[3] La lionne en moi (1/7)

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[1.]

Lundi,

Je crois n’avoir jamais autant apprécié un weekend de toute mon existence... Et je suis bien obligée de l’admettre : le lundi arrive bien trop vite à mon goût. Je ne sais pas trop pourquoi mais l’idée de devoir revenir au sein de cet hôpital m’enchante presque autant qu’elle me met mal à l’aise. J’ai beau tourner et retourner l’ensemble de ces deux derniers mois dans mon esprit, je ne parviens pas à mettre le doigt sur ce qui me gêne le plus : l’insolence d’Ethan, les sourires moqueurs de Marine ou l’absence d’intérêt des autres médecins du service face à la situation. A croire que laisser les internes former de cette manière les petits nouveaux semble être la logique habituelle pour tout le monde…

Bref, je suis – et pour la énième fois ces derniers temps – encore une fois réveillée bien avant la sonnerie de mon téléphone portable, allongée sur le dos, le regard rivé au plafond, plongée dans une sorte de cogitation intérieure devenue une habitude chaque lundi matin. Tout en repoussant les couvertures du pied, je décide que je dispose d’assez de temps pour me mettre à mon avantage ce jour-là et enfile donc un collant transparent sous une robe un peu plus courte et échancrée. Comme je suis bien reposée, je prends la peine de dompter ma tignasse auburn et de la coiffer et ressors même ma trousse de maquillage pour un peu de fard à paupières et de mascara au-dessus de mes yeux bleus. J’attrape encore une paire de boucles d’oreilles et un collier assorti et sors enfin de ma chambre pour aller chercher mon café du matin.

Ce que je déteste particulièrement avec la fin des mois d’automne, ce sont les pluies diluviennes et les vents violents qui accompagnent l’arrivée de l’hiver. Ils assaillent la région souvent sans prévenir et ne disparaissent qu’une fois les premières gelées arrivées. Il pleut donc à verse ce matin-là, sans surprise, et je suis bien obligée de conduire terriblement lentement, au rythme des voitures réglées en pleins phares sur le périph, ce qui me vaut d’arriver en retard au travail pour la première fois depuis mon arrivée au CHU.

Après avoir péniblement refermé ma voiture en catastrophe sous une pluie battante, je remonte en courant le parking du personnel. J’ai beau parcourir les couloirs au pas de course et monter quatre à quatre les marches des escaliers, lorsque je parviens enfin sur le palier du quatrième étage, la porte de la salle des internes est fermée et je comprends que la réunion du staff a déjà commencé.

Un vent de panique m’étreint déjà la poitrine à l’idée de la morale que je risque de prendre. Instinctivement, je me mords la lèvre inférieure. Que va donc penser Alexandra ? Pire encore, que va-t-elle me dire ? L’idée d’un sermon par ma responsable devant le service tout entier – service qui, accessoirement, ne semble toujours pas me porter en haute estime – me glace le sang.

Je patiente dans un état d’anxiété plutôt apocalyptique pendant près d’une demi-heure, préparant des excuses avec soin afin d’enrayer au plus vite la situation. Enfin, la porte de la salle finit par s’ouvrir, laissant tout d’abord passer trois des quatre médecins du service, rapidement suivis du chef de la cardiologie en personne. Au regard étonné que tous me lancent avant de s’éloigner, je comprends que les ennuis ne font que commencer. Aïe aïe aïe… Je me mords la lèvre inférieure.

Profitant de la lente fermeture du battant de la porte, je me glisse à l’intérieur de la salle des internes, le cœur battant à tout rompre. Je m’apprête à présenter mes plus plates excuses à Alexandra et déballer tout entier le petit discours que je viens de passer une demi-heure à soigneusement préparer mais m’arrête net, surprise. La jeune femme n’est pas là. Je regarde sa chaise désespérément vide sans comprendre. Merde… Aurais-je loupé un de ses messages m’annonçant un autre point de rencontre pour ce lundi ? Je suis tentée de récupérer mon téléphone portable dans la poche de ma blouse afin de consulter à nouveau mes SMS lorsqu’une voix sourde interrompt brusquement ma transe intérieure :

— En retard mademoiselle Miller ?

Je me surprends à sursauter et me raidis en apercevant le visage sévère du docteur Linois près de moi. Il semble véritablement en colère et je me dis que c’est quelque part mérité, n’ayant pas encore eu à subir les remontrances de ma supérieure en chef directe.

