Chapitre 1: Elle et moi
Le soleil perce lentement la brume du matin, et sa lumière teintée orangé trace des lignes sanglantes sur la tôle déformée du bus. Il ne reste presque rien à l’intérieur : les sièges ont été arrachés, les fenêtres éventrées par le temps, et la tôle du véhicule est cabossée de partout. Mais ici, en haut de cette colline de sable, ce bus est un refuge bien plus sûr qu’un bâtiment à moitié effondré, plein de coins sombres et de pièges invisibles.
Je fixe les éclats dans les vitres brisées comme on fixe des cicatrices. C’est un spectacle bien trop magnifique pour le monde dans lequel on vit. Pour une vie remplie de peur et de mutant plus dangereux les uns des autres.
Ces monstres sont rapides, trop rapides. Ils ne devraient pas bouger comme ça. Ils glissent, bondissent, frappent avec un pouvoir surnaturel. En plus d’être répugnants, leur force dépasse tout ce que nous connaissons. Et je crois qu’ils ne meurent pas, on les dit invincibles. En vérité, je n’ai jamais vu quelqu’un les vaincre. En tout cas pas vraiment, juste des cadavres de mutant ici et là. Pourtant, il m’est déjà arrivé de croiser des dépouilles: desséchés, déformés, probablement morts depuis des années. Mais personne ne sait comment ils ont été tués. Ni même si c’est réellement possible.
Ils sont tous différents : certains font plusieurs mètres de long, d’un gabarit monstrueux. D’autres sont minuscules, à peine plus grands qu’un rat, ce qui les rend encore plus dangereux. Quand on en croise un, il y a peu de chances de s’en sortir indemne. Il y aura toujours un cadavre à la fin du combat, et pas un des leurs.
Un mort pour une vie. Une règle silencieuse, beaucoup trop cruelle.
Deux ans plus tôt, nous étions plus nombreux. Aujourd’hui, il ne reste qu’elle et moi, Maelle, ma soeur. Elle dort encore, roulée contre la paroi du bus, le visage détendu. Elle ne rêve pas. Plus personne ne rêve ici. Pourtant, son calme me fend. Parce que moi, je ne ferme plus les yeux sans voir du sang.
Nos parents ont tout donné pour qu’on grandisse avec des repères, même dans les entrailles d’un monde brisé. Sous terre, ils nous ont appris à lire, à écrire, à compter, à penser. Ils croyaient que le savoir était la liberté. Que si on comprenait ce qu’on avait perdu, alors peut-être qu’on serait assez fortes pour reconstruire quelque chose.
Parfois, j’oublie leur visage, alors je me force à m’en souvenir. Je me souviens d’eux comme un couple aimant et attentionné, parfois strict mais nécessaire. Ils faisaient partie d’un groupe de résistants cachés dans les souterrains du métro. Et au fil des années, de plus en plus de monde les ont rejoints, ils en sont rapidement devenus les leaders, de cette pseudo résistance. Deux ans après l’effondrement, je suis né. Quatre ans plus tard, Maelle nous a rejoints, comme un cadeau inespéré. Mon trésor.
Pendant quatorze ans, nous avons vécu plus ou moins dans le noir, en cultivant maigrement de quoi survivre. Des ressources rares, mais une harmonie constante. On était heureux malgré tout.
Et puis, mes parents sont morts, un matin. Notre petit cocon nous a été arraché sans prévenir et nous avons dû fuir pendant que les autres se faisaient dévorés. Depuis, Maelle et moi vivons dans l’entre-deux. Entre la fuite et l’attente.
Presque comme pour confirmer mes pensées, Maelle se réveille doucement à mes côtés. Elle se gratte le nez avant d’ouvrir ses beaux yeux verts.
— Bien dormi ?, dit-elle avec ce sourire qui ne lâche jamais prise.
Je la regarde. J’inspire.
— Assez pour survivre une journée de plus.
Maelle ne s’offusque pas. Elle connaît mes silences. Elle sait que je n’ai plus l’énergie pour les mots inutiles, surtout au réveil.
— C’est ton anniversaire, tu le sais ? lâche-t-elle comme une évidence.
