Chapitre 2 : Le debut de la fin
Je suis toujours au sol, incapable de bouger. Je ne distingue plus si la douleur vient de mes os fracturés ou de mon cœur que je sens s’effondrer, morceau par morceau. Maelle ne bouge plus, elle aussi. Son corps continue de perdre énormément de sang à tel point que je suis allongé dedans. Chacun de mes battements de cils me procure l’effet d’une balle dans le cœur. Je revois tous les souvenirs partagés avec ma sœur, c’est beaucoup trop cruel. Son corps est juste à côté de moi et je pense déjà à elle comme si elle n’existait plus. Les souvenirs me giflent les uns après les autres et mon regard ne cesse de fixer sa dépouille. C’est douloureux mais je ne pleure plus, je n’en ai plus la force. Je crois même que je n’ai plus d’eau dans le corps. Alors, je me promets silencieusement de tuer le mutant, de quelconque manière que ce soit.
Soudain, le moment fut opportun quand je compris qu’il ne prête pas attention à moi. Lui aussi, fixe ma sœur. Peut-être réalise-t-il ce qu’il a fait, ou peut-être pas. Peu importe.
Je rampe, lentement, chacun de mes muscles proteste mais j’atteins enfin le petit couteau. En un mouvement sec, je tranche le tendon de sa patte. Aussitôt, il hurle de douleur et s’effondre dans un fracas presque satisfaisant. Un rire m’échappe malgré moi. Je n’arrive pas à croire qu’un simple couteau arrive à déchirer la peau de ces monstres. Eux qui ont décimé la terre entière, détruit nos maisons, tué nos soldats et ravagé nos cultures. Ne sont-ils pas aussi invincibles que ça ?
Mon rire monte, il grince et se transforme en quelque chose de plus sombre, de plus haineux. Et alors que le monstre se tourne vers moi, je comprends. Il va me tuer, c’est inévitable. Mon corps ne me répond plus et tout ce qu’il me reste, c’est ma voix. Alors je hurle. De toute mon âme, je hurle. Peut-être est-ce vain, peut-être est-ce juste pour que quelqu’un, quelque part, entende encore la rage d’un humain au bord de l’extinction..
Ma gorge brûle, mes cordes vocales cèdent, ma voix se brise, mais je continue. Je crie comme une ourse qui protège ses petits en se dressant sur ses pattes. Parce qu’il ne me reste plus que ça : la volonté, sincère, de ne pas mourir en silence. Sauf que je sais que tout ceci n’est pas la volonté de mère nature. Les mutants ne sont pas compris dans la chaîne alimentaire. Nous ne devrions pas être des proies et pourtant.. Ici, les mutants tuent par plaisir, ils ne dorment pas, ne mangent pas. Ils veulent juste décimer notre espèce sans raison. On ne sait pas d'où ils viennent, qui ils sont, pourquoi ils font ça. Ils sont apparus du jour au lendemain sans prévenir, personne n'était prêt et ils ont tué tout le monde. Les balles ne leurs faisaient rien alors ça me fait bien rire quand je vois qu’un simple couteau est capable de les blesser.
Le mutant me fixe toujours de ses grands yeux noirs, il hurle à son tour, sa gueule à quelques centimètres de la mienne. Son haleine sent la mort, et sa bave, visqueuse, me tombe dessus. Et alors qu’il lève de nouveau sa patte pour me porter le coup fatal, le sol se met à gronder et lui fait perdre l’équilibre. La terre, elle, semble se fendre ici et là et le ciel, au-dessus de moi, se teinte d’un rouge sang, presque vivant. Je ferme les yeux, par réflexe, ou par peur je ne sais plus trop. Je ne veux pas savoir d’où vient cette lumière, ni ce qui va suivre. J’ai déjà perdu ma sœur. Et, au fond, je suis prête à la rejoindre. Revoir ma famille… au complet. Certains diraient que c’est de la lâcheté. Mais ce n’est pas ça. C’est juste… de l’épuisement. Je suis fatiguée de survivre. Fatiguée de courir sans fin, sans but réel. Et vivre tout ça seule, survivre ici en sachant que je mourrais à la prochaine confrontation… c’est au-delà du pensable. Alors oui, je crois que je préférerais mourir, tout de suite.
