[5] A la croisée des serments (4/7)

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[4.]

En rouvrant les yeux, je comprends immédiatement au drap sec et parfumé au menthol que je suis allongée sur l’un des nombreux lits de l’hôpital. Je grogne en sentant le matelas dur sous mon dos.

— Ne bouge pas, ordonne une voix près de moi.

Je grommelle quelque chose de parfaitement inintelligible pour exprimer mon mécontentement. Les yeux toujours mi-clos, je sens la pression d’un brassard s’intensifier autour de mon bras avant de se dégonfler presque aussi rapidement au rythme de l’ouverture de l’écoutille du ballonnet. Je papillonne un instant des paupières afin de me réaccoutumer à la lumière environnante. La plupart de mon corps refuse encore de me répondre, mollement affaissé sur les draps blancs et froissés du lit.

J’abandonne rapidement ce triste constat pour reporter mon attention sur ma main, qui repose également avec inutilité sur le pan d’un jean clair presque beaucoup trop large pour les fines jambes en-dessous. Penché en avant, les sourcils froncés par la concentration nécessaire au décompte de mes pulsations cardiaques, Ethan resserre un peu plus la pression de ses doigts sur mon poignet. Je grimace en sentant mon corps pris d’un brusque frisson. Les sourcils d’Ethan se froncent encore davantage, intensifiant le noir de ses prunelles sous ses cils.

— Tu t’es évanouie, croit-il bon de m’informer en retirant le brassard autour de mon bras, visiblement satisfait par mon résultat.

Je ferme les yeux et pose une main sur mon front afin de réassembler mes pensées en des propos cohérents.

— Je sais et je te jure que ce n’est absolument pas à cause du bloc de ce matin.

Chose assez surprenante, Ethan se contente de hocher la tête.

— Je te crois. Je pensais plutôt à un gros coup de pression ou à une hypoglycémie. Tu n’as rien mangé à midi et tu as subi un choc assez important. Ton corps n’a pas supporté et tu as décompensé.

— Grmbl…

Je grogne à nouveau en sentant le rouge me monter aux joues. Petite nature… Comme s’il avait lu dans mes pensées, un sourire goguenard illumine le visage d’Ethan tandis qu’il s’applique à ranger son matériel dans le chariot à ses côtés. Profitant de ce détournement d’attention bienvenu, je force toutes mes connexions neuronales et retire souplement mon bras de sa jambe afin de me redresser sur mon séant. Ethan me lance un coup d’œil à la fois prudent et étonné. J’ai la tête qui tourne et le cerveau encore un peu embué mais, après avoir cligné plusieurs fois des yeux, le trouble qui obstruait ma vue s’estompe et je balance rapidement mes jambes par-dessus le matelas en m’étirant.

— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquiert Ethan en fronçant à nouveau les sourcils.

— Eh bien… Je suis réveillée – enfin, je crois -, je me sens beaucoup mieux et je ne vais donc pas tarder à me lever pour quitter cette pièce, expliqué-je en m’apprêtant à joindre le geste à la parole.

La main d’Ethan vient m’arrêter dans mon élan.

— Ah ah !

Son éclat de rire me fait sursauter de surprise. Ce n’est pas tout à fait le type de réaction de sa part à laquelle je m’attendais…

— Hors de question. Tu devrais rester encore un peu assise, il faut le temps que ta pression sanguine se rééquilibre.

Ah ! C’est déjà mieux ! Je lève les yeux au ciel. Bien sûr que je sais que ma pression sanguine a besoin de temps, mais c’est un temps dont je ne dispose pas. Entre l’accident dans la chambre trois, la convocation dans le bureau de Linois puis mon évanouissement, j’ai perdu de précieux instants sur mon planning pourtant initialement parfaitement ajusté. Un ricanement amer résonne dans l’air autour de nous.

— Je te sauve la mise et c’est comme ça que tu me remercies ? raille Ethan en haussant un sourcil à mon encontre.

— Tu es culotté ! le corrigé-je, je t’ai sauvé la mise tout à l’heure, quand on était encore coincés tous ensemble à cause d’une erreur que vous avez commise toi et Hugo !

