[3] La lionne en moi (6/7)

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[6.]

Vendredi,

Je m’arrange pour éviter à tout prix de croiser Marine durant tout le reste de la semaine et celle suivante, fuyant les staffs du matin en prétextant des entrées urgentes à régler ou des sorties à préparer et préférant des déjeuners en solitaire enfermée dans la salle de repos de la pharmacie intérieure, tant et si bien que fin Novembre pointe le bout de son nez sans que je n’ai eu à tenir la moindre – même infime – bribe de conversation avec l’interne.

Les jours se suivent, défilent et se ressemblent à l’infini. Les dossiers sont finalement plus ou moins les mêmes d’une semaine sur l’autre et je commence à m’ennuyer, regrettant finalement l’absence de conversations de la salle de réunion de la PUI. Au-dehors, le temps maussade n’arrange pas mon humeur et chaque jour raccourcissant un peu plus que le précédent rend le travail long, monotone et désagréable.

Il fait à nouveau nuit noire à travers les grandes baies vitrées de la salle des internes. Je consulte l’écran de mon téléphone portable en faisant défiler les derniers messages échangés avec Alexandra.

« Retrouve-moi dans cinq minutes en haut que l’on puisse faire le point toutes les deux »

Cinq minutes… Je lance un regard en biais à l’horloge accrochée au-dessus de la porte d’entrée. Voilà bien vingt minutes déjà que je patiente sur ce siège. Je soupire en étirant souplement mon dos meurtri par ma séance de pilâtes de la veille. Alexandra et moi avons une notion bien différente de la ponctualité.

Un déclic annonce que la porte vient de se déverrouiller. Je sens mon cœur battre à tout rompre au fond de ma poitrine. Alexandra ? Je me prends à espérer de tout cœur que ça soit elle car je n’ai aucune envie de tenir la conversation à Marine ou Ethan. Malheureusement – ou heureusement pour moi, je ne sais pas trop -, ce n’est aucune de ces trois personnes qui fait irruption dans la vaste salle. Claire et Maude échangent un regard à la fois surpris et enthousiaste en me voyant.

— Mince alors ! Une revenante ! ricane la belle blonde. Après ce qu’il s’est passé l’autre jour et ta réaction envers Ethan, on a bien cru que tu avais demandé à changer de service !

Je ne sais trop quoi penser de la tournure prise par la conversation. Je fais la moue en observant la jeune femme. Serait-elle en train de me faire un reproche dissimulé ? Les traits du visage de l’interne changent pourtant brusquement, affichant désormais une mine inquiète et attristée.

— Bon sang Laura ! Cela fait presque quinze jours que tu es portée disparue ! Personne ne t’a croisée au self ou en service depuis ton altercation avec Marine et pfft ! Du jour au lendemain, plus de nouvelles, pas de messages, pas même un bonjour le matin ou un au revoir le soir ! Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Tu vas bien au moins ?

— Euh… je…

Je sens mon cœur se serrer au fond de ma poitrine. Bien que j’ai eu tout le loisir ces derniers jours passés seule de me préparer au mieux à cet instant où je devrais tôt ou tard fournir une explication à Maude, Timothée et Claire, je ne parviens pas à me remémorer la moindre phrase de mon discours pourtant si savamment préparé et j’accueille l’ouverture de la porte de la salle avec un bonheur démonstratif. Alexandra nous observe toutes tour à tour avant de nous adresser chacune son célébrissime large sourire convivial.

— Contente de vous voir enfin toutes réunies les filles ! Ça fait plaisir de voir que vous recommencez enfin à travailler ensemble !

Je vois Claire me lancer un regard en biais avant de se détourner pour venir prendre place sur l’un des ordinateurs de service et commencer à composer la rédaction de l’un de ses nombreux comptes rendus de l’après-midi.

— Ou pas.

L’enthousiasme d’Alexandra semble s’évaporer en même temps que toute la tension accumulée dans la pièce. Elle hausse les sourcils, son visage se tordant en une moue dubitative.

— Bon ! finit-elle par lâcher en venant déposer ses affaires près de moi. Et si on s’occupait de ces entrées, hein ?

