui bien sûr ! Ça pourrait être en effet cool que tu viennes. Après tout, tu fais aussi un peu partie de la team maintenant.

Ethan manque avaler de travers et s’étouffer avec sa portion de frites. Je le vois se pencher en direction de Marine et échanger quelques mots avec cette dernière qui se contente d’un nouveau haussement d’épaules.

— Après, c’est comme tu veux, fait remarquer Claire en se reconcentrant à nouveau sur son assiette. On ne t’oblige à rien.

Ethan pose les yeux sur moi et le regard qu’il me lance me glace le sang.

— C’est très gentil, commencé-je en m’efforçant de ne pas prêter attention aux deux billes d’un noir d’encre qui continuent de me fixer avec insistance, mais je ne suis pas sûre de pouvoir.

Je n’en suis pas vraiment sûre mais je jurerai que les épaules de l’interne s’affaissent de soulagement. Bordel, il ne veut vraiment pas me voir à cette soirée je crois… Mais c’était sans compter sur une Claire bien décidée à me sortir de mon petit cocon protecteur.

— Oh allez ! plaide-t-elle, juste un verre ! Promis, on ne partira pas tard.

Ne pas partir tard… Mon cerveau éclate d’un rire jaune. Quel comble pour des internes habitués aux soirées insensées et démesurées de la faculté.

— Claire vraiment ! Je ne peux pas je t’assure !

Le regard de Marine oscille entre moi et un Ethan au comble de la tension. Un sourire malicieux étire son visage et elle se penche vers moi, adressant à Claire un clin d’œil complice.

— On t’offre le premier verre ! propose-t-elle, en plus, ça nous ferait vraiment tous plaisir que tu viennes…

Son ton badin ne me trompe pas mais les regards implorants de Claire et Maude achèvent toutes mes convictions et je n’ai pas le temps d’empêcher le miaulement annonçant « Bon d’accord » de sortir de ma bouche.

— Eh bien, c’est parfait ça ! s’exclame Marine tout en basculant sur sa chaise, l’air ravi.

Ethan la foudroie à nouveau du regard mais elle l’ignore et se contente de piocher une nouvelle fois dans son assiette.

— Je sens qu’on va bien s’amuser…

-

Je ne vois finalement quasiment pas Ethan de l’après-midi. Je présume que le jeune homme doit sans doute être accaparé par la montagne de dossiers et d’appels à passer dans son secteur et n’a certainement pas le temps de se préoccuper d’une pauvre externe en pharmacie délaissée par sa supérieure. Si quelque part cela me rassure de ne pas avoir à subir ses remontrances et brimades puériles, sans trop savoir pourquoi, je suis aussi un peu déçue.

Peu importe. Il est six heures et demi passées et je termine donc l’ensemble de mon service comme tous les autres jours. Cependant, tandis que je remonte le couloir jusqu’à la porte automatique, je ne sens pas l’habituel intense sentiment de satisfaction imprégner mon esprit afin de le décontracter. Bien au contraire. Mes muscles tout entiers semblent se tendre sous ma peau et je me surprends à prier intérieurement. Prier que l’on ne m’ait pas attendue. Prier pour que les autres ne m’aient pas attendue. J’ai beau avoir eu toute l’après-midi pour réfléchir à une excuse plausible me permettant de rentrer docilement chez moi m’affaler sur mon lit, un bon livre ouvert sur mon oreiller et mon plaid recouvrant mon corps douché et délassé du travail du jour, je n’en ai pas trouvé une seule. Et je ne suis presque pas surprise en ouvrant la porte de la salle des internes de découvrir Claire – l’obsessionnelle - assise sur l’une des chaises de bureau, riant aux éclats avec une Maude rayonnante. Les deux jeunes femmes tournent d’ailleurs la tête de concert dans ma direction tandis que je franchis le seuil de la porte, les bras chargés de mes derniers dossiers.

— Te voilà enfin ! s’exclame la jeune blonde, l’air ravi. On n’y croyait plus !

Je lui adresse un sourire timide.

— Désolé, pas mal de dossiers en retard. Les autres ne sont plus là ?

— Non, répond Maude en secouant la tête. Ils sont sans doute déjà rentrés chez eux prendre une douche.

Je sens la déception me gagner un peu plus encore. J’aimerais pouvoir objecter qu’Ethan aurait dû contrôler mon travail avant de partir mais j’en suis incapable. Après tout, ai-je vraiment besoin d’être chaperonnée par ce type ?

— Vous auriez pu partir vous aussi, fais-je seulement remarquer en venant déposer mes affaires sur le bureau d’Alexandra. Vous allez être en retard à m’attendre.

— Et te laisser venir toute seule ? rit Claire. Hors de question ! C’est trop déprimant.

Je suis légèrement piquée par sa remarque, même si elle n’a rien de méchant.

— Je peux me débrouiller toute seule tu sais.

— Je sais bien, sourit la jeune femme, mais on se disait que tu pourrais venir avec nous. On habite à deux pas du centre-ville, ça sera plus pratique pour se rendre au bar.

Je fais la moue.

