5. Reflet

5 minutes de lecture

Le reflet de son visage était toujours imprimé dans mon esprit.

J’arrivais à imaginer parfaitement chaque parcelle de son visage, chaque pli de ses retroussements de lèvres, la brillance de ses yeux pétillants tirés en amende, toutes les nuances de marron de sa chevelure. Ces détails me réconfortaient. L’imaginer avec tant d’insistance m’aidait parfois à trouver le sommeil, à insuffler de la vie et du courage à mon âme brisée.

Ces images de lui que produisait sans cesse mon esprit étaient surtout alimentées par les multiples photos que j’avais de lui. Toutes dissimulées dans une boîte, soigneusement rangée à l’intérieur d’une trappe, indistingable à première vue, au sol de ma chambre.

Là-dedans, plusieurs autres souvenirs de lui s’y trouvaient.

Il était si ancré en moi que, lors de mon périple jusqu’au restaurant, chaque homme qui avait de loin la même silhouette que lui m’apparaissait d’abord sous ses traits. J’en étais effrayée et j’avais cru perdre mon cœur en cours de route.

Enfin arrivée, la cadence de mes battements de cœur ne cessait d’accélérer, cognant contre tout mon abdomen, jusqu’aux tripes avec violence. Mais je savourais ces sensations avec délectation. J'étais addict à toutes les cascades sensorielles qu'il déchaînait en moins. Je découvrais la sensation de vivre pleinement et en savourais chacun des souffles ou frémissements.

C’était lorsque j’arrivais devant le restaurant que je voyais se dresser sous mes yeux cette image qui m’avait totalement retournée, réveillant ce démon que j’ai réprimé tout ce temps, presque toute ma vie.

Une fille. Une jeune femme, un peu plus âgée que moi et même de lui, à la chevelure flamboyante, les étoiles pleins les yeux, la bouche en cœur et à l’expression toute béate se tenait devant lui, alors qu’il lui parlait. Je ne voyais pas son visage, comme j'étais dos à lui mais je le connaissais par cœur. J’avais passé des journées entières à l’observer. De derrière, je devinais déjà son regard bienveillant. Et sa manie de courber légèrement le cou lorsqu’il s’adressait à quelqu’un. Il était comme ça avec moi aussi.

Alors je n’étais pas unique à ses yeux ?

Ce spectacle finissait de m’achever alors que cette individue enlaçait l’objet de mes désirs, le seul et unique amour de ma vie, celui qui allait devenir mon mari et le père de mes filles, avant de sceller ses lèvres contre les siennes. Et il n’était aucunement gêné par ce contact et approfondissait même leur baiser.

C’était déjà trop pour moi. Des milliers de craquement résonnaient en moi. Cette vision d’horreur resta gravée dans ma mémoire. Et encore aujourd’hui, dans ma voiture détruite, j’aperçois avec la même netteté le reflet de ces deux amants en train de s’embrasser se réfléchir contre mes yeux. Et encore une fois, même plus de vingt ans plus tard, je suis saisie par la rage et d’un immense sentiment d’injustice. J’en crache même du sang.

Machinalement, je m’étais retournée pour quitter cette scène de crime.

J’étais définitivement morte. Plus aucun de mes sens ou muscles ne voulait me répondre et fonctionner. Je restais plantée là, alors que la vie se poursuivait autour. Qu’est-ce j’allais faire à présent ? Qu’est-ce que j’allais devenir, maintenant que mon sang était à jamais empoisonné par cette image cauchemardesque ?

Me jeter sur les rails sur RER ? Me noyer dans la Seine ?

J’étais partagée. J’avais en une seconde envisagé de mettre fin à ma vie pour faire taire ces terribles douleurs qui me submergeaient de partout.

Comment les gens pouvaient se contenter de voir leur amour heureux sans qu’ils n’en soient la cause directe ? Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Pourquoi lui ? Qu’est-ce qui m’attirait tant chez lui ? Mais surtout pourquoi MOI ? Pourquoi l’aimais-je à en crever ?

