Chapitre 4 : Le deuil
Je ne saurais dire quel jour nous sommes, ni même l’heure. Ici, le temps ne s’écoule pas : il s’effrite, silencieusement, entre les murs pâles de cette pièce close. Peut-être des jours. Peut-être des semaines. La lumière naturelle a disparu depuis longtemps, emportant avec elle toute notion de rythme ou de réalité. Mon corps se fane, lentement, privé d’air, privé de gestes humains. Il devient une enveloppe inerte, tandis que mon esprit s’accroche à des bribes de souvenirs, comme des lucioles dans la nuit. Les seuls repères qui me restent sont les repas déposés sur le bureau, toujours à heure indéfinie, toujours accompagnés de vêtements propres : une brassière et un short blanc. L’uniforme du silence. La répétition mécanique de ces gestes invisibles me pousse à croire que je suis encore vivante — ou du moins que quelqu’un, quelque part, sait que j’existe.
Une porte est apparue peu après le départ de Nox. Au début, je croyais à une hallucination. Mais quand je l’ai ouverte, j’ai découvert une salle de bain entièrement équipée, propre et coloré. Un contraste si fort avec la chambre que j’en suis resté figée quelques instants. C’était.. presque trop.
Mes journées, elles, se déroulent dans un demi-sommeil, lourd et cotonneux. Je dors pour fuir, sans repos. Et mes nuits sont devenues douloureuses. Je ne ferme plus les yeux : je les plante dans le plafond blanc, à la recherche d’un motif, d’un relief, d’un signe. Je pense, je parle, je ressasse. A quoi bon lutter contre l’insomnie quand le silence est tout ce qu’il reste ?
Ici, personne n'est revenu, comme si j’avais été effacée, oubliée.
Et parfois, malgré tous mes efforts pour l’en empêcher, Maëlle réapparaît dans mon esprit. Sans prévenir. Son regard, limpide et pénétrant, me traverse. Sa voix, à la fois douce et pleine d'élan, résonne dans le silence. Elle s’impose — trop éclatante, trop présente pour rester enfouie dans les replis de ma mémoire.
À chaque intrusion, je détourne la tête, par réflexe, dans l’espoir dérisoire de freiner le raz-de-marée qui se forme en moi. Je tente de contenir ces émotions qui menacent de m’engloutir entièrement. Car je sais que, si je les laisse couler, elles m’emporteront au fond de ce chagrin que je m’efforce de dompter. Le deuil n’a rien d’un voile paisible : il est une morsure lente, une pluie acide qui ronge les souvenirs et la volonté. Oublier devient une lutte contre soi-même — une douleur sourde, persistante, presque physique.
Mais tout a basculé au bout de la troisième nuit. Dans la douceur de mes rêves, elle est revenue.
Elle était là, entière, respirante, presque tangible. Ses cheveux ondulaient autour de son visage, irradiant une lumière douce. Elle m’offrait ce sourire unique qu’elle gardait pour les moments tendres — lumineux, teinté d’ironie, traversé par une affection profonde. Ses yeux pétillaient, me regardaient avec cette malice tendre que je croyais perdue. Et son nez, ce petit nez qu’elle plissait lorsqu’un fou rire la submergeait… tout était là. Et elle n’était pas seule. Derrière elle, nos parents se tenaient la. Leurs silhouettes baignées d’un calme heureux, les visages éclairés d’amour. Ils me regardaient, à distance, mais leur présence emplissait l’espace. Leurs mains se levaient dans ma direction — un geste doux, rassurant, porteur d’une promesse silencieuse : "Nous sommes là. Et nous le serons toujours." Cette nuit-là… j’ai enfin laissé les larmes couler.
Les larmes ont coulé alors que je dormais encore, tièdes, légères, presque réconfortantes. Je me suis laissée aller — sans résistance, sans honte. C’était un abandon doux, intime. Une faille enfin ouverte, non pas pour me perdre, mais pour me libérer. Cette faiblesse n’avait rien de fragile ; c’était une délivrance. Pour moi. Pour eux. Pour elle. Et lorsque je me suis éveillée, le souvenir encore suspendu dans l’air, mon cœur engourdi par la tendresse du rêve, j’ai senti quelque chose changer. Un allègement. Une respiration nouvelle. Une tension enfouie s’était dissipée, un poids ancien avait cessé de peser sur mes épaules. Il y avait en moi une brèche refermée, lentement, patiemment. Maëlle ne m’a plus quittée depuis.