Mais rien ne vient, pas un bruit, pas un souffle, rien. Je ne sens pas mon corps crier de douleur, le sang couler abondamment ni la vie quitter ma peau. L’espace d’une seconde j’ai l'impression d’être seule au monde. Alors, je rouvre les yeux, hésitante. Je suis toujours là, en vie. Et je n’arrive pas à y croire. Je devrais être morte… J’étais une proie parfaite, vulnérable, offerte. Alors pourquoi ? Comment est-ce possible ?
Lui.
Face à moi, un homme. Je ne vois que son dos, large, nu, hérissé de poussière et de cicatrices anciennes. Ses muscles sont contractés à l’extrême, chaque fibre tendue comme une corde sur le point de céder, luisant d’effort sous sa peau pâle. Et dans ses mains… il retient la gueule du mutant. Les mâchoires du mutant sont immenses et vibre de rage. Frolant déjà sa poitrine et prête à lacérer sa chair et pourtant il résiste. Ses bras tremblent, son corps plie sans céder, et moi, je suis pétrifiée par l’horreur de la scène. Je crois que je cesse de respirer quelques instants.
Je ne sais pas qui il est, je ne vois pas son visage. Mais à cet instant précis, alors que la terre tremble encore et que l’orage s’abat sur nous, je sens que nous sommes liés. Comme si l’univers, quelques secondes à peine, acceptait que nos histoires se croisent.
Le bus, lui, tangue sous les assauts du monstre, sa carcasse métallique gémit, s’affaisse un peu plus à chaque impact. Je sais que je dois m’en éloigner, que rester ici, c’est mourir. Mais mon corps ne répond plus. Je suis clouée au sol, gémissante de douleur. Mon bras droit est inutilisable, déformé, noirci par le sang. Alors je tente désespérément de ramper, tirant sur le reste de mes forces. Chaque centimètre est une torture, chaque mouvement une brûlure dans mes os. Je n’avance pas vraiment, je suis trop lente, trop brisée.
L’homme repousse une nouvelle fois le monstre et hurle.
— Un coup de main, ça ne serait pas de refus.
Aussitôt ses mots prononcés, je sens une main m’empoigner brutalement et m’attirer dans ses bras. La femme me soulève avec une force surhumaine, me hisse sur ses épaules et se met à courir à une vitesse fulgurante, sans montrer le moindre signe d’essoufflement. Mais lorsque, sans ménagement, elle me projette contre son corps, une douleur fulgurante me transperce : mes côtes se brisent, mon souffle se coupe et je recrache du sang. J’ai mal, terriblement mal, mais je ne dis rien. Ma voix est brisée, tout autant que mon cœur.
Au loin, malgré la douleur lancinante qui irradie tout mon corps, je fixe la scène. Le combat fait rage dans la carcasse éventrée du bus. Dans un claquement sec, le mutant parvient à se libérer de l’emprise de l’inconnu. Et lui, épuisé, bondit hors de l’épave, talonné de près par la créature, furieuse. Leur course effrénée fonce droit sur nous — bien trop vite. Je veux hurler à la femme de courir plus vite, mais mes forces m’abandonnent, ma gorge ne produit plus qu’un rale douloureux. Je ne sais pas quel genre de message elle déduit d’après mes grognements de douleur, mais d’un coup, dans un déluge de fumée, elle s’arrête brusquement. Elle se met à tracer une ligne autour de nous, dessinant à la main des symboles anciens tout autour. La magie s’élève du sol, bleutée, puissante, comme une vague qui s’enroule dans les airs. Un dôme translucide surgit et nous enveloppe. La barrière vibre d’une énergie que je n’avais jamais vue. Un apaisement soudain m’envahit, ou c’est une illusion..
On dépose mon corps au sol avec précaution — mais mes nerfs sont à vif. Tout me brûle. Je suis vivante, et pourtant chaque partie de moi réclame l’oubli. Le monstre, lui, fonce à toute vitesse et s’écrase contre la barrière. L’impact le fait trembler de toutes parts, mais la protection tient bon. Un craquement sourd résonne dans la bulle — impossible de savoir s’il vient du mutant ou du dôme lui-même. Il hurle, frappe, griffe la surface avec une rage incontrôlée. Le sol vibre sous ses assauts, et à chaque choc, la femme qui m’a sauvé vacille, peinant à rester debout.