— Il faudrait sans doute que je repasse par chez moi avant. Je n’ai même pas de quoi me changer ! fais-je remarquer.

— Pour que tu te défiles ensuite ? Allez, enlève donc ta blouse et suis-nous ! répond la jeune femme en m’adressant un clin d’œil malicieux. On aura bien de quoi te prêter quelques affaires pour ce soir Maude et moi !

Les deux jeunes femmes se lèvent d’un même mouvement, m’invitant à les suivre.

-

Durant le trajet qui nous sépare de leur appartement, Claire et Maude m’apprennent qu’elles vivent en colocation depuis près d’un an, s’étant tout d’abord rencontrées dans le CHU d’une autre grande ville au tout début de leur internat. Je comprends maintenant un peu mieux d’où leur vient cette étonnante complicité. Les deux jeunes femmes semblent réellement sur la même longueur d’onde et leurs sourires sont contagieux. L’appartement qu’elles occupent se situe en effet en plein centre-ville. Plutôt attractif en termes de prix selon les deux jeunes femmes, il correspond en tout point à ce qu’on peut attendre d’un appartement étudiant : petit, un poil bordélique mais accueillant et chaleureux. Maude me tient la porte d’entrée en effectuant une révérence courtoise.

— Entrez donc dans notre demeure ma chère.

Après avoir traversé le petit hall d’entrée, l’appartement donne directement sur un long couloir obscur d’un côté et sur un séjour ouvert d’une grande baie vitrée avec balcon de l’autre. Claire ouvre les bras en un « Ta-daa ! » magistral, visiblement ravie de faire enfin visiter son chez-elle à quelqu’un.

Même si je meurs d’envie d’aller observer ce qui me semble être une vue imprenable sur l’un des parcs de la ville, Claire ne me laisse pas le temps d’objecter et m’entraîne à sa suite à travers un long corridor jusqu’aux deux uniques petites chambres de l’appartement. Les pancartes gravées sur les portes indiquent respectivement « Maude » à gauche et « Claire » à droite, dans un style ouvragé délicat. Claire me tire jusque dans une pièce toute en longueur dont un pan de mur entier semble principalement dédié à une immense buanderie aux larges portes coulissantes. Je ne suis pas surprise en découvrant que les étagères sont toutes déjà bien encombrées tandis que Claire fait défiler quelques vêtements impeccablement pliés.

— Je devrais avoir encore quelques anciens chemisiers de l’époque où j’étais taillée comme une déesse grecque, plaisante la jeune femme.

Sa remarque lui arrache un pouffement narquois.

— C’est un temps tellement vieux si tu savais !

Je ne peux m’empêcher de sourire à mon tour. Les doigts potelés de la jeune femme s’arrêtent enfin sur un tas un peu plus petit que les autres.

— Ah ! Tiens, les voilà ! Assieds-toi donc sur le lit qu’on voit ça.

Je m’exécute et viens me laisser tomber avec bonheur sur le matelas confortable et moelleux de la jeune femme.

— Alors… J’ai celui-ci ?

Je secoue la tête en découvrant le chemisier à larges fleurs que la jeune femme me présente.

— Okayyyy. Alors celui-là ?

Nouveau signe de tête négatif.

— Qu’est-ce qui ne va pas avec celui-là ? interroge la jeune femme en secouant le chemisier devant elle. Il est magnifique, non ? Et je suis sûre qu’il t’irait très bien en plus !

— Claire, c’est super gentil de ta part, protesté-je gentiment en riant, mais pas sûre que ma poitrine suffise à remplir le décolleté, vraiment !

La jeune interne observe tour à tour le chemisier puis ma petite poitrine et opine du chef.

— Tu as raison ! Attends, je vais voir ce que Maude a en stock.

— Ok.

Cinq minutes plus tard, Claire est de retour. Avec des chemisiers bien plus adaptés cette fois. J’opte pour une dentelle d’un violet sombre au décolleté plongeant et l’enfile rapidement – non sans avoir demandé à Claire de se retourner pour la forme -. La jeune femme pousse un soupir admiratif en voyant le résultat.

— Pas mal en effet.

— Je prends le premier tour de douche, annonce Maude en passant la tête par l’entrebâillement de la porte. Sympa ce chemisier sur toi.

Elle m’adresse un clin d’œil et disparait. Je secoue la tête.

— Plus que le maquillage et tu es fraîche ma chérie, applaudit Claire. Allez viens avec moi, on va mettre un peu d’eye-liner sur tes si jolis yeux…

Je me laisse volontiers faire tandis que Maude et Claire débattent pendant ce qui me semble un temps infini sur la couleur des fards et la forme du trait à appliquer sur mes paupières. Mais lorsqu’elles parviennent enfin à se mettre d’accord, je dois admettre que le résultat est franchement pas mal et me met bien en valeur. Cela change de mon maquillage léger de tous les jours. Il faut encore dix minutes supplémentaires pour que Claire se décide pour une paire de bottines noires assorties à son jean et un trench cintré magnifique. Il est finalement presque vingt heures lorsque nous ressortons enfin dans l’air froid de la nuit, marchant en direction des lumières vives de l’avenue principale.

***

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