Je regrette immédiatement mes propos. Le regard d’Ethan se voile tandis qu’il détourne les yeux. J’ai parlé beaucoup trop vite. C’était mesquin. Et bien au-delà de mon comportement habituel… Ma conscience me foudroie du regard, les mains posées sur les hanches, et je ne peux que déposer les armes sur le sol : cet hôpital est en train de me changer complètement, et dans un sens que je n’avais encore jamais imaginé possible. Je me mords la lèvre.

— Je suis désolée, je n’aurais pas dû dire ça, m’excusé-je en baissant les yeux.

— Je n’avais pas besoin de toi, je m’étais déjà sauvé tout seul, répond simplement Ethan en haussant les épaules.

Sa voix est froide, distante. Il est blessé. Je l’ai blessé. Je prends le temps de contempler mes genoux en silence. Le pense-t-il vraiment ? Les deux garçons ne craignent-ils vraiment plus rien ? J’en doute encore… Rien que l’idée de ce qu’il pourrait risquer me donne la nausée. Les sombres prunelles d’Ethan prennent soudain une lueur attristée.

— Mais c’était sympa de ta part, finit-il par ajouter face à mon silence.

Je redresse la tête, plongeant mon regard dans ses yeux aussi sombres que la nuit. C’est étrange comme une seule personne peut vous démunir à ce point…

— Tu sais tout à l’heure, quand tu m’as demandé pourquoi j’avais fait un truc aussi stupide ? Eh bien, je n’ai pas réellement réfléchi. Ça s’est fait tout seul, comme ça. Je n’ai absolument pas pensé au fait qu’il pourrait y avoir des conséquences pour moi.

— C’est donc bien ce que je disais : complètement stupide, réplique Ethan tout en terminant de ranger méticuleusement les affaires de soins.

Je me renfrogne. Bien entendu, toutes les excuses du monde ne pourraient pas être mieux accueillies… Mes doigts se crispent douloureusement au creux de ma paume. Poussant un soupir, Ethan vient poser une main sur mon poignet pour le presser doucement.

— Mais ça ne veut pas dire que ce n’était utile, alors merci. Tout le monde ne l’aurait pas fait.

Je secoue la tête en souriant. La pression de mes ongles sur ma peau se détend doucement. Ethan semble s’apaiser également face à moi. La synergie de nos deux corps est étonnante et profondément perturbante…

Et visiblement, pas que pour moi… Le jeune homme se racle la gorge en claquant ses mains sur ses cuisses, me faisant sursauter.

— Bon allez, debout. On a encore du boulot. Attends, je vais t’aider.

Il tend une main dans ma direction pour m’aider à me mettre sur pieds et je l’accepte avec joie.

— Une, deux… trois !

Je me hisse difficilement sur mes jambes encore fragiles. A peine ai-je posé mes pieds sur le sol en lino de la chambre vide que je sens le paysage se troubler à nouveau autour de moi.

— Ça va ? demande Ethan en m’observant.

Je hoche la tête en posant une main sur le matelas derrière moi pour me stabiliser. Mais il n’en faut pas plus pour que mon propre corps choisisse de me trahir en s’affaissant. Je me retiens de justesse en tendant une main en direction d’Ethan, sur la défensive. Un bruit mat retentit sur le sol à mes côtés.

— Tu es sûre que…

— Donne-moi juste une minute, le temps que ça passe s’il te plaît, insisté-je.

Le jeune homme ricane.

— Au moins tu ne repousseras pas la prochaine barre de céréales que je t’apporterai avec autant de dédain que la première fois, hein ?

Je grimace en me retenant de lui envoyer un coup de coude dans les côtes.

— Bon, très bien, finit par concéder Ethan en haussant les épaules, je t’attends en salle des internes si tu veux.

— C’est ça… grommelé-je.

Pivotant sur ses talons, le jeune homme gagne la sortie d’un bon pas. Un objet brillant sur le sol attire soudain mon attention. Je me penche en avant pour ramasser le petit truc visiblement échappé de la poche de sa blouse.