Malgré toute ma bonne volonté, je ne parviens pas à répondre au sourire sincère de ma responsable. Sept heures sonnent au loin lorsque nous terminons enfin mon rapport du jour. Après quelques brefs remerciements de circonstance pour la qualité de mon travail et un rapide « Bon weekend ! » souhaité en secouant la main à mon intention dans l’encadrement de la porte, Alexandra s’éclipse furtivement dans les couloirs. J’attends que le battant se soit refermé en émettant le « clic » caractéristique pour rassembler mes affaires.

— Tu as quelque chose de prévu ce soir ?

— Hum ?

La voix de Maude me tire hors de ma concentration. Je relève la tête dans sa direction, intriguée. La jeune femme m’adresse un sourire poli.

— Ça te dirait de venir manger chez nous ? Claire n’est pas un si mauvais cuistot que ça et ça nous ferait plaisir de t’avoir à dîner.

— Je ne suis pas sûre que cela soit une bonne idée, fais-je remarquer en repensant aux derniers évènements ayant ébranlés ma présence dans le service.

Un éclat de tristesse passe brièvement dans les yeux de la jeune femme.

— Je suis sûre que Claire ne t’en veut pas réellement tu sais. Elle est seulement vexée que tu ne sois pas venue nous parler de… enfin, tu sais… de tes « ennuis » avec Ethan et Marine avant. Mais je sais qu’elle te comprend et qu’elle comprend aussi pourquoi tu ne tiens plus à venir en service avec nous. Laisse-lui juste un peu de temps pour digérer ça et tout ira mieux tu verras.

Je cesse mon mouvement pour essuyer furtivement une larme menaçant de s’écouler au coin de mon œil. C’est si frustrant ! Tout le monde semble savoir ce que je ressens alors que je ne saurais pas moi-même l’expliquer. Comment est-ce possible ?

— Ça te ferait du bien de sortir un peu, poursuit Maude. On pourrait se mater un film rien que toutes les trois ? T’en dis quoi ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Une bonne vieille SF ? Un film d’horreur ? Il y a une comédie romantique apparemment assez sympa sortie récemment et…

Un léger rire s’échappe de ma gorge. Maude sursaute de surprise. Je renifle en essuyant une nouvelle larme et me tourne dans sa direction, un sourire timide aux lèvres.

— La SF me convient bien, ça serait super.

Maude me rend un sourire soulagé.

— Alors va pour la saga SF ! Rien ne vaut une bonne vieille soirée entre filles pour se sortir de ses idées noires !

La jeune femme se lève de son siège afin d’attraper sa veste sur le dossier.

— C’est Ethan qui est de garde ce weekend, précise la grande brune tout en enfilant sa veste en jean par-dessus ses frêles épaules, j’ai quelques dossiers à lui apporter avant de partir puis je n’ai qu’à t’emmener si ça te va ? On récupèrera ta voiture demain matin, elle est en sécurité sur le parking de l’hôpital au moins.

Je hoche la tête afin de lui signifier mon assentiment.

— Parfait, alors attends-moi…

Le portable de l’interne se met à vibrer sur son bureau. La jeune femme émet un grognement de protestation en consultant l’écran.

— Merde, c’est Tim. Il aurait besoin d’un second avis sur un dossier. Ça te dérange si je vais juste y jeter un coup d’œil avant qu’on ne parte ? ajoute-t-elle en redressant la tête à mon intention.

Je secoue la tête.

— Bien sûr que non, c’est bon vas-y. Je… [J’hésite à poursuivre sur ma lancée] Je peux essayer de trouver Ethan pour lui donner tes dossiers si tu veux. Ça te fera gagner un peu de temps.

— C’est vrai ? s’étonne la jeune femme, visiblement interdite par ma proposition. Tu ferais ça pour moi ? Ça serait super oui merci !

Je souris doucement.

— Mais oui bien sûr ! On ne s’entend peut-être pas au quotidien Ethan et moi mais on est quand même capable de civisme. Lui apporter des dossiers ne devrait probablement pas être un problème.

Maude ricane.

