23. Sables du temps

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- Quoi ? Tu veux aller vivre à Angers ? Mais pourquoi ?

- Les loyers ne sont pas chers. Il fait bon vivre, il y a la nature à proximité, plus besoin d'autant de transport au commun, c’est beau et sympa. Et c’est juste à côté de la Normandie et de la Bretagne. Et t’es breton, on sera juste à côté de tes parents.

Il avait poussé un long soupir. Je sondais son regard à la recherche d’une quelconque réponse. Le diagnostic était sans appel : il n’était pas du tout emballé par l’idée de démanger.

- On aura plus à se serrer la ceinture, comme ici. Je m’inscrirais à l’université pour DAEU. Elle est génial la fac, là-bas. Et toi, tu vas vite réussir à te faire connaître. C’est petit et tout le monde a besoin d’un avocat.

- Faut que j’y réfléchisse.

J’avais posé une main sur son épaule et jeté un œil à son travail. Il bossait encore l’histoire du divorce.

- Tu y arrive ?

Il râle de fatigue.

- Non. Je dois défendre un père indigne.

- Leïla y arrive, elle ?

Je ne craignais pas de m’aventurer dans ces eaux-là. Ces temps-ci, il semblait plus inquiet que Leïla ne lui vole sa place que du le sort de ses clients. Et cela ne lui ressemblait pas. Alors chaque jour, je m’inquiétais toujours plus pour lui. Etant donné que ses journées s’élargissaient à cause de la charge de travail de plus en plus imposante, il rentrait plus tard, toujours éreinté, ramenant encore du labeur à la maison. En plus du stress et de l’importante quantité de matière grise que son métier demandait, il était d’autant plus découragé par la prodige Leïla. Cette situation me faisait autant souffrir que lui mais certainement pas pour les mêmes raisons. Il ne s’intéressait plus autant à moi, me regardait peu et était moins enclin à me rassurer. Je savais qu’il était surchargé et que tout cela n’était pas de sa volonté mais je ne pouvais m’empêcher de vivre cela comme une difficile épreuve. Jamais pourtant je ne lui en avais touché un mot. J’avais peur de sa réaction, qu’il me traite d’égoïste et m’aime ainsi moins. Alors j’endurais en silence, m’autocensurant et me laissait envahir par de sombres pensées. Si seulement Leïla n’existait pas… peut-être qu’il serait moins pris.

- Elle fait comme si elle maîtrisait la situation mais je vois qu’elle poireaute autant que nous. On n’a pas vu la moindre trace de travail.

Tiens, tiens, tiens.

Il avait fini par fermer son carnet de note.

- J’en peux plus. Au pire, il vient d’une famille avec de l’argent. Ils vont régler ça tout seul. C’est bon, je capitule pour ce soir.

Il était minuit passées et il devait se lever tôt pour sa journée de demain. Il n’avait pas touché à son dîner, n’avait pas eu le temps de se laver depuis trois jours et n’arrivait plus à penser clairement.

- Viens. Vas prendre ta douche, d’accord ? Je vais ranger tes affaires.

Je l’embrassais passionnément et l’entraînais jusqu’à la salle de bain où il se déshabillait avec peu d’enthousiasme. Tandis qu’il se lavait, je lisais avec attention ses notes. Je devinais très vite que c’était peine perdue. Jamais un mec comme lui n’obtiendra la garde de ses enfants. Pas même en alternance. Fallait être malin pour trouver un arrangement. Il avait maltraité son petit, avec preuve à l’appui.

Et si même Leïla marchait sur les œufs…

Si seulement il pouvait débloquer seul cette situation. Il serait avantagé. Mais ça le forcerait à rester sur Paris. Et je devais tout faire pour l’emmener jusqu’à Angers. Elle était la ville parfaite pour bâtir notre futur. Nous voulions des enfants, parfois, on en parlait. Et nous étions d’accord pour attendre que nous soyons correctement établis financièrement, que nous ayons le permis tout les deux, un travail stable, que les enfants ne manquent jamais de rien et que nous nous situions près de bonnes écoles.