— Attends Ethan ! Tu as oublié ç…

Je n’ai pas le temps d’achever ma phrase, la main de l’interne se referme prestement autour de la plaquette métallique entre mes doigts. J’observe le jeune homme d’un air hébété. L’étrange façon dont il me regarde à présent me fait frissonner. Comme si je venais de percer à jour le secret le mieux gardé en ce monde. Comme si ce secret était une question de vie ou de mort. Comme si sa propre vie en dépendait.

— Merci, répond-il sèchement.

Trop tard. Mon cerveau a déjà fait toutes les connexions et je ne peux m’empêcher de regarder le petit morceau de blister froid et brillant désormais solidement enfermé au creux de sa paume. Des médicaments ?! Je secoue la tête afin de reprendre place dans le monde réel. Ethan fronce les sourcils.

— De rien, parvins-je enfin à souffler, toutefois un peu décontenancée par la situation. Mais, pourquoi tu te promènes avec…

— On se voit plus tard ? On doit tous les deux avoir pas mal de travail qui nous attend, non ?

J’observe un instant les yeux assombris d’Ethan. Il ne veut pas en parler. Soit… Avec un soupir, je hoche la tête et le contourne afin de gagner la sortie. Mince, c’était quoi ça ?

Je m’apprête à franchir le seuil lorsqu’une voix dans mon dos m’arrête subitement.

— Laura ?

Je me fige. Bordel de merde ! Quoi encore ?! La main toujours posée sur l’encadrement de la porte, je m’efforce de lever vers Ethan un regard dénué de toute émotion. L’interne s’approche à nouveau et je peux au contraire déceler dans ses sombres prunelles une lueur attristée. Un instant, mon cœur se met à battre plus fort au fond de ma poitrine, balançant sourdement entre la crainte d’une menace et celle d’une confession que je ne me sens pas prête à entendre. Mais ce n’est pas le cas je le sais et rien que le fait d’en avoir eu même une vague idée me révolte contre ma propre façon de penser…

— Tiens-moi au courant pour ton état cet après-midi. Envoie-moi un message si tu te sens mal à nouveau, ok ?

Je dois retenir mes épaules de s’affaisser. Un sourire timide étire mes lèvres.

— Oui, ne t’inquiète pas, merci.

— De rien. C’est le moins que je puisse faire après t’avoir entraînée dans une telle galère.

Ethan sourit à son tour avant de s’éloigner à nouveau en direction du couloir. Je le regarde hésiter, se retourner, se raviser en chassant l’air de sa main et enfin disparaître sans un mot : j’ai encore bien trop de mal à croire tout ce que je viens de vivre…

Tout en retraversant à mon tour le couloir menant au service de cardiologie, je sens un pincement m’étreindre la poitrine. La nouvelle de l’arrêt cardiaque de la patiente de la trois n’a pas vraiment tardé à faire le tour du service et il devient presque impossible d’ignorer les chuchotements sur mon passage. Notre convocation dans le bureau du docteur Linois non plus n’est pas passée inaperçue. On aurait annoncé le crash d’un avion que le résultat aurait sans doute été le même…

Le regard méfiant que me lance chacune des infirmières que je croise dans le service me rappelle douloureusement ma piètre situation et lorsque je franchis la porte de la salle des internes, c’est pour trouver une Alexandra tout aussi morose malgré mes bras chargés des derniers dossiers traités avant mon départ. Bien entendu, la nouvelle de ma convocation aux côtés d’Ethan et Hugo dans le bureau du cardiologue en charge du secteur A est parvenue jusqu’à elle en se répandant comme une traînée de poudre à canon dans tout le service. Je m’approche donc prudemment, consciente que la moindre étincelle pourrait embraser la bombe à retardement face à moi. Et l’inévitable ne tarde d’ailleurs pas à arriver…

— Tu sais ce que je déteste encore plus que l’idée d’avoir à réprimander la meilleure externe que je n’ai encore jamais eu dans ce service pour son comportement totalement irrationnel ?

La voix de ma supérieure est sèche, piquante, et je ne peux m’empêcher de frissonner. Alexandra pivote lentement dans ma direction afin de me faire face, plantant son regard glacial dans le mien. Il est presque sept heures sur l’horloge positionnée au-dessus de la porte et je suis exténuée et affamée mais je parviens à soutenir son regard empli de colère sans défaillir.

