Chapitre 3 : la fin du cauchemar
Je me suis réveillée sans comprendre pourquoi. Ni bruit, ni mouvement, ni sursaut d’angoisse. Mon corps est étrangement calme, comme si une main invisible avait posé sur moi un voile de paix. Aucun cauchemar ne m’a tirée des songes, aucun bruit suspect ne m’a rappelée à la réalité. C’est un réveil doux, lent, presque irréel. Et là, je comprends rapidement: je viens de dormir. Vraiment dormir. Pas ce demi-sommeil nerveux, ce genre d’assoupissement où chaque craquement de branche ou souffle de vent te réveille le cœur affolé. Non, cette nuit, j’ai lâché prise. Pour la première fois de ma vie, peut-être. Mon esprit n’a pas dressé de barrière, mes muscles ne se sont pas tendus. Je me sens apaisée. Je découvre enfin ce que signifie dormir sans avoir peur. Dormir sans que la méfiance ne me dévore, sans que l’hypervigilance me cloue dans une boucle toxique. Mon corps apprend, maladroitement, à se reposer réellement.
Je savoure le moment encore quelques instants. Mes paupières, lourdes, se referment toutes seules, comme si mon corps refusait de quitter cette bulle irréelle. Tout est si tranquille, si paisible… J’ai un doute. Peut-être que je rêve encore ?
Je bouge un orteil, lentement, pour tester. Puis ma jambe. Ma peau effleure un tissu si léger que j’ai peur qu’il se déchire rien qu’au toucher. Un drap. Fin, fluide, presque fragile. Je le sens épouser les courbes de mon corps, me border sans m’enfermer. Et sous moi… un tissu moelleux, chaud, profond. Ça me soutient, m’enveloppe. C’est comme tomber dans un nuage. Un vrai lit, pas une planche, pas un tas de chiffons, pas de sol nu et glacé. Un lit digne d’un conte de fée.
D’un coup, mon cœur s'accélère et tous les événements de la veille me reviennent douloureusement en mémoire. Ce n'était donc pas encore un de ces cauchemars dont je suis championne. Imaginer la mort de Maelle a toujours fait partie de mes habitudes, comme pour ne pas trop souffrir le jour où ça arrivera. Mais finalement la douleur que je ressens dans mon cœur est tellement horrible que je n’aurai jamais pu m’habituer à cela. Elle se propage dans mon cœur, vive, elle ne ressemble même plus à une émotion. C’est un cri silencieux, un cri de détresse, un trou dans ma cage thoracique. Une part de moi a été arrachée sans anesthésie. L’idée même de vivre dans un monde sans elle m’est insupportable. Et pourtant… je respire encore. Je suis allongée dans ce lit, dans cette paix indécente, pendant qu’elle… est morte.
L’amour de ma vie est mort. Ma petite sœur…
Je croyais savoir ce qu’était le chagrin. Je l'avais côtoyé, souvent, en silence. Dans les ruines, chaque jour était signe de mort. On ne s’attache pas, on n’a pas le temps. On survit, c’est tout. J’avais fait de cette règle une armure. Mais Maëlle n’était pas comme les autres. Elle n’était pas une habitude que l’on perd, pas une silhouette de plus dans la brume des souvenirs. C’était ma lumière, mon ancre. Ma raison de continuer à avancer, même quand tout s’effondrait. Et maintenant… elle n’est plus là. Je n’arrive pas à croire qu’elle ne se relèvera pas. Que je ne verrai plus son regard curieux, qu’elle ne glissera plus sa petite main dans la mienne avec cette confiance aveugle. J’ai vécu pour la protéger. Et j’ai échoué.
Tout ce qui me reste, maintenant, c’est ce manque. Et cette question qui me ronge : à quoi bon survivre, si elle n’est plus là pour voir ce que je deviens ?