Je hausse à peine les épaules. Ça paraît tellement lointain, les dates. Comme si compter encore les jours avait un sens. Et pourtant, elle, elle continue.
— Une ride de plus ou de moins n'enlèvera rien à ma beauté, soufflai-je, un sourire en coin.
Son rire éclate aussitôt, net, presque trop fort dans le silence pesant du bus. Il fend l’air comme une lame, désarçonne tout ce qui l’entoure. Avant même que je comprenne, elle se jette sur moi. Mon dos percute brutalement la tôle courbée et froide de la carcasse. En réponse, je lui fais une grimace douloureuse et la repousse violemment.
— Putain, Maelle, tu m’as fait mal.
Elle se relève aussitôt, l’air faussement vexé. Elle secoue sa chevelure d’un geste familier, comme une guerrière après l’affrontement. Ses yeux brillent. Pas d’ironie. Juste cette malice qu’elle n’a jamais perdue, même au bord du gouffre
— Oh, ça va, petite chochotte.
Je lui souffle au visage et me lève difficilement pour attraper les livres dans mon sac. Je prend mon carnet de note et un vieux crayon de couleur rouge que je met automatiquement en bouche. Il est temps d’apprendre, Maelle me suis.
Nos parents tenaient à ce que, malgré la fin du monde, nous grandissions avec des repères, avec du savoir. Ils disaient que tant que nous saurions lire, écrire, réfléchir, alors nous resterions libres. Chaque jour, ils nous enseignaient, à la hauteur de leur propre connaissance. Les bases d’abord : lire, écrire, compter, une fondation solide sur laquelle ils ont bâti le reste. Ils nous parlaient du monde d’avant. Celui des villes lumineuses, des océans calmes, des saisons qui changeaient. Ils nous enseignaient les grandes théories, la science telle qu’ils l’avaient apprise, comme une lueur fragile qu’ils tentaient de transmettre. Ils voulaient qu’on comprenne, même si on ne reverrait jamais ce monde-là. Qu’on sache ce que l’humanité avait perdu. Et qu’on garde espoir. L’espoir d’un renouveau, d’une nouvelle chance.
Chaque jour, une leçon. Une compétence à maîtriser. Une idée à explorer. C’était une routine, presque un rituel. Une façon de résister. Une façon de vivre.
Quand ils sont morts, Maelle et moi avons repris le flambeau sans rien dire.
Ma sœur s’est tournée vers les chiffres. Les distances, les calculs, les schémas. Elle voit les trajectoires là où moi je ne vois que l’obscurité. Elle dit que les nombres ne mentent pas. Qu’ils ne changent pas de visage en pleine nuit. Et elle a raison les chiffres rassurent, ils balisent. Il n’y a aucune surprise avec les chiffres.
Moi, j’aime les mots, l’histoire, l’art, les récits du passé, même les plus tragiques. Les peuples oubliés, les révolutions, les effondrements.
J’écris dans mon carnet ce que je trouve. Des chansons du siècle dernier, des expressions d’un autre temps, des fragments de discours, de pensées, d’humanité. Chaque page est un acte de résistance que je perpétue chaque jour. C’est pour cela que sac est plein de livres qui tombent en miettes. Je les lis jusqu’à les apprendre par cœur. Et même alors, j’ai le sentiment de n’effleurer qu’une fraction de ce qu’il reste à comprendre.
La connaissance est infinie mais les livres se meurent.
Alors on recopie, on débat, on apprend par cœur, on répète encore et encore. Parce qu’apprendre, c’est refuser l’effacement. Parce que tant qu’il reste quelque chose à comprendre… c’est que nous ne sommes pas encore mortes.
Une heure passe, peut-être, sans qu’aucun bruit ne vienne nous déranger dans notre lecture. Soudain, Maelle se relève et me fixe durement.
— Du coup on fait quoi pour ton anniversaire ? demande-t-elle, les bras croisés, ce sourire agaçant accroché aux lèvres comme une provocation.
Je ne réponds pas. Pas par mépris, ni par lassitude mais parce que je sais. Je connais ce ton, cette façon qu’elle a d’insister jusqu’à faire plier les silences. Elle tape du pied, légèrement mais constante. Je la sens prête à me pousser jusqu’à l’agacement, juste pour me faire parler.