— Je… euh… oui, désolé. Il pleut dehors et le périph était complètement saturé… et euh… le temps que je monte en service, le staff avait déjà commencé donc…

Je sens tout mon beau discours se disloquer brusquement dans mon esprit et me laisser seule et démunie face au cardiologue en charge du secteur A. C’est bien ma veine tiens…

— Dois-je vous rappeler que l’une des bases de la politesse est la ponctualité jeune fille ? Vous seriez priée d’éviter à nouveau un retard et d’assister comme tout le monde aux réunions obligatoires du service ou je ne manquerai pas d’en informer vos supérieurs, est-ce clair ?

— Euh… je… Oui, c’est clair. Parfaitement clair.

— Vous ne pensez tout de même pas que vous disposez des connaissances nécessaires pour vous permettre de louper ce genre de choses j’espère ? Avec tout ce qu’il faut encore vous apprendre…

La réplique cinglante du médecin transforme subitement mon excès d’angoisse en sursaut de colère. Je fronce les sourcils, m’apprêtant à répliquer quelque chose lorsqu’une autre voix m’interrompt à son tour.

— Laura ne savait surement pas si elle devait assister ou non aux staffs sans Alexandra, répond Ethan.

Pour le coup, je reste plutôt muette de stupeur devant la défense presque inattendue du jeune homme. Et je ne suis visiblement pas la seule, à en juger par les traits ahuris sur le visage du cardiologue. Une curieuse bouffée d’espoir vient brutalement assaillir mon corps tout entier. Ethan Barbier aurait-il finalement fini par éprouver des regrets vis-à-vis de son comportement de l’autre soir ?

— Sans doute, souffle le docteur Linois, comme répondant à ma question intérieure, fronçant les sourcils à l’intention de son interne. Mais dorénavant je préfèrerais que vous soyez quand même présente, est-ce clair mademoiselle ?

Le médecin se tourne à nouveau dans ma direction et je soutiens son regard sans ciller cette fois.

— Parfaitement clair docteur.

— Parfait. La visite commence dans cinq minutes, dépêchez-vous de récupérer de quoi noter.

Je regarde le cardiologue s’écarter puis s’éloigner d’un pas vif hors de la salle, encore un peu sonnée par ce qui vient de se passer.

— Tu l’as entendu ? demande soudain une voix dans mon dos. Dépêche-toi de prendre de quoi noter et vas-y. Je ne te tirerai pas d’affaires deux fois…

J’attends patiemment que la porte se soit refermée derrière Linois, nous laissant cette fois-ci définitivement seuls dans la salle Ethan et moi pour m’approcher du jeune homme. Même si sa défense inopinée était la bienvenue, je n’en oublie pas les propos tenus vendredi soir à mon intention. Et le mystérieux message…

Plongeant la main dans la poche de ma blouse, je saisis mon téléphone portable et en déverrouille l’écran avant de le déposer sans ménagement sur la surface lisse et propre de la table de réunion, devant un Ethan visiblement surpris par ma réaction.

— Le message est bien de toi n’est-ce pas ?

Le jeune homme prend le temps de me dévisager tranquillement – ce qui me met sensiblement mal à l’aise – avant de reporter son attention sur l’écran du petit téléphone. Ses yeux parcourent rapidement le texto :

« J’ai été dur avec elle je sais mais c’est pour son bien, il faut qu’elle apprenne la désillusion avant qu’elle ne lui tombe dessus. Elle est trop douce, trop gentille, elle risque de se faire dévorer si elle ne s’endurcit pas. J’essaie juste de l’aider crois-moi. Et bien sûr que si j’ai pris le temps de vérifier son travail ! Ce n’est pas parce que je ne suis pas tout le temps derrière elle que je ne sais pas où elle est, ni ce qu’elle fait. Laisse-moi gérer mes problèmes s’il te plaît et occupe-toi des tiens, ok ? »

J’ai l’impression qu’une éternité ne s’écoule avant que le jeune homme ne se redresse enfin. Son visage n’affiche aucune émotion. Pas même une once de surprise. Ou d’inquiétude. Pas même une once de regrets…

Un flot de sentiments contradictoires inondent brusquement mon corps. Tellement de questions se bousculent dans mon esprit : pourquoi son message parle-t-il de « désillusion » ? L’a-t-il vécu comme le sous-entendait Marine vendredi soir au bar ? Pense-t-il réellement m’aider en agissant comme il le fait ou est-ce seulement une excuse apportée pour calmer le jeu ? Et me surveille-t-il réellement comme il le prétend ? Comment ? Mais je sais qu’aucune de mes questions ne trouvera de réponses. Pas pour le moment en tout cas… Pas au vu de l’expression impassible du visage du jeune homme.