Je pense à elle, à sa mort, à tout ce qu’elle a représenté, et je pleure encore — mais ce n’est plus le même chagrin. Chaque larme qui glisse sur ma peau me fortifie. Elle m’apaise. Elle lave les cicatrices que j’avais si longtemps refusé d’affronter. Ces larmes, discrètes et sincères, referment peu à peu cette plaie silencieuse qui palpite depuis son départ. Ce n’est pas l’oubli. Ce n’est pas la fin de la douleur. C’est autre chose — une paix fragile, mais réelle. Et dans chaque soupir, chaque battement de cœur un peu moins lourd, je retrouve un éclat d’émotion que je croyais perdu : un sourire, timide d’abord, puis plus franc. Un sourire né du manque, du souvenir… mais surtout, de cet amour profond et indélébile.
Puis, soudain, quelque chose vacille dans l’équilibre silencieux de la nuit.
Je me réveille brusquement, le souffle court, le cœur battant dans mes tempes comme une alarme intérieure. L’air est dense, chargé d’une électricité étrange — pas tout à fait menaçante, mais profondément inhabituelle. La chambre entière semble suspendue, prise dans un silence épais, presque irréel.Et là, au pied du lit, mon regard est attiré par un éclat doré. Un point de lumière, minuscule mais vibrant, commence à s'étirer sur le mur de pierre. Lentement, ses lignes s’allongent, se croisent, se précisent... jusqu’à former une silhouette, parfaitement rectiligne. Une porte. Là où il n’y avait auparavant que du roc brut. Elle ne s’impose pas brutalement — elle se révèle. Elle se dessine à la cadence de mon souffle, et s’ouvre enfin, d’un battement silencieux.
Un souffle d’air s’en échappe, doux et furtif. Il frôle ma peau avec la délicatesse d’une caresse oubliée, et un frisson parcourt mon échine. J’ouvre grand les yeux, incertaine, clignant plusieurs fois comme pour dissiper les brumes d’un rêve. Mais une nouvelle bourrasque, plus sèche et plus vive, me traverse, me cueille au creux du ventre. Et cette fois, je sais : ce n’est pas un rêve.
Je me redresse, lentement, hésitante. Mes jambes tremblent — non de peur, mais d’une excitation indomptable. Mon souffle est saccadé, mon esprit en alerte. Il y a, à cet instant, une promesse invisible. Le pressentiment que je suis sur le seuil de quelque chose d’immense. Peut-être est-ce la fin de cet enfermement. Peut-être vais-je enfin comprendre où je suis... pourquoi. Et surtout, qui je suis réellement. Mon corps hésite. Le doute me retient, tend ses fils invisibles autour de moi. Mais mon âme, elle, avance déjà. Elle a reconnu l’appel, elle ne flanche pas. Quelque chose m’attend là-bas. Mais avant d’avancer, je jette un dernier regard derrière moi. Le cœur serré. Non pas par la peur… mais par le sentiment très précis que rien ne sera plus comme avant.
La pièce où j’ai versé tant de larmes, attendu si longtemps, me semble soudain transfigurée. Elle n’est plus ce lieu d’enfermement, mais un espace apaisé, presque familier. Le silence ne pèse plus : il enveloppe, il écoute. Il est devenu le témoin discret de mes combats intérieurs, des souvenirs douloureux que j’ai affrontés, de ma résistance silencieuse face à la douleur… jusqu’à cette nuit. Et dans ce calme inattendu, Maëlle apparaît doucement dans mes pensées. Elle ne parle pas. Elle sourit, ce sourire qui m’a toujours portée — vaste, chaud, enveloppant. Elle est là, sans l’être tout à fait. Sa présence ne bouscule rien. Elle s’installe dans mon esprit avec une délicatesse fraternelle, sans bruit, sans urgence. Je l’imagine debout, au bord de ma mémoire, telle une silhouette baignée de clarté.
Je lui adresse un geste, petit, hésitant. Un signe chargé d’émotion. Peut-être un adieu, peut-être une promesse de retrouvailles. C’est un mouvement d’amour pur — fragile, mais vrai. Elle me répond sans un mot, d’un clin d’œil léger et complice, plein d'assurance tendre : « Vas-y. Tu peux. Je suis là. »
Alors une chaleur douce monte dans ma poitrine. Ce n’est plus le poids du chagrin. C’est une paix nouvelle, inattendue. Je ferme les yeux, juste un instant, pour graver son image une dernière fois. Et je la laisse partir — non dans l’oubli, mais dans une forme de liberté. Il est temps. Temps de laisser le deuil évoluer, de le transformer en quelque chose de vivant. Temps d’ouvrir un espace pour autre chose : pour la lumière, pour l’amour, pour moi.
Il est temps de passer cette porte, et de marcher vers ce qui m’attend.
Annotations