Chapitre 5 : Première épreuve
La poignée de métal se tord sous mes doigts, rugueuse et rouillée. Elle gémit longuement, une plainte sourde qui résonne dans l’air figé autour de moi — un cri ancien, grave, presque solennel. Une mise en garde. Un murmure du lieu lui-même, peut-être, comme s’il voulait me prévenir que rien ne sera plus pareil après ce geste.
Mais il est trop tard pour hésiter.
Je pousse.
L’air me frappe à l’instant où la porte s’ouvre. Un souffle glacé, chargé d’un silence compact, presque solide. Il envahit mes poumons et semble ralentir mes pensées. Je fais face à un noir total — pas une simple obscurité, mais un gouffre. Un vide dense, étouffant, où les contours du monde ont disparu. Un néant affamé, qui absorbe tout : les formes, les sons, les couleurs… les certitudes.
Je fais un pas. Lent. Calculé.
Et déjà, l’eau m’avale les chevilles. Gelée. Mordante. Une morsure qui remonte le long de mes jambes et déclenche un spasme involontaire. Ma respiration se fige, mes muscles se raidissent. Mon instinct crie halte, mais je reste là, immobile, entre la peur et l’excitation.
— C’est quoi ce bordel ? je murmure.
Mais ma voix ne se contente pas de mourir dans l’air — elle rebondit, amplifiée, renvoyée par les parois invisibles d’un espace que je devine immense. Et en réponse, au fond de la pièce, une explosion blanche, brutale, perce le noir. Elle tranche l’obscurité avec une violence glacée. Et dans ce faisceau presque irréel, une silhouette se dessine. Immobile. Dressée comme une gardienne.
C’est une femme.
Elle reste silencieuse, son corps fixe, tendu, maîtrisé. Puis elle lève le bras vers moi, me désigne sans un mot. Je ne réfléchis pas, je marche.
Je sens l’eau s’élever autour de moi. Elle s’infiltre partout — autour de mes mollets, de mes genoux, puis jusqu’à ma poitrine. Mon short détrempé claque contre ma peau, ma brassière tremble sous l’air glacial. Chaque pas est un combat. Mon corps tremble, tiraillé entre le froid, la peur, et cette curiosité irrépressible.
— Stop.
Sa voix éclate, elle est sèche, autoritaire. Elle aussi fait écho dans la pièce, à son tour. Je m'arrête donc aussitôt, le cœur battant à m’en faire éclater la cage thoracique. Mes pieds s’enfoncent dans le sol froid et un frisson me traverse. Mes jambes tremblent encore plus fort et ma mâchoire se crispe.
Et soudain, je sens quelque chose passer près de moi, dans l’eau. Un contact furtif. Petit. Gluant. Trop rapide pour être vu, mais suffisant pour arracher à mes lèvres un cri — un cri d’enfant,
— Ne bouge pas, ordonne la femme. Fais-toi violence, Sarya.
Elle m’appelle.
Elle connaît mon nom.
Ce n’est pas surprenant. Elle a l’énergie de quelqu’un qui sait tout, je le sens. Comme ceux qui sont venus avant moi. Comme ceux qui attendent encore.
Le dégoût me tord les entrailles dès que la chose revient. Elle serpente autour de mes jambes, lente et visqueuse. Chaque frôlement fait bondir ma peau ; mes poings se ferment, tremblants. Une nausée me monte à la gorge à l’idée qu’elle puisse m’attaquer — qu’elle attende juste le bon moment pour plonger ses crocs dans ma chair. Tout en moi crie fuite : mes nerfs, mon instinct, même mes larmes. Je veux hurler, me débattre, exploser le monde autour de moi. Mais je reste.
Je tiens bon.
— Si tu veux comprendre… alors écoute.
Sa voix est calme, presque grave. Une voix qui coupe le chaos avec autorité. La femme s’avance — ou plutôt, elle glisse. Sa robe, longue et parfaitement ajustée, oscille sans bruit. Et là, sous cette lumière crue, je comprends : ses pieds ne touchent pas l’eau. Elle flotte. Elle défie les lois de mon monde. Et doucement, son visage émerge des ombres. Je reconnais ses traits : elle m’a déjà sauvé. Il y a longtemps. Elle m’avait guéri, à la mort de Maelle. À présent, elle revient — non plus en guérisseuse, mais en messagère.
— Il y a plus de vingt ans, bien avant ta naissance, les Mutans sont sortis des entrailles de la terre. Des bêtes affamées de destruction. Ils ont égorgé nos enfants, éventré nos refuges, brûlé tout ce que nous avions bâti. L’humanité s’est brisée. Et face à l’anéantissement, anges et démons ont posé leurs armes, sceller une trêve.