Penser comme ça me fait mal, trop mal. Chaque pensée m’entraine plus loin dans un gouffre dont je ne distingue plus le fond. Je voudrais fuir, chasser son visage de mon esprit.. mais il revient toujours. Les traits de Maelle me hantent : son sourire, sa voix, ses yeux pleins de vie. Ils s’imposent à moi sans prévenir, au détour d’un silence ou d’une lumière trop chaude. Je serre les dents. Son absence me brise de l’intérieur. Une douleur sourde, constante, comme une vague qui ne cesse de s’écraser contre mes côtes. Pourtant je sais, je le sens, qu’elle aurait voulu autre chose pour moi. Elle m’aurait probablement prise par les épaules, fixée droit dans les yeux et m’aurait dit : “Tu dois continuer, pour moi.” Alors je fais un choix, même si tout en moi hurle contre cette décision, je choisis de ne plus penser à elle. Pas maintenant.
Pas pour l’oublier, jamais je ne le pourrais. Mais parce que je dois respirer, comprendre ce nouveau monde. Ce monde que je vais devoir affronter sans elle.. Faire semblant peut être, me renforcer surement. Pour elle. Pour qu’elle continue de vivre à travers mon existence.
Je repousse les draps d’un geste brusque, comme pour effacer le visage de ma sœur qui continue d'apparaître dans mes pensées. Mes pieds touchent rapidement le sol : doux, presque soyeux. Il n'est pas froid, pas dur, pas jonché de déchets. La pièce est blanche, simple. Les murs, d’un blanc grisé, sont lisses. Aucun défaut n’est apparent, il n’y a aucune poussière sur les meubles. Seulement un bureau en verre, une chaise assortie, un lit et une étagère. Rien de plus. Pas d’armes. Pas de sang. Pas de vitres brisées. Pas de tâches qui racontent l’horreur. Et là, face à moi : un miroir. Immense. Magnifique.
Le reflet me fige et je ne peux empêcher de lâcher un cri de surprise.
Est-ce que c’est moi ?
Mes longs cheveux bruns glissent dans mon dos comme une cascade figée. Ils sont lissés, coiffés, ils n’ont plus rien du désordre que j’ai connu. Ma peau semble irréelle, trop blanche, presque translucide sous la lumière. Et cette odeur… douce, florale, enveloppante. Je sens bon, c’est absurde. Je ne devrais pas sentir bon. Mon corps a été lavé, soigné, habillé, mais pas par moi. Le short, la brassière autrefois immaculée.. tout est propre, neuf, comme sorti d’un monde qui n’a jamais connu la poussière et le sang.
Quelque chose cloche.
Je regarde mon reflet, ce visage que je reconnais à peine. Il me fait peur. Trop lisse, trop calme, trop intact. Où sont passés mes cernes, mes larmes séchées, mes cicatrices de veille ? Rien dans ce corps ne porte les marques de la perte. Rien ne dit que j’ai pleuré Maëlle jusqu’à ne plus pouvoir respirer. C’est comme si on avait effacé la fille que j’étais. Réinitialisée. Et ce nouveau moi… ressemble à ces filles du Mur. Celles dont le monde est pavé de tendresse et de silences polis. Celles qui n’ont jamais tremblé en tenant une main froide, celles qui ignorent ce que c’est que de survivre en décomposant chaque heure en fragments supportables. Une vie d’amour et d’ignorance.
Mais moi, je sais.
Et cette propreté ne fait que rendre mon chaos plus visible. Plus cruel.
Ceux qui m’ont sauvée… sont-ils des membres du Mur ? Est-ce ici, leur monde ?
Mais quelque chose ne va pas. Je le sens dans mes os, dans mon âme. Leur force, leur vitesse… ce n’était pas naturel. La fluidité avec laquelle ils ont bougé, comme s’ils dansaient sur une chorégraphie invisible, défiant toute logique. Pas un seul geste maladroit, pas une hésitation. Une perfection terrifiante, Mystique, Surnaturel, Presque angélique. Ce n'est pas humain.