— Si seulement… Bon, tiens, ce sont ces dossiers-là. [La jeune femme me tend une pile de cinq pochettes impeccablement bien rangés] Ce sont nos sorties potentielles du weekend à Claire et moi. Si tout va bien, il devrait être en secteur A.

Je hoche la tête.

— Bien, alors, à tout à l’heure ! Souhaite-moi bonne chance ! ironisé-je toutefois en passant la porte de la salle des internes.

J’entends Maude rire dans mon dos avant que le battant ne se referme en claquant.

-

Si remonter en service au risque de recroiser Marine dans les couloirs était déjà une épreuve pour moi, l’idée de devoir reparler avec Ethan Barbier semble bien au-dessus de mes forces. Je reste stupidement plantée devant l’interrupteur d’ouverture du secteur A pendant ce qui me semble être une éternité, me forçant à inspirer et expirer correctement tandis que je fixe la minuscule LED verte à travers l’opercule.

L’ouverture automatique des battants m’arrache un sursaut de surprise, me sortant brusquement de ma contemplation silencieuse. L’infirmier m’adresse un froncement de sourcils méfiant tout en passant près de moi. Je lui offre mon plus beau sourire timide avant de me glisser à mon tour précipitamment entre les portes sur le point de se refermer.

Je traverse le couloir du secteur avec une lenteur excessive, le cœur battant à tout rompre au fond de ma poitrine, tentant de retarder le plus possible mes retrouvailles avec l’interne. Faites qu’il soit de bonne humeur… Je vous en supplie : faites qu’il soit de bonne humeur ! Car ce que je redoute le plus mises à part les explications que je dois au jeune homme et qu’il se fera sans doute un malin plaisir à me soutirer de gré ou de force, c’est une discussion avec un Ethan maussade et renfrogné. Je ferme à nouveau les yeux afin de me forcer à inspirer et expirer profondément. Tout va bien se passer. Allez Laura, ça va aller !

J’aurais aimé ne pas parvenir à mettre la main sur le jeune homme et être obligée de laisser – faussement à contrecœur – les dossiers au premier infirmier de garde venu mais, exactement comme le supposait Maude, je trouve Ethan au fond du couloir du secteur A, occupé à consulter le dossier d’une entrée de l’après-midi même. Je me fige subitement, hésitant quelques secondes sur la marche à suivre. Dois-je m’avancer et lui laisser simplement les documents avant de repartir sans lui adresser le moindre mot – ce qui éviterait sans nul doute une discussion affreusement gênante et une dispute à la clé – ou m’annoncer afin de limiter les risques ? Au terme de la plus longue minute de toute mon existence, je finis par choisir de me racler nerveusement la gorge, préférant ne pas risquer de prendre l’interne par surprise.

Le jeune homme redresse la tête, brusquement interpellé par ma présence. Je me sens rougir lorsque ses yeux me détaillent sans ménagement des pieds à la tête. Pourtant, je ne porte aujourd’hui rien de plus qu’un jean et un pull finement ouvragé. Mais c’est comme s’il me redécouvrait à nouveau pour la première fois et la façon dont il me reluque ouvertement me met tout à coup très mal à l’aise.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Le ton du jeune homme ne laisse rien présager d’amical de sa part. Je tente donc de maîtriser les diverses émotions dans ma voix tandis que je m’approche pour déposer les dossiers près de lui.

— Juste te déposer ça avant ta garde. C’est Maude qui m’envoie, m’empressé-je d’ajouter en évitant soigneusement son regard. Ce sont ses sorties prévues pour le weekend et celles de Claire. Elle pense que cela pourra t’être utile.

Le silence écrasant qui accueille mes propos m’arrache un long frisson. J’imagine qu’il est parfaitement inutile que je relève la tête, la froideur émanant d’Ethan à mon égard en disant déjà bien assez long sur ses pensées pour que je ne prenne la peine de croiser son regard sombre.

— Bon, eh bien, sur ce… Bon weekend.

Je pivote sur mes talons et m’apprête à rebrousser chemin en direction du hall où doit déjà certainement m’attendre Maude lorsqu’une voix rauque me rattrape :

— Merci. Ça fait plaisir de te revoir en service Miss.