J’abattais mes mains contre mes joues qui étaient trempés de mes larmes sans que je ne m’en rende compte. J’y enfonçais mes ongles, espérant que la douleur physique prenne le dessus sur celle qui m’avait mise en morceau tantôt.

— Sofia ! C’est toi ?

— Sofia ? Qui est-elle ?

Sa voix, c’était la sienne, oui !

Mais comment relever la tête vers lui alors que j’avais les yeux rougis et embués, le visage bouffi, les joues rosés au maximum, parsemées de marques de griffures ?

— Bah alors Sofia, je ne savais pas que tu te baladais souvent par ici. Sofia ?

Je passais un coup de manche contre mes paupières et camouflais davantage mon visage avec mon écharpe pour me retourner timidement vers lui. Et cette pute.

Son regard était éclatant. Elle était amoureuse et joyeuse, tenant fermement bras de mon bien-aimé contre elle. Comment elle pouvait ? Pourquoi elle ? Qu’avait-elle de si particulier ?

La lumière des réverbères se reflétant contre son visage et surtout ses cheveux faisait ressortir leur flamboyance. Qu'elle était belle…

Et lui aussi, qu’est-ce qu’il était magnifique. Et son sourire… était-il ravi de me revoir ?

— Alors, qu’est-ce qu’elle raconte la petite Sofia ?

— Qui est-ce, chou ?

Chou.

Elle ne méritait pas de vivre.

— Ah, c’est une fille à qui j’avais donné des cours de français, quand elle passait son bac.

Quoi ? C’est tout ce que j’étais à ses yeux ?

Nouvelle cassure.

— Ça n’a pas l’air d’aller, observait-il.

— C’est vrai ça, opinait celle qui l’accompagnait. Tu es toute seule, perdue ? J’ai la voiture, tu voudrais qu’on te dépose ? En plus, si tu connais-

Elle paraissait si gentille, si altruiste et mortellement naturelle.

— Non, non, je grommelais, la coupant, la voix plus enrouée que prévu. J’attends quelqu’un.

L’ange de la mort.

— Et tu es sûre que ça ira ? réitérait-il.

Le couple s’était brièvement approché de moi.

Je distinguais mieux ses traits. Il était si beau. Malgré le froid glacial qui avait l’air de lui abattre le visage de plein fouet tant il était cramoisi.

— Oui. Oui. J’attends ma mère.

Un petit sourire s’était formé sur son visage.

— Oh, ta maman. Tu lui passeras le bonjour, d’accord ?

J’ai essayé de sourire, en hochant la tête, mais chacun de mes nerfs était paralysé…

— On est un peu pressés là, mais prends soin de toi en attendant. A la prochaine, il m’a lancé. Au fait ! Aujourd’hui je finissais plus tôt comme tu peux le voir mais passes demain ou à l’occasion au restau. Je t’offrirai quelque chose !

Alors il voulait me voir ? Je comptais pour lui ?

Sa compagne m’avait fait un petit signe de main poli ainsi qu’un grand sourire consolateur et ils s'étaient éloignés. J’aurai dû lui trancher les mains et lui tailler ses si belles et pulpeuses lèvres rouges sang.

Je n’ai pu les regarder plus longtemps. C’était au-dessus de mes forces.

J’avais vite repris la route jusqu’à chez moi. Mes mouvements n’avaient plus rien de naturel. Je ne faisais qu’imiter les autres. J’étais montée à l’intérieur du transport presque vide et j‘avais pensé : je suis à quelques arrêts de la ligne qui se dirige vers la seine. J’y plongerais l’entièreté de mon corps rien que quelques minutes et tout serait terminé.

Par la fenêtre du train, j’observais mon reflet.

Le reflet de l’immonde créature que j’étais. Je n’avais cessé de pleurer. Les larmes coulaient d’elles-mêmes, sans que je ne puisse les réprimer. Mais là, je lisais une nouvelle émotion les agiter : la rage.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Maya baragouineuse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0