Quant à moi, j’exprimais quelque réticence vis-à-vis de ce projet. J’avais certes envie de devenir mère. Je le souhaitais de tout mon cœur. Surtout si cela allait nous rapprocher et davantage nous rendre heureux. Mais j’avais appris il y a quelques années que ma mère avait souffert d’une dépression post-partum, à ma naissance. C’était dur pour elle, sa saturation avait atteint un stade critique et créer un lien avec moi était au-dessus de ses forces. Alors je craignais réellement de suivre ce même chemin et blesser l’enfant mais surtout lui. En y pensant, je m’étais souvenue qu’on taxait régulièrement les mères en dépression d’être indignes et mauvaises. Mais touchait-elle aussi les pères ?

J’attendais patiemment qu’il finissait sa douche en allant réchauffer son plat.

Au final, l’affaire s’était conclue de la manière suivante : on avait bel et bien pu confirmer que l’homme souffrait de dépression post-partum, expliquant son comportement négligeant et maltraitant à l’égard de son enfant. La défense estimait donc que lui retirer de manière définitive le petit n’allait que l’enfoncer et qu’il avait besoin de soin et de rétablir petit à petit et sainement le contact avec lui. Finalement, le père n’a obtenu qu’un droit de visite mais cela constituait quelque peu une victoire.

Quant à Leïla, qui pour la première fois échouait face à lui avait littéralement viré de bord. Son comportement amicale avait laissé place à une féroce rivale, sans pitié.

La guéguerre entre lui et la pouffe avait duré tout le reste de l’année. Au final, seule Leïla a été retenue pour continuer à travailler au cabinet. Lui avait été envoyé ailleurs mais quoi qu’il en soit, le mal était fait. Il avait bossé toute sa vie pour y avoir sa place. Et voilà qu’elle était prise, par une autre. Une autre qui ne le méritait sûrement pas. A son bureau, ils ne voyaient pas celui qu’il est réellement. Celui que je percevais chaque jour. Il n’avait pas à lui faire ça. Et mon rôle était d’arranger sa situation. Je m’étais jurée de le rendre heureux. Le voir se morfondre suite à ce qui vivait comme un échec me brisait peut-être plus que lui. Pourquoi les choses ne tournaient plus dans la bonne direction pour nous ?

J’avais terminé ma première année d’étude, lorsqu’il avait reçu cette mauvaise nouvelle. Au vu de mon avancement, je me sentais prête à le passer l’année suivante. J’évitais le contact avec mes autres camardes de classe. La plupart travaillait en même temps qu’ils suivaient des cours. Ils cherchaient à être sympa, m’invitaient parfois à l’issu de nos session de travail boire un verre avec eux, ce que je refusais toujours. Ma vie entière lui était dédiée. J’attendais patiemment la fin de chaque heure, parce qu’elles me rapprochaient toujours plus du moment où je le retrouverai à la maison. Ce petit nid douillet, rien qu’à nous que nous avions construit. Notre réussite. J’avais vécu une vingtaine d’année chez mes parents mais jamais je ne m’étais autant sentie chez moi qu’ici. Cela ne m’empêchait pas d’être sérieuse et appliquée. Je faisais semblant de m’investir au maximum pour lui faire plaisir. Il m’aidait parfois à terminer mes devoirs où mieux comprendre une leçon, comme autrefois. Je me sentais si bien, les cours me paraissaient tellement plus passionnants, dans ces moments-là. En réfléchissant aux études que je suivrais à l’université, j’avais pensé à une licence d’histoire de l’art, qui me faisait de l’œil. Lui, trouvait que ça me correspondait bien et le simple fait qu’il me fasse cette remarque m’avait définitivement poussée dans cette voie. C’est aussi durant cette année que Zénaïde avait été diplômée. Elle n’était finalement pas restée longtemps puisqu’elle avait déménagé pour rejoindre une femme, habitant dans le sud, au cours de sa première année. Elle s’était enfin délivrée de l’emprise de ses parents et rendu les clés à sa tante, pour définitivement faire une croix sur son passé avec eux. Anaïs et moi l’avions accompagnée à la gare, à son départ. Et même si cela me déchirait le cœur de la voix partir, que j’en avais pleuré, j‘avais réalisé que je m’en étais très vite remise, sitôt que j’étais rentrée et l’avais vu lui, assis par terre, en train de jouer avec le chat, qu’on avait adopté quelques mois plus tôt.