Je tourne lentement une page de mon livre, sans lever les yeux.
Puis je lâche, d’une voix sèche :
— La même chose que pour les autres : rien
Elle déteste cette réponse, elle la connaît par cœur, mais elle l’attendait quand même. Parce qu’elle, elle espère encore. Moi, je me contente d’exister.
— Tu es vraiment chiante quand tu t’y mets.
La voix de Maelle claque dans mon dos comme un fouet. Je déteste quand elle force ce ton-là, froid et dur. Ça ne lui ressemble pas, elle n’est pas faite pour la brutalité.
Je relève lentement les yeux, lassés, lourds, et les plantes dans les siens. Mes prunelles sont fatiguées et pleines de ce mépris tranquille qu’on adopte quand on n’a plus de place pour l’émotion. Lentement je me redresse, sans rien dire. Mes gestes sont mécaniques : j’attrape mes longs cheveux, les noue à l’aveugle dans une queue de cheval approximative, puis je secoue légèrement mon t-shirt, remonte les manches de ma veste et rattache les lacets de mes baskets. Tout ça dans un silence pesant.
— Oui, ton histoire d’anniversaire, j’ai entendu.
Ma voix est plate. Tranchante. Je veux qu’elle comprenne que ça ne compte pas pour moi, que rien de tout ça ne compte. Je passe à côté d’elle sans un mot, sans un regard, et traverse le bus lentement, pour faire durer le moment. En route, je saisis une bouteille d’eau, puis vais m’asseoir sur ce qui reste du siège conducteur. C’est une vieille relique rongée par le temps, prête à céder sous le moindre faux mouvement. Derrière moi je sais que Maelle est au bord de la crise de nerf, elle déteste quand j’agis ainsi mais moi ça me fait rire. Je tente de cacher mon sourire sous un air neutre et nonchalant. Les autres ne verraient rien, mais moi je connais ma sœur par cœur. Je sais qu’un poid pèse sur ses épaules, la façon dont ses mains se crispent quand elle se retient de me sauter dessus. Elle lutte et dans ma tête c’est un spectacle hilarant.
Je n’arrives pas à retenir mon sourire lorsque j’entend son soupir de colère lui échapper. Elle est là, entière, même quand elle boude. Je l’aime pour ça, pour ce qu’elle est.
— Et alors ? Qu’est-ce que t’as prévu pour mes vingt ans ? je lance finalement, moqueuse, sans me retourner.
Je l’entends presque sursauter dans mon dos, je pourrais jurer qu’un grand sourire se peint sur son visage. Ses yeux verts pétillent d’une joie sans précédent et elle se retient difficilement de ne pas me sauter dessus, de bonheur, cette fois. Je me retourne pour confirmer mes propos et un rire franc s’arrache de ma bouche. La scène devant moi est spectaculaire tant je l’ai bien décrite. Elle est la seule à pouvoir faire ça, allumer une étincelle dans mon cœur.
Maelle est plantée devant moi, du haut de ses 17 ans elle est une jeune fille magnifique. Ses cheveux blonds coupés court pour l'efficacité sont toujours en bataille mais entache rien à sa beauté. Elle est grande, élancée et à une silhouette modelée pour courir, grimper, survivre dans ces ruines. A côté de cela elle à un regard d’un vert vif qui accroche la lumière. On pourrait croire à un reflet de miroir tant ils brillent. Même couverte de poussière, elle est belle.
Et je l’aime.
Mais un grondement, sourd et lourd, vient briser l’instant. Il fend l’espace, traverse le bus de part en part. C’est une vibration profonde qui se glisse jusque dans mes os.
Je me fige.
Tous mes sens s’aiguisent, ma respiration ralentit, mon instinct me hurle de ne plus bouger. Et puis, comme un feu d’artifice désastreux :
— JOYEUX ANNIVERSAIRE ! JOYEUX ANNIVERSAIRE SARYA ! JOYEUX ANNIVERSAAAAIRE !!!