— Oui, en effet, admet Ethan en venant à nouveau plonger son regard dans le mien, mais il n’était pour toi.

Je secoue la tête afin de me sortir de ma léthargie. Le regard d’Ethan continue de me fixer intensément, attendant visiblement une réaction de ma part. Je décide d’ignorer le ton froid et distant de l’interne, m’intimant sans doute intérieurement d’en rester là.

— Comment as-tu eu mon numéro ? demandé-je, prudente.

Visiblement contrarié, le jeune homme hausse les épaules.

— Ce n’est pas bien compliqué. Alexandra nous l’a donné à tous le premier jour de ton arrivée au cas où nous en aurions besoin. Mais je te le répète : ce message ne t’était pas destiné.

Je sens mes épaules se détendre légèrement. Oui bien sûr, cela parait logique…

— Alors ce n’est pas ta manière de t’excuser de te comporter comme un goujat avec moi ?

Ethan fronce les sourcils.

— M’excuser de quoi au juste ?

Je hausse les épaules.

— Je ne sais pas, de tout ça ? dis-je en écartant les bras. Des propos blessants que tu as pu avoir à mon intention ? De ton ton cassant ? De tout ça quoi ?

Ethan se lève brusquement de sa chaise et la surprise me fait reculer d’un pas.

— Je n’ai pas à m’excuser de te dire ce que tu mérites d’entendre.

Je reste un instant subjuguée. Subjuguée et profondément blessée. Des larmes naissant dans le creux de mes paupières et je dois cligner rapidement des yeux pour les refouler. Je refuse de laisser entrevoir quoique ce soit de ma détresse au jeune homme face à moi. Une lionne, tu as promis à Jess de devenir une lionne… songé-je, amère, pas un petit chaton ridicule, une lionne !

Comme s’il avait toutefois perçu le combat intérieur de mes sentiments, l’expression d’Ethan semble se radoucir subitement. Le jeune homme ouvre la bouche afin d’ajouter quelque chose mais je lève la main à son intention pour l’en empêcher, prenant soin d’éviter son regard. Je ne tiens pas à admettre une nouvelle fois ma défaite à lui…

— Laisse tomber… soufflé-je.

Heureusement pour moi, c’est ce moment précis que choisit la porte pour s’ouvrir à la volée, laissant entrer une Alexandra essoufflée.

— Désolé pour le retard, on avait une réunion surprise ce matin à la PUI et je n’ai pas pu vous prévenir avant.

La silhouette d’Ethan me frôle tandis qu’il gagne la porte de sortie puis disparait dans le couloir. C’est comme si du plomb venait de couler dans ma poitrine. Marine a tort : on ne se ressemble pas.

Alexandra m’adresse un large sourire auquel je suis bien forcée de répondre malgré ma détresse intérieure.

— J’espère que tu as pu te reposer comme il faut ma chérie parce qu’aujourd’hui est un grand jour. Le jour où je t’emmène découvrir l’autre versant du miroir.

La jeune femme cligne de l’œil et je mets quelques minutes à comprendre son sous-entendu, encore perdue dans mes pensées tumultueuses.

— Quoi ? C’est vrai ? demandé-je, abasourdie.

— Ethan m’a fait beaucoup d’éloges sur la qualité de ton travail. Il était même impressionné par ton efficacité. Et je dois dire qu’il n’est pas le seul alors, oui, je pense que tu es prête à passer de l’autre côté.

La nouvelle a le don de me remonter le moral. Enfin un peu de chance !

— Allez, viens, on y va !

J’emboîte le pas à ma supérieure en me retenant de toutes mes forces de sauter de joie. Nouveau secteur, nouvelle équipe ! Et je compte bien faire en sorte de me rendre indispensable cette fois-ci !

-

Je ne m’étais jusqu’ici encore jamais aventurée dans le couloir tout en longueur opposé à la double porte fermant l’accès au secteur A du service. Contrairement au secteur des entrées, ce dernier est bien plus long et lumineux, ponctué de nombreux renfoncements servant de salles d’attente aux murs baignés de larges baies vitrées laissant entrer la lumière un peu partout dans le secteur. Il y règne un calme bien plus agréable que dans le secteur A, un silence apaisant et bienvenu.