Bien qu’il s’était établit à son nouveau post, la blessure de son échec professionnel là-bas n’était pas complètement refermé et continuait de le hanter.

Alors j’avais commis une erreur irréparable.

Il était un jour partie faire une course pas loin, ayant oublié un des ingrédient du dîner qu’il préparait, il avait laissé son téléphone à la maison. Dès le début de notre relation, nous avions été très clairs : l’un n’avait pas à fouiller les affaires personnels de l’autre dans son dos ou sans son autorisation. Nous n’avions rien à nous cacher et si un doute demeurait, on devait absolument en parler. Il était un homme très organisé et donc la moindre modification dans l’agencement de ses affaires se voyait. Je n'avais donc jamais osé franchir cette limite. Je tenais trop à lui et à son amour pour commettre la moindre petite erreur. Même minime. Et c’était peut-être pour cette raison que notre couple se portait si bien. Je lui vouais une confiance sans limite. Je le croyais quand il disait que j‘étais la seule qui comptait. Quant à moi, je n’avais rien à me reprocher : je lui dédiais ma vie. Penser à lui être infidèle me provoquait des nausées.

Mais ce jour-là, j’avais dérogé à cette règle qui fondait quelque peu notre relation, pour fouiller ses messageries dans le but de retrouver sa conversation avec Leïla. Tout était dans la plus grande des cordialités. Mais la manière dont celle-ci avait tendance à un peu le rabaisser en lui rappelant des règles fondamentales que n’importe quel avocat se devait de connaître et surtout son insupportable manie de répéter des « tu comprends ou pas ? » m’avaient franchement mise hors de moi et me dédouanais presque de ce que je m’apprêtais de lui faire.

N'importe qui irait lui refaire le portrait, n’est-ce pas ?

J’avais récupéré son numéro de téléphone et étais ensuite sortie à mon tour acheter un téléphone jetable. La nuit tombée, alors qu’il dormait profondément à mes côtés, j‘étais moi plongée dans une terrible insomnie. La culpabilité et le stress m’envahissaient. Je vais le faire… je vais le faire…

Quelques jours plus tard, durant ma pause déjeuner, mon esprit trop occupé à la mastication de ma salade, j‘avais machinalement écrit avec le jetable un message au numéro de Leïla. Je me présentais sous son identité à lui, en lui expliquant qu’il avait changé de numéro et que je la sollicitais pour un dossier. J’avais brièvement pu analyser cette individue. Elle adorait être demandée pour différents services. Pas par simple et sincère altruisme mais pour une soif de reconnaissance, presque malsaine pour asseoir sa supériorité sur les autres. Je jubilais à l’idée même de la voir déchanter, quand elle comprendrait ce qui lui était vraiment tombé dessus... Nous avions convenu un rendez-vous sur le toit de l’entreprise. J’avais insisté sur ce point, prétextant vouloir être discret. Elle a accepté et l’entrevue avait été fixée le soir même. J’avais ensuite écrit à mon copain pour l’informer que je rentrerais tard pour boire un verre avec mes collègues. Et visiblement il s’en était réjoui. Il était fier de moi de me voir m’émanciper pour créer des liens avec les autres. Je devrais davantage être amicale avec mes camarades pour qu’il le soit davantage ? Je n’avais pas le temps d’y réfléchir, de toute façon, j’avais une mission. Je devais m’occuper d’elle, pour qu’on accède à une idylle véritable. J’allais lui faire payer son malheur. Et après tout cela, nous partirons, nous démangerons à Angers et nous aurions un enfant. En amont, en élaborant mon plan, j’avais étudié les plans et l’emplacement des caméras pour créer un itinéraire parfait pour me rendre sur le toit, sans me faire prendre. J’avais pu me faufiler à l’intérieur du cabinet et une fois dedans, je m’étais précipitée sur là-bas et j’avais trouvé Leïla. Elle était… jolie. Elle s’était apprêtée. Sans le moindre bruit, je me suis glissée derrière elle pour murmurer amicalement contre son oreille :