La voix de Maelle se déploie dans l’air, joyeuse, stridente, incontrôlée. Elle hurle comme si le monde ne s’était pas effondré. Comme si les mutants n’étaient pas à deux rues. Comme si chanter faux allait repousser l’horreur. Je ris malgré moi, un vrai rire, inattendu. C’est plus fort que moi. Son enthousiasme est contagieux... mais sa voix... Mon dieu, sa voix. Elle est belle, elle est brillante, mais la musique n'est vraiment pas faite pour elle. Elle se fiche de mon rire moqueur et se tourne vers nos bagages. Je la vois fouiller dans son sac et sortir trois choses : une vieille conserve cabossée, une bougie à moitié fondue, et... un papier plié.
La première, c’est le repas.
La seconde, un rituel.
Mais le troisième...
Je la fixe, sans mot, attendant qu’elle me donne des explications.
— Tu veux savoir ce que c’est, hein ? dit-elle, un sourire en coin.
Elle me tend le papier précieusement. Il est léger et semble vide. Mais au vu du visage émerveillé de ma sœur, je sens qu’il contient davantage que ce qu’il veut bien montrer. Et alors que je commence à déplier le papier, doucement, un bruit retentit dans ce taudis de fer. Un bruit sec, énorme. Tout mon corps se contracte, je retiens mon souffle et lève les yeux pour les planter dans ceux de Maelle. Cette fois personne ne joue, il n’y a plus de rire, plus de sourire.
Elle à compris et moi aussi.
Il est là, juste à côté de nous. Un mutant..
On savait que ça finirait comme ça, que l’équilibre de notre survie finirait par basculer. Cela fait des mois qu’on à croiser aucun monstre, comme s’ils étaient presque tous ailleurs, ou disparus. Mais au fond on sait qu’une de nous, tôt ou tard, finira par mourir dans un dernier affrontement. Ce n’est pas de la paranoïa, c’est une certitude gravée dans la peau. Une promesse qui nous pend au nez depuis bien trop longtemps.
Si on a tenu deux ans, c’est parce qu’on était nombreux au début. Trop nombreux pour rester discrets. Et chaque attaque, à chaque fuite, ont laissé des corps derrière nous. Parfois c’était des sacrifices, une ou deux personnes se portaient volontaires pour attirer l’attention des monstres et permettre aux autres de fuir. Et parfois.. personnes ne le décidaient. Maintenant, il n’y a plus personne à perdre. Juste nous deux.
On s'est promis, il y a quelques mois, qu’aucune de nous ne se sacrifierait pour l’autre. Du moins pas dans les mots. Pas cette fin-là, pas comme celle des autres. Nos amis, nos parents, sont morts en se sacrifiant pour qu’on puisse courir et s’enfuir.
Nous, on avait refusé cette logique. On s'était dit qu’on se protégerait, l’une l’autre, jusqu’au bout. Et même si ça paraît irréel de protéger quelqu’un sans utiliser la notion de sacrifice, on y croyait. Parce qu’au final, ce n’était pas un pacte de survie, c’était un pacte d’amour. Ne pas mourir pour l’autre, mais vivre pour elle.
C’est absurde, on en a conscience. Mais ça fait du bien de croire en une vérité mensongère. Alors on n’en a plus jamais reparler, à la place on s'est promis de se sauver, encore et encore. Vivre jusqu’au dernier souffle, jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’autre que ça : la volonté de rester vivantes pour l’autre.
— Mon chat ? maelle murmure, presque trop doucement.
Soudain je reprend conscience de la situation dans laquelle on se trouve. Ma sœur me tient la main, elle tremble, je le sens. Elle ne bouge plus et fixe un point derrière moi, les yeux embués de larmes. Maelle est une fille habituellement très joyeuse, elle ne pleure jamais, s’énerve très peu et à un sang froid implacable. Mais aujourd’hui je le vois, je le sens, elle à peur. Pour moi ou pour elle, je ne sais pas. Est ce qu’elle à peur de me perdre, ou a-t-elle peur de mourir ?
Il faut que j'arrête de me prendre la tête toute seule. Il n’y a plus la place pour les rêveries et les questions inavouées. Je dois nous sortir de là, ou au moins essayer.. En à peine une minute je reprend possession de mon corps et l’adrénaline se répand dans tous mes muscles. Je ne pense plus qu'à une chose : survivre.
— Contre la cloison, je murmure.