Nous ne croisons que deux infirmières et un aide-soignant nous adressant un sourire poli. Je vois Alexandra répondre à leur sourire, étonnée. L’ambiance est tellement différente de l’autre côté des battants. J’ai peine à croire que je me situe dans le même service que celui dans lequel j’évolue tous les jours depuis maintenant deux mois.

Nous avons parcouru une bonne vingtaine de mètres sur le lino propre et frais du couloir, lorsqu’Alexandra stoppe brusquement devant une porte à lecteur et plonge la main dans la poche de sa blouse pour venir insérer son badge dans la fente prévue à cet effet.

— Les internes du secteur B disposent de leur propre salle, m’informe-t-elle pour répondre à ma question silencieuse. Je viens assez souvent travailler ici. Je préfère cette salle à celle du secteur A, trop agitée et trop bruyante.

Je repense soudain à toutes les absences jusqu’ici inexpliquées de ma responsable. Alexandra ne disparaissait pas vraiment : elle travaillait simplement à une petite trentaine de mètres seulement, profitant du calme et de la quiétude du secteur B. Je sens une espèce de soulagement m’envelopper toute entière.

La porte s’ouvre en glissant sur le sol, révélant une salle – comme je m’y attendais – bien plus petite que celle du secteur A, mais disposant du même mur de baies vitrées en son fond. La pièce n’est occupée que par trois petits bureaux indépendants. Je ne suis pas étonnée de découvrir que Timothée et Hugo occupent déjà deux d’entre eux. Le premier se retourne dans notre direction, me lançant un large sourire de bienvenue. Encore quelque chose de différent par rapport au secteur A, songé-je.

— Alors ça y est, tu te décides à rejoindre « l’autre côté » de la Force ? s’amuse-t-il. Je savais qu’Ethan était intenable mais, avec ton tempérament bien trempé, j’aurai parié que tu tiendrais plus longtemps.

Je ne peux m’empêcher de rire devant tant d’« imprudence ».

— Je crois que j’ai besoin de « vacances », dis-je tout en mimant des guillemets dans l’air chaud de la pièce, sinon, c’est bientôt lui qui aura besoin d’un lit dans ce service quand je lui aurai planté mon stylo entre les côtes.

Tim ne peut retenir un rire franc. Même Hugo semble sourire à cette simple remarque. L’étau qui comprimait jusqu’ici ma poitrine se desserre tout à coup avec bonheur et j’ai pour la première fois l’impression de respirer enfin normalement. Je me sens bien. Bien mieux en tout cas que de l’autre côté de ces foutues portes avec Ethan, Marine ou encore Fred. Bien mieux avec ces deux internes que je ne l’ai jusqu’ici jamais été et l’idée de travailler en synergie avec eux me réchauffe le cœur. Alexandra semble aussi ravie par notre bonne entente.

— On va vous laisser terminer ce que vous étiez en train de faire, annonce-t-elle en déposant ses affaires sur le dernier bureau disponible. Je vais en profiter pour faire visiter le service à Laura, d’accord ?

Timothée acquiesce, imité dans son dos par Hugo.

— Parfait. Je te laisserai la prendre avec toi lors de tes visites cet après-midi Timothée pour qu’elle se familiarise avec les patients, ok ?

Je me fige. Une étrange impression de déjà-vu me noue à nouveau les tripes. Je me replonge dans les souvenirs de ma toute première visite et me sens me liquéfier sur place. Je n’ai pas envie de revivre ce moment… Non, jamais… Et je suis cette fois-ci bien décidée à plaider ma cause jusqu’au bout ! Mais le sourire radieux que me lance Timothée a le don de geler ma conviction dans son œuf.

— Avec plaisir ! [Puis, se tournant vers moi] Ne t’inquiète pas, je ne suis pas un tortionnaire contrairement à Ethan !

Je réponds timidement à son sourire.

— Tu nous la ramènes pour déjeuner ? interroge le jeune homme à l’intention d’Alexandra.

Cette dernière acquiesce.

— Promis.

— Parfait !

Non sans m’adresser un dernier clin d’œil complice, Tim se replonge dans la rédaction de ses comptes rendus.

***

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