Peu à peu, ma vision se brouille. Je sens mon corps me lâcher, comme si chaque fibre en moi se dissolvait dans la douleur. La douleur n’a plus de frontières : elle est partout, dans mes muscles lacérés, dans ma poitrine brûlante, et surtout dans mon cœur qui s’effondre en silence — un effondrement qui ne fait pas de bruit, mais dont l’écho hurle en moi.
Je cligne des yeux à plusieurs reprises, luttant contre l’évanouissement, comme si ce simple geste pouvait me raccrocher à la vie. Chaque battement de cil est une brûlure, chaque inspiration un supplice. Mon souffle râpe mes poumons, sifflant dans ma gorge à la façon d’un animal blessé. L'air me manque, tout m'abandonne. La femme m’observe, compatissante. Elle s’agenouille enfin à mes côtés, le regard plein de douceur, prenant conscience de mon état.
— Ce n’est pas ton heure, ma belle. Pas aujourd’hui, murmure-t-elle avec calme.
Sa voix est douce, mais elle glisse dans mes os comme une lame chaude. Je la regarde, ou du moins j’essaie. Elle semble née d’un monde qui n’a plus rien à voir avec le mien : une cascade de cheveux blonds tombe en lignes parfaites sur ses épaules, et ses yeux, presque blancs, brillent d’une lumière que ni le sang ni la poussière ne semblent pouvoir ternir. Elle n’est pas juste belle. Elle est inhumainement magnifique. Sa tunique blanche flotte comme un linceul en mouvement, frôlant le sol avec légèreté, tandis que ses pièces d’armure dorée la parent avec une noblesse antique. Elle est prêtresse et guerrière. Douceur et brutalité. Comme si les dieux eux-mêmes l’avaient envoyée pour me ramener, moi, une fille de l’effondrement, à la vie
Les secousses cessent brusquement, me tirant de ma contemplation. Un fracas déchire le ciel : un petit groupe d’Homme et de Femme surgit des airs et s’écrase sur le sable blanc dans un tumulte assourdissant. Sans perdre une seconde, ils se ruent sur le mutant — l’un brandit une arbalète, un autre une dague, une épée… et même un ruban. Parmi eux, une femme se détache. Elle évolue au cœur du combat avec une grâce irréelle, dansant autour du monstre sans la moindre trace de peur. Je frémis, sa témérité me glace le sang.
La blonde me ramène à elle. Ses mains se posent sur mon épaule déchirée et une douleur fulgurante traverse mon corps, comme si elle arrachait les fils mêmes de mon âme.
— T’en fais pas. Ce n’était qu’un bébé… Ils sont plus bruyants que dangereux, à cet âge-là, murmure-t-elle dans un souffle apaisant.
Je veux lui hurler que cela n’a aucune importance. Qu’il soit jeune ou vieux, ma sœur est morte. Son sang, encore chaud, colle à ma peau, et aucun murmure ne pourra me faire croire que ce monde est autre chose qu’un tombeau.
— Ça va être douloureux Sary, Mord ça.
Elle me tend un morceau de bois. Je l’empoigne sans comprendre, le mâche comme une bête en cage. Et alors, ses mains se pressent contre mon cœur. Une lumière en jaillit. Pas froide. Pas blanche. Une chaleur organique, vivante. Qui pulse. Qui envahit. Mes os bougent, mes organes changent, ma gorge se contracte — je crie, je hurle, je me brise. La douleur est insupportable. Elle m’arrache des cris que je ne peux retenir.
Je n’ai même pas le temps de me demander comment elle connaît mon prénom. Qui sont ces gens ? Pourquoi moi ? D’où vient cette magie qui les entoure comme un manteau céleste ? Je suis noyée dans un torrent d’incompréhensions. Et pourtant, malgré les réponses qui fuient, mon corps se reconstruit. Chaque hurlement que j’arrache à mes entrailles est la preuve que je suis encore là. Chaque décharge me rappelle que je ne suis pas morte — mais en train de renaître dans la douleur.
Un homme me plaque au sol, violemment, m’empêchant de bouger. Je me débats, je brûle, je m’effondre encore. Et au final, tout lâche.
Mon corps.
Mon esprit.
Ma rage.
Ma volonté.
Je sombre.
Mais cette fois… je ne sais pas si c’est une fin, ou juste un nouveau commencement.
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