Je veux croire que c’était un rêve. Que mon esprit, encore englué dans le deuil, me joue des tours. Mais je sais que ce n’est pas le cas. Quelque chose existe ici, quelque chose qui dépasse ce que l’on m’a appris à croire. Et je n’ai aucun repère, aucun manuel, aucune Maëlle pour me rassurer. Juste ce vide immense… et eux.
Mon esprit se dégage lentement du brouillard, et je prends enfin conscience de l’endroit où je suis. La chaleur de la pièce se fait oppressante — mais ce n’est pas une chaleur physique. C’est autre chose. Quelque chose qui serre la poitrine. Une tension. Un regard, je le sens, tapie dans le coin où la lumière ne pénètre pas. Une présence, silencieuse mais vibrante, qui me perce, me dissèque. Je ne l’entends pas, je ne la vois pas, mais je sais. Je sais qu’on m’observe. Que chaque millimètre de moi est passé au crible. Quand je me retourne, mon cœur cogne, prêt à fuir. Mais il n’y a rien — rien qu’une ombre. Une ombre qui grandit à mesure que le soleil s’efface dans la chambre.
Je me redresse, tremblante. Mes jambes sont étrangères, raides, maladroites. Mes muscles hurlent leur réveil, mes os grincent comme un vieux mécanisme relancé trop vite. Ce corps… il ne m’appartient plus. Il a été greffé, recousu, façonné. Et je vacille. Ma paume heurte le mur — rugueux, glacial. Un choc de réalité. Trop de sommeil… ou trop de mort.
Et là, comme un éclair dans le noir, le souvenir revient. Mon accident. Non, pas un accident. Un cauchemar. Je revois tout. Chaque fragment de douleur: mes cris, le sang, le mutant, la mort, la magie… Cette chose irréelle qui a traversé mon être et m’a arrachée à moi-même. Mes doigts glissent vers mon épaule. La cicatrice. Elle picote comme un secret brûlant. Elle est le seul point d’ancrage entre ce que j’étais… et ce que je suis devenue. Je l’effleure, je la sens. Elle est là, trop réel.
L’évidence est irrémédiable, je ne peux pas la remettre en cause. Ce n’est pas un “peut-être” accroché à l’espoir. Ma sœur est morte, définitivement. Et je peux retourner cette pensée dans tous les sens, la tordre, la nier, la reléguer au fond de ma mémoire — elle revient. Plus brutale encore. Pourquoi est-ce si dur à croire, alors que tout en moi le sait déjà ?
Et la magie… bon sang. Elle existe. Je l’ai vue, sentie, subie. C’est ce feu dans mon cœur, ce combat irréaliste, cette force surhumaine, cette guérison contre nature.. Ce n’était pas un rêve, ni une hallucination sortie de mon cerveau trop abimé. C’était là, et c’est toujours le cas. Je suis réveillée dans un monde qui ne ressemble plus au mien. Trop neuf pour être vrai. Trop silencieux pour être rassurant. Et moi, je suis seule. Seule avec mes souvenirs, avec cette cicatrice sur mon épaule et ce silence qui hurle à ma place. Un silence que je maudis, parce qu’il ne me laisse aucun répit. Parce qu’il m’oblige à penser. À ressentir. À survivre.
La présence se resserre autour de moi. Elle n’est plus simplement là — elle pèse, elle pulse, elle me traverse comme une onde invisible. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et me tire hors de mes rêveries. Il faut que je sorte d’ici. Maintenant. Alors je pivote sur moi-même, le souffle court, les paumes moites. Mes yeux fouillent la pièce : pas de porte, pas de fenêtre, pas même la moindre trappe dissimulée. Rien. Que des murs lisses, froids, opaques. Une géométrie parfaite et silencieuse, faite pour étouffer, pour retenir. Une cage sans barreaux, mais dont chaque surface murmure : tu ne partiras pas. Je cherche, je fouille, je gratte du bout des ongles — rien. Pas une fente, pas un souffle, pas un soupçon de faille. Alors je hurle. Je mets tout ce qu’il me reste dans ce cri. Ma douleur, ma panique, ma rage. Mais il n’y a que le silence qui me répond. Le silence est plus lourd encore que la présence que je sens dans l’ombre. Personne. Pas un mot. Pas un souffle humain pour me ramener à la réalité. Rien que moi, ma cage, et ce sentiment d’être scrutée, jaugée, mesurée.