Je me retourne pour faire face à l’interne et hausse les sourcils, à la fois perdue et impressionnée. Merci ?! Miss ?! Quoi ?! J’ouvre la bouche à la recherche de mots que je ne parviens pas à trouver, penaude. Ethan Barbier vient-il réellement de prononcer ces paroles ? Le jeune homme sourit doucement devant mon air déboussolé.

— Je constate que même si tu ne sembles pas me « supporter », tu fais quand même l’effort de continuer à essayer de travailler avec moi.

Je hausse les épaules.

— Je n’ai pas vraiment le choix n’est-ce pas ? Tu l’as dit toi-même : que je le veuille ou non, on va devoir travailler ensemble pendant les dix prochains mois au moins.

Le visage d’Ethan prend une expression étrange.

— Et puis, ajouté-je pour détendre l’atmosphère, si ça peut me permettre d’avoir un autre somptueux et inattendu « merci » de ta part, je vais sans doute faire un effort.

Il sourit et je ne peux que répondre à ce sourire.

— Bonne chance pour ta garde, lancé-je, mettant ainsi fin à notre discussion.

Il hoche la tête et je prends sa réaction comme une approbation à mon départ. Je pivote sur mes talons pour enfin rejoindre Maude dans le hall. Mais toute cette angoisse contenue rend mon corps raide et maladroit et mes jambes refusent tout bonnement de m’obéir. Mes piètres capacités à marcher avec des talons beaucoup trop hauts pour moi associés à la fatigue fait que je perds momentanément l’équilibre. Je pense m’écrouler piteusement sur le sol en maudissant définitivement cette mauvaise journée lorsqu’une main attrape mon poignet pour me retenir de justesse. J’atterris maladroitement contre un torse au parfum entêtant, entre des bras à la musculature sèche et travaillée. Je me dégage rapidement.

— Excuse-moi, bafouillé-je, très certainement pivoine désormais.

Un sourire amusé étire les traits du jeune homme. J’époussette machinalement mes vêtements légèrement froissés du revers de la main. Ethan m’observe toujours de ses impressionnants yeux noirs et je ne parviens pas à détacher mon regard du sien. C’est comme si j’étais…

Nos corps sont si proches l’un de l’autre, nos visages si intimes. Je peux sentir nos souffles chauds s’entremêler dans l’air lourd autour de nous. Ethan semble hésiter un instant, fronçant les sourcils. L’écho mécanique de l’ouverture de la double porte automatique nous sort tous deux de notre léthargie. Un frisson parcourt mon corps tout entier.

— Euh… je… je dois y aller.

Alors que je m’apprête à nouveau à pivoter sur mes talons en priant intérieurement pour avoir plus de succès cette fois-ci, les doigts d’Ethan attrapent ma main. Il se penche pour y déposer un chaste baiser. Une série de frissons électrisent ma peau à l’endroit où ses lèvres effleurent le dos de ma main. Je me fige, interloquée.

— Bon weekend à vous également Mademoiselle.

Aucun doute, mon visage doit dorénavant avoir la même couleur que l’horrible peinture rouge des murs du secteur. Je secoue la tête. Je dois vraiment quitter cet endroit, tout de suite ! Je fais quelques pas en arrière afin de prendre un peu de distance avec l’objet de mon tourment intérieur et manque heurter à nouveau l’infirmier de garde. Ce dernier émet un grognement de protestation et je crois vaguement discerner un « Fais donc attention ! » auquel j’adresse de faibles excuses avant de prendre la poudre d’escampette. Il faut que cette journée se termine, et tout de suite !

Lorsque je rejoins Maude dans le hall, je suis essoufflée. Essoufflée et soulagée. La jeune femme ouvre de grands yeux surpris.

— Ça semble s’être encore une fois bien passé, non ? ricane-t-elle en quittant l’écran de son téléphone des yeux.

Tu n’as pas idée… songé-je.

— On peut y aller ? demandé-je à mon tour en m’efforçant de reprendre mon souffle.

Maude m’adresse un sourire.

— Allez viens ! Allons se changer un peu les idées !

***

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