Elle m’obéit presque trop rapidement, comme si elle attendait que ça. J’attrape nos sacs et lui jette le sien à la figure. Je n’ai pas le temps d’être délicate et elle le sait. Doucement, je lui fais signe de s’accroupir, on avance jusqu'à l'arrière du bus et nos respirations s'accordent. On est paniqué toutes les deux, je le sens, mais aucune de nous ne pleure. Maelle tente tant bien que mal de ne faire aucun bruit en ravalant ses larmes et je la remercie silencieusement du geste. Elle sait que si le monstre nous entend, nous n’aurons aucune chance. Alors on tente de ne pas se faire prendre.
J’avance à pas lents jusqu'à un autre de mes sacs, là où je range mes armes. Ma main trouve le manche de mon couteau, ça m’électrise rien que d’avoir à l’utiliser, mais c’est nécessaire. Mes doigts s’y renferment naturellement et je le sors du sac.
Le mutant continue de faire des bruits démoniaques, il nous cherche probablement. Je me relève un peu pour regarder par la fenêtre du bus et je l'aperçois à quelques pas. Il n'a rien d'humain, ni dans la forme, ni dans le regard. Sa peau est noircie par la crasse, tachée de sang sec et sa peau pend en lambeaux, au sol, comme s'il s'était battu avec des murs ou avec lui-même. Ses quatre pattes, épaisses, puissantes, s'enfoncent dans le sable avec une facilité déconcertante. Ses griffes, longues comme des lames, brillent sous le soleil du désert. Et cette fois je comprends pour la première fois que je vais devoir réellement me battre pour ma vie, pour nos vies.
Derrière moi, Maelle ne dit rien. Sa main sur la bouche, elle pleure à chaudes larmes. Je sais qu’elle est effrayée, elle a vu le mutant tout autant que moi. Et malgré qu’elle ait un sang froid incroyable, parfois, quand la mort s’approche de trop près, elle craque. Un murmure m’échappe, pour elle.
— On s’est promis.
Protéger. Pas sacrifier. Pas mourir pour, juste vivre assez longtemps pour que l’autre tienne aussi. Ça sonnait tellement bien quand on l'avait promis. Une promesse pure, un peu naïve mais sincère. Je l’avais crue, Maelle, quand elle m’a regardée droit dans les yeux et qu’elle m’a dit qu’elle me protégerait. Mais là, maintenant…
Je suis debout, seule entre l’ombre qui approche et le corps de ma sœur, recroquevillé. Et je ne peux pas m'empêcher de douter. C’est irrationnel, cruel, mais c’est là. Je sens la trahison dans ma gorge, le goût métallique de la peur, celui qui ne vient pas du danger, mais du doute. Et je m’en veux de penser comme ça. Parce que c’est Maelle. Parce que c’est mon sang, ma chair, ma sœur.. Mais elle pleure et moi je retiens. Elle tremble et moi je me crispe. Et je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’elle fuie, qu’elle me laisse là, qu’elle pense que c’est mon tour. Comme si le pacte ne valait plus rien sous le poids de la réalité.
C’est honteux, je le sais, et pourtant je n’arrive pas à l’étouffer. Alors je serre plus fort le couteau dans ma main. J'encre mon regard dans le sien, je la supplie silencieusement et elle me répond d’un hochement de tête.
Je ne sais pas si elle à compris le message, mais je prie pour qu’elle aussi, elle tienne parole. Et c’est quand je la sens se rapprocher de moi, accroupis, que je reprends un peu espoir.
C’est au même moment qu’un bruit arrache le silence de la plaine. Un rugissement presque douloureux fend l’air et éclate juste derrière la tôle. La silhouette énorme du mutant tape violemment l’arrière du bus avant qu’un crissement abject, de griffes, raclent la parois. Il nous nargue, il sait où nous sommes.
Je saute sur mes pieds, plus besoin de me cacher. J’essuie mes mains moites sur mon jean et reprend le couteau fermement dans ma main.
— Par l’avant, Maelle, je crache, voix basse. Tu cours.