— Alors ?

Je secoue la tête tristement.

— L’idée d’avoir à réprimander la meilleure externe que je n’ai encore jamais eu dans ce service pour son manque de confiance en moi ! Pourquoi n’es-tu pas directement venue me parler de tout ça tout à l’heure après ta convocation ? Où étais-tu passée pendant toute cette fin d’après-midi ? J’aurais sincèrement préféré apprendre tout ce qu’il s’était passé par toi plutôt que par des… [Elle esquisse un geste dans l’air] des babillages inutiles et des commérages aberrants de couloir !

Je baisse le regard, non sans un bref coup d’œil en arrière. Assise devant un long compte-rendu post-opératoire visiblement éreintant, Claire me lance un regard compatissant.

— Non mais tu te rends compte de la situation dans laquelle tu m’as mise ? Qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête, hein ?

Devant son évidente irritation emplie de reproches, je n’ai d’autres choix que de reporter mon attention sur ma supérieure.

— Je suis désolée, murmuré-je. J’aurais dû venir t’en parler oui.

La jeune femme lève les yeux au ciel, exaspérée.

— Bien sûr que tu aurais dû venir m’en parler ! Je suis ta responsable, il est de mon devoir de savoir ce genre de choses ! Et de pouvoir trouver des solutions à ce genre de problèmes s’il y en a ! Alors dis-moi maintenant, que s’est-il passé exactement ?

La porte s’ouvre dans notre dos, laissant entrer Marine et Timothée. Les deux internes nous lancent un regard intrigué et je sens mes joues rougir de honte. Ignorant l’air à nouveau compatissant qui s’étire sur leurs visages respectifs, je plonge à contrecœur mon regard dans celui de ma responsable.

— Je t’en prie, plaidé-je dans un chuchotement, ne t’énerve pas. C’était une erreur ! Une erreur stupide ! Hugo est crevé. Il a enchaîné pas moins de trois gardes en deux mois et il est à bout. Je n’avais pas encore eu le temps de passer voir cette patiente pour faire un compte-rendu et… Et je crois que j’ai fait une terrible bêtise ensuite… Mais ce qu’il s’est passé est en partie de ma faute… Si je n’avais pas été au bloc ce matin, tous les patients du secteur A auraient été faits et il n’y aurait pas eu de problèmes ! Je suis désolée, vraiment désolée !

Je dois retenir les larmes qui menacent de toutes mes forces. Je ne peux pas craquer, pas encore une fois. Cela me ferait passer pour faible et je ne le suis pas. Du moins, plus. Je n’ai pas le droit de m’effondrer maintenant. Alexandra pousse un long soupir en ouvrant les bras afin que je vienne m’y blottir. Ce que je m’empresse faire malgré tout le monde autour de nous.

— Chut… Ça va aller… murmure-t-elle, ne t’inquiète pas.

— Fred a dit qu’il allait en parler à mes supérieurs Alexandra, plaidé-je à mi-voix en m’écartant pour lui faire face à nouveau.

Je suis ta supérieure, me rappelle sagement la jeune femme. Et je vais te couvrir pour cette fois mais sache que ça ne doit plus se reproduire. Plus jamais, tu m’entends ? A l’avenir, s’il se passe quoi que ce soit je veux être au courant directement d’accord ? Sans mensonge ou omission d’informations. C’est clair ?

— Clair, approuvé-je, lasse et épuisée.

— Parfait. Allez, file donc te reposer ! Je vais terminer de remplir ces dossiers à ta place. Tu as besoin de faire une pause…

Je souris fébrilement en hochant la tête. La jeune femme me fait un signe en direction de la porte et j’acquiesce, déposant tous mes dossiers sur le bord de son bureau avant de pivoter sur mes talons. Juste avant de sortir, je lance un dernier regard en direction de ma supérieure. La jeune femme me lance un sourire timide et je comprends qu’elle n’est plus fâchée. Et, quelque part, cela me rassure car je n’aurais probablement pas supporté la perte de mon unique allié dans ce combat…

***

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