Mais le silence ne dure pas. Il se brise soudain, non pas par un son, mais par une sensation — un vertige qui m’arrache à mes pensées. Ma gorge se contracte, ma respiration s’emballe. J’étouffe. Mon corps, lui, tremble. Mon ventre se tord, j’ai chaud, j’ai peur. Mon sang pulse dans mes oreilles, ma vue se brouille lentement. Tout tangue, tout se referme devant moi. La pièce devient trop étroite, trop dense, trop vivante. L’air semble me repousser, comme s’il voulait m’expulser. Et cette présence… elle est là, elle s’intensifie, elle m’écrase sans me toucher. Chaque fibre de mon corps veut fuir, mais je suis prise au piège. La présence est invisible mais si intensément vivante que j’ai l’impression qu’elle est réelle. Ça me ronge. Ça m’obsède. Comme un animal trop lent. Je perds pied et je tombe au sol, à genou.
Soudain, je me fige. Un souffle — chaud, presque brûlant — glisse contre ma nuque. Lent, calculé. Un frisson remonte ma colonne, il est incontrôlable. Un corps se colle au mien, avec une délicatesse qui me met en alerte et me force à me remettre debout. Il est trop proche. Bien trop proche. Sa respiration est là, logée dans le creux de mon oreille, comme un animal sauvage. Chaque souffle est une morsure silencieuse sur ma peau. Ses mains se posent sur mes hanches, avec une douceur déroutante. Troublante. Pas de menace, pas de force. Juste… la connaissance parfaite de mes failles. Comme s’il savait exactement comment me toucher sans réveiller ma terreur. Comme si mon corps, malgré lui, reconnaissait quelque chose.
Il me fait pivoter, lentement. Précautionneusement. Et alors, nos regards se croisent.
Le temps se plie. Mon cœur explose dans ma poitrine, il frappe si fort que j’en perds le souffle. Ses yeux... je ne les comprends pas. Ils ne sont ni humains ni monstrueux — ils sont autre chose. Un mélange d’intensité, de silence, de mémoire. Un brun doré, presque jaune. Et au fond de ses iris je jurerai y voir des flammes danser, lentement. Elles vivent en lui et ça me consume de l’intérieur.
Ma voix sort, brisée, haletante.
— Tu… tu es réel ? Tu es là, vraiment là ?
Il esquisse un sourire à peine visible, juste un coin de lèvre soulevé. Ses yeux plongent dans les miens, cherchent quelque chose. Et puis, délicatement, il caresse la paume de ma main avec son pouce.
— Je suis là, Sarya, depuis le début.
Sa voix.. C’est la première fois que je l’entends. Elle est rauque, grave, belle et inexplicablement familière. Comme le souvenir d’un amant passé.
Et là, tout s’aligne. Je me rappelle. C’est lui, l’homme du combat. Celui qui m’a sauvée du mutant. Je le reconnais presque trop facilement et je crois qu’il le sait, car son sourire s’intensifie.
Ses traits sont taillés au scalpel — chaque ligne semble sculptée par quelque chose de plus grand. Sa peau à la chaleur du sable ancien, dorée, vivante. Ses cheveux d’un noir profond, comme sa moustache et son bouc parfaitement dessinés, contrastent avec la lumière étrange qui l’entoure. Il émane de lui un parfum de mystère, de danger, d’autorité. Un feu contenu qui ne demande qu'à sortir. N’importe quel autre inconnu me ferait hurler, je me serai débattu ou j’aurai fuis à l’autre bout de la pièce. Mais pas avec lui. Parce qu’au fond, je le sais.
Je le connais.
Depuis toujours.