- Tu es venue.

Elle sursautait en poussant un cri de peur. Elle chancelait jusqu’au bord et je l’y avais bloquée entre le mur et mon poids. Droit dans les yeux, je la fixais. Ils étaient remplis d’effroi et d’incompréhension. Je prononçais d’une voix glaciale :

- Vous avez un point commun : je serai le dernier visage que vous verrez, tout les deux.

Et sans ménagement, je l’avais attrapé par les chevilles la pousser dans le vide, alors qu’elle criait de terreur en essayant de se débattre.

J’admirais le spectacle de sa mort et cru jouir en entendant parfaitement le bruit de ses os craquer contre le sol.

Ayant récupéré son téléphone avant de la tuer, j’étais certaine qu’aucune preuve contre moi et lui ne pèserait. J’irai le brûler juste après mais l’éteignais avant de quitter les lieux.

J’avais passé une langue entre mes lèvres de satisfaction. Aucune poursuite n’avait été engagée et je supposais que cela avait été classée comme suicide. Encore une fois, j’avais commis le crime parfait. Je n’avais jamais réellement compris quelle effet cette histoire avait eu sur lui, puisqu’il ne m’en avait jamais touché un mot.

Le soir-même, l’entreprise l’avait contacté afin de lui demander de revenir bosser pour eux, en échange d’un meilleur salaire et la promesse d’être promu dans les années à venir collaborateur.

J’avais réussi. Pour la deuxième fois. J’en étais sûre : on était fait pour être ensemble. Et je ferai tout pour lui. Et tant pis si nous n’irions pas vivre à Angers. Partout où nous étions réunis, nous étions chez nous. J’avais failli abandonner mon rêve… jusqu’à ce que contre toute attente, il déclinait l’offre en prétextant qu’il quittait la région. Nous avions consacré le reste de l’année à rechercher un logement à Angers. Et nous avions trouvé une maison, plus spacieuse que notre nid peu chère pas loin du centre-ville, avoisinant un bois et un lac où le bonheur nous y attendait, avec notre chat. Lui avait trouvé un post également et je m’étais inscrite à ma première année d’université en histoire de l’art, là-bas, après avoir enfin pu obtenir l’équivalent du bac, après de nombreuses difficultés. La fac serait loin, demandait une bonne heure de trajet et quelques correspondance entre un tramway et un bus, mais je m’en fichais. J’étais partie sans me retourner, tournant le dos à mon passé et mes meurtres, priant pour ne plus jamais avoir à recommencer cela. Nous avions passé six années encore ensemble, dans le plus grand et le plus pur des bonheurs. Et jamais je nous avais mis en cause : chaque fois qu’on s’embrassait, qu’on parlait, qu’on sortait ou qu’on faisait l’amour était une encore une nouvelle résurrection pour moi. Chaque seconde avec lui était une nouvelle aventure à vivre à ses côtés. Je le connaissais par cœur.

Le sable du temps avait continuer à s’écouler, très rapidement si bien que je n’avais pas vu ces dernières années passer. J’avais énormément apprécié l’année 2019. J’avais obtenu mon diplôme d’enseignante au deuxième essai et avais appris peu après noël, après neuf ans de relation paisible et saine, que j’étais enceinte.

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