Elle hoche à nouveau la tête, cette fois avec plus de force. Plus aucune larmes ne coulent sur ses joues, juste ce regard d’Adieu qu’elle laisse traîner dans mon esprit. Et alors que Maëlle court bruyamment à l’avant du bus, l’arrière explose. Une section de tôle se déchire d’un coup, comme une simple feuille de papier. Un cri de surprise s'échappa de ma bouche sans prévenir. Aussitôt son regard se pose sur moi et je bondit automatiquement sur la gauche. Sa grosse patte fend lourdement l’air et une de ses griffes arrive à toucher mon épaule. Je réprime un cri de douleur et me rattrape à un vieux siège. Il est beaucoup trop rapide.
Le couteau en avant, le souffle court et l’autre main sur l’épaule, je suis prête. Je vise la gorge, enfin plutôt ce qui ressemble à une gorge. J’enfonce la lame mais il me repousse d’un coup de flan. Je suis aussitôt propulsé contre la tôle dans un énorme vacarme. Me sentant partir, je lutte et je me relève. Je me relève parce Maelle court. Elle à fui, oui, mais par l’avant, comme prévu. Comme elle me l’a promis. Une promesse silencieuse que j’ai lu dans ses yeux. Mais soudain le mutant se tourne vers elle.
— Non ! je hurle.
Je le frappe à nouveau mais dans le flanc cette fois. Le couteau s’enfonce plus profondément et en réponse la créature hurle de douleur. Un sourire satisfait horne mon visage quand je l'entend. Mais une nouvelle fois il répond violemment, il s’écrase d'un coup net contre la paroi du bus, broyant mon corps au passage.
L’air quitte violemment mes poumons et je tombe. Je tousse bruyamment quand la bête se relève et du sang coule de ma bouche. Je suis encore en vie, et elle, elle à mal. Et dans ce chaos, cette douleur, ce goût de fer dans ma bouche… Je vois Maelle revenir. Elle court vers moi, un tuyau rouillé dans les mains. Ses yeux sont en colère, son vert habituellement clair c’est assombris pour laisser place à de la haine. Elle revient. Elle tient parole et bondit sur le mutant, aucune peur sur son visage. Elle ne réfléchit pas, le tuyau qu’elle tient siffle en s'écrasant contre le crâne difforme de la créature. Une gerbe de sang noire éclate sur les murs, ce qui fait reculer le monstre. Surpris ou agacé je n’arrive pas à bien voir.
Moi je ne bouge pas, j’en suis incapable. Le corps de la créature pèse des tonnes et a probablement écrasé tous mes organes. Je regarde la scène de loin, espérant silencieusement que Maëlle arrive à le tuer.
Le mutant reprend rapidement ses esprits et se retourne d’un coup sec vers ma sœur. Il lève de nouveau sa patte et ses énormes griffes tombent sur Maelle. Le choc est sourd, un bruit de craquement résonne dans tout le bus.
— Je t’aime Sarya, je l’entend dire dans son dernier souffle.
Maelle me regarde une dernière fois, ses yeux deviennent lentement vitreux et son corps grisâtre. Elle s’effondre au sol et je comprends immédiatement ce qu’il se passe. Je hurle. J’ai mal.
Non.. Non.. Non.. Pitié pas ça, tout sauf ça.
Les larmes me percent les joues comme des lames. Mon cœur se brise en silence, se déchire sans bruit, et mes muscles me lâchent, fauchées net par l’horreur. Et je sens, je sens l’amour quitter mon corps, me fuir. Comme si, sans elle, plus rien ne méritait d’être apprécié. Je l’aime. Tellement que ça me consume de l’intérieur. Elle ne peut pas… Elle n’a pas le droit de me faire ça… ma petite sœur..
C’est impossible à dire avec des mots simples. C’est plus grand que ça. Je l’aime comme on aime une moitié qu’on n’a jamais su détacher de soi. Un battement de cœur qu’on entend même quand il ne résonne plus. Maelle… c’était ma mémoire quand tout en moi vacillait. Mon souffle quand le monde se refermait. Une lumière fragile, mais tenace. Celle qui, même couverte de sang et de poussière, me faisait encore rire au bord du gouffre. Elle était mon tout, ma meilleure amie, ma force, ma sœur… Et là, à mes pieds, elle n’est plus qu’un corps plongé dans une mare de sang. Un souvenir qui restera à jamais douloureux.
— Pardonne moi, Je murmure, sans voix.
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