— Qui es-tu ? dis-je, dans un murmure.
— Nox, Nox Morwin. Je suis ton gardien céleste et un démon.
Il me relâche doucement. Ses mains quittent mes hanches avec la lenteur d’un adieu, mais ses yeux, eux, restent fixés aux miens. Il ne m'observe pas pour me dominer, mais pour lire en moi. Comme s’il attendait un signe, une fissure, une réaction. Moi, je ne cille pas, je ne dis rien. Je reste stoïque, mes yeux plantés dans les siens. Mais à l’intérieur je sens que je perd pied. Je ne comprend pas, tout en lui crie l’impossible. Sa force, son regard, cette familiarité. Tout. Un démon ? Un gardien ? Impossible.
Ma gorge se serre.
Je le regarde sans vraiment le voir. Ses mots résonnent, s’enroulent autour de moi comme une brume dense. Je suis ton gardien céleste... et un démon. Je ne les comprends pas. Pas vraiment. Mais je les ressens. Dans mes os, dans mon souffle, dans cette tension étrange qui m’enlace depuis mon réveil. Une vérité sourde s’abat sur moi.
— Ou.. Où est ce que je suis ? ma voix est tremblante, fêlée. Je veux sortir.
Il reste silencieux un instant, il réfléchit à sa réponse. Puis il incline légèrement la tête, presque compatissant.
— À la frontière, dit-il enfin. Entre ce que tu étais… et ce que tu es en train de devenir.
Je suis là, debout face à lui, immobile, tandis que mon corps hurle en silence : Fuis. Éloigne-toi. Mais je ne bouge pas. Comme si une part enfouie de moi savait qu’il détient plus que des réponses — une clé. Celle de cette pièce, peut-être… mais surtout celle de moi-même. Et une vérité étrange, lourde, s’installe sur mes épaules. Cet endroit… ce n’est pas un lieu, c’est un seuil. Un passage entre ce que j’étais et ce que je dois devenir. Et je l’ai franchi sans comprendre. Sans retour possible.
Je ne peux pas m’en empêcher, ses mots tournent, encore et encore, dans ma tête. Sans logique. Sans fin. Comme une incantation oubliée. Gardien céleste... et démon. Tout en moi résiste à cette vérité. Elle défie toutes les règles. Un gardien protège. Un démon consume. Ils ne coexistent pas — et pourtant, ils vivent en lui. Et il le dit sans trouble, sans détour, avec la sérénité inquiétante de quelqu’un qui sait exactement ce qu’il est. Mon corps prend peur avant même que mon esprit en comprenne la cause. Mais Nox s’arrête. Il ne tente rien. Il m’observe, simplement. Son visage est figé dans une gravité douce, presque humaine. Et puis il recule à son tour. Lentement. Comme si ma peur méritait du respect. Comme s’il refusait de briser quelque chose en moi.
Il s’assied sur la chaise en verre, en face du lit. Une posture tranquille, presque familière. Il attend. Moi, je vacille, je m'effondre sur le matelas sans même m’en rendre compte. Mon souffle est haché, irrégulier. Je suis choquée, transpercée par ces vérités.
— Et maintenant ?
Ma voix n’est qu’un souffle, suspendu entre deux réalités qui ne veulent pas se rejoindre.
Nox ne répond pas tout de suite. Il baisse les yeux, se penche en avant, coudes sur les genoux. Ses mains jointes, comme s’il cherchait les bons mots dans son esprit. Puis il relève la tête, me fixe avec cette intensité calme qui me fait frissonner.
— Maintenant, tu choisis.
— Choisir quoi ?
— Oublier.. Ou apprendre.
Je le fixe, surprise. Mes mains se crispent sur le drap et mon front se plisse. Je suis perdue, complètement. Je ne sais même plus ce que je suis censée ressentir. Hier encore, je pensais être une fille, une survivante comme tous les autres. Une femme avec ses propres blessures, ses silences et ses secrets. Et aujourd’hui.. je suis face à un être qui se dit démon et gardien. Un être qui semble me connaître mieux que moi-même.
— Apprendre quoi ? ma voix se casse.
Il incline lentement la tête, et cette fois, c’est lui qui semble ne pas comprendre ma question.
— Apprendre qui tu es, qui tu as toujours été, murmure-t-il, comme un secret. Tu crois que tu es née humaine, Sarya ?
Mon prénom dans sa bouche me donne le vertige. Il le prononce avec une familiarité qui me trouble, comme s’il l’avait toujours porté en lui, comme s’il avait attendu ce moment depuis des siècles. Quelque chose cogne, oui, contre ma mémoire, contre mon être, un souvenir avorté, une impression tenace, une sensation, un goût, un nom peut être.. Mais rien ne vient, comme une sensation d’avoir la réponse à une question qui n'existe pas.
— Je.. je ne comprends pas.
Nox se redresse d’un coup, comme si j’avais dit la pire horreur du monde. Son visage change d’expression et quelque chose se brise dans son regard. Il s’approche, doucement, pose sa main sur la mienne et ferme les yeux. Son souffle est irrégulier, comme si ma simple incompréhension avait ouvert une faille en lui. Il ne parle pas, mais son silence est plus éloquent que tous les cris. Ce n’est pas de la colère, ni du reproche. C’est une douleur ancienne, nostalgique.
Sa main sur la mienne pulse d’une chaleur étrange — pas simplement humaine. Il ne me tient pas, il ne m’emprisonne pas. Il s’appuie sur moi. Comme s’il avait besoin de ce lien pour rester présent. Pour ne pas se dissoudre dans l’ombre.
— C’est impossible…
Sa voix a changé, elle tremble.
Il ouvre brusquement les yeux et je comprends aussitôt : il panique. Sans un mot, il se redresse d’un coup, vif, brutal. Sa chaise de verre grince à peine sous l’élan, comme si elle retenait aussi son souffle. Il se met à faire les cent pas dans la pièce, tel un félin nerveux en cage, les épaules tendues et les poings fermés. Son calme s’est évaporé, disloqué par quelque chose que je n’arrive pas à nommer. Je sens son trouble comme une onde qui déchire l’air entre nous. C’est physique. Viscéral. Presque violent.
Et d’un coup, l’atmosphère change.
L’air devient dense, brûlant. Une pression s’installe, elle est oppressante. Ma gorge se dessèche, mes poumons se battent pour respirer. Mon cœur s’affole. Et là… je la vois.
La brume.
Noire. Épaisse. Elle s’échappe lentement de la peau de Nox, comme un poison en suspension. Une vapeur vivante, chargée de colère et de peur. Elle glisse sur ses bras, serpente autour de ses jambes, s’étire vers le sol dans une danse sinistre. Ce n’est plus un homme. C' est un démon. Pour de vrai. Pas comme dans les contes, pas comme dans les récits. Il est la part brûlante du monde que personne ne veut voir. Et pourtant… c’est lui, mon gardien. Et je comprends que s’il perd le contrôle maintenant, ce ne sera pas la pièce qui s’effondrera, c’est moi.
Alors, sans réfléchir, d’une voix plus forte que ce que je le voulais, je crie :
— Nox, calme toi !
Le silence qui suit est brutal. Ma voix s’est répercutée dans la pièce comme un éclat brisé, et dans son nom, quelque chose a basculé. Il s’arrête net.
Ma voix fend l’air comme une lame. Une respiration, un éclat noir… et plus rien. Son regard se fige, son corps tremble. Et l’instant d’après… il se dissout. Un frisson glacial me traverse l’échine alors que son corps se fond lentement dans les ombres. Une respiration rauque, un éclat noir fugace… et plus rien. Il a disparu. Comme s’il n’avait jamais été là.
Je reste seule, à moitié assise sur le bord du lit, les draps froissés entre mes doigts. L’air est plus lourd que jamais. Le silence me dévore. Et mes pensées — elles, n’ont rien de sage.
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