Elle s’interrompt. Un silence tendu flotte dans l’air. Ce genre de pause qui prépare une vérité trop lourde à entendre.
— Unis, ils étaient encore trop peu. Alors ils ont décidé de créer une lignée nouvelle. Une fusion. Des êtres capables de porter leur sang. Des demi-célestes. Des élues.
Sa voix s’est faite plus douce. Elle s’approche, si près que je sens son souffle sur mon visage. Il porte une odeur étrange : un mélange d’encens noir, de métal chauffé, et de souvenirs lointains. Je me raidis, prête à encaisser ce que je sens venir. Prête à résister. Et la chose — ce serpent, cette anguille, cette entité rampante — s’enroule à nouveau autour de mes chevilles. L’eau, elle, est glaciale, mais je ne bouge pas. Je le refuse. Refuser de céder, refuser d’abandonner.
— Tu es l’une d’entre elles, Sarya, transformée alors que tu n’étais encore qu’un embryon dans le ventre de ta mère. Et aujourd’hui, maintenant que tu as passé ton vingtième anniversaire… tu es enfin prête à rejoindre nos rangs.
Sa voix résonne, puissante. Je ne sais plus ce qui vibre — le sol, l’eau ou mon propre sang. Mes émotions battent à chaque mot. Et la créature lovée à mes chevilles, silencieuse depuis quelques instants, semble s’immobiliser elle aussi. Tout autour de moi semble se suspendre, attendre.
— Rejoindre vos rangs.. ?
Ma question fend l’air. Elle contient la peur, mais aussi un feu naissant. Je veux comprendre. Je veux choisir.
Ma voix tremble. J’ai la gorge serrée. Je ne sais même pas pourquoi je pose la question, j’ai déjà deviné une partie de la réponse. Je vacille, étranglée par une gorge trop serrée pour former des mots clairs.
La femme incline légèrement la tête. Sur ses lèvres, il y a quelque chose qui ressemble à un sourire… ou à une épée. Une expression ambivalente, tranchante.
— Pour rétablir l’équilibre. Pour ramener la paix sur une terre qui a oublié jusqu’à son propre battement. Les Mutans ne se cachent plus. Ils évoluent, ils s’adaptent, ils chassent. Le massacre des hommes n'était qu’un prélude. À présent, ils attendent. Ils attendent que nous détournions le regard, pour abattre ce qui reste : nos bastions, nos enfants… nos murailles. Détruire les enfants du mur.
Son regard m’enlace, m’écrase, me traverse. Une ligne glaciale court le long de mon dos.
— Depuis ta naissance, tu as été marquée. Pas pour survivre. Pour transcender. Tu es destinée à devenir bien plus que ce que ce monde t’a permis d’imaginer. Un être exceptionnel, mi humaine, mi céleste.
Elle tend la main vers moi.
Sa paume est ouverte, et dans son centre brûle un symbole incandescente : un cercle parfait, bordé d’ailes et de cornes. Une cicatrice ancienne. Un pacte vivant. Une vérité tatouée dans le silence.
— Viens, rejoins-nous.
Je baisse les yeux. L’eau monte encore, m’arrivant presque au menton. La lumière décline ; elle ne réchauffe plus, elle se retire doucement. Il me reste peu de temps. Et je comprends enfin: ce n’est pas l’eau qui tremble. C’est moi.
Une partie de moi se redresse, plus droite, plus fière. L’autre tremble, une gamine apeuré dans un corps de femme chargé de responsabilité.
— Et si.. je ne suis pas prête ? Je murmure, presque pour moi.
Ma voix n’est qu’un souffle. Un doute chuchoté, presque honteux. Mais aussitôt, une réponse s’impose. Pas de l’extérieur. Pas même de moi. Elle naît ailleurs.
Nox.
Sa voix perce l’espace : rauque, éraflée, familière. Elle est la mémoire, la force, l’écho de tout ce que j’ai oublié.
— Tu l’es. Tu portes le sang des cieux.. et tu y as survécu. La ou des milliards d’autres cœurs se sont éteints avant d’avoir battu une seule fois, le tien a tenu bon.
Je regarde partout autour de moi, comme si tout ça n’était pas dans ma tête.
— Tu n’es pas un miracle, mais une volonté. Tu es l’espoir du monde, entre tes mains et celles de tes semblables nous sommes prêts à y laisser le destin du monde. Notre destin... Tu n’as pas été créée pour fuir, tu as été choisie pour changer le cours d’un monde trop longtemps tombé dans l’ombre. Alors accepte, car tu ne seras jamais seule.
La voix de Nox s’éloigne, comme un rêve qu’on veut continuer. L’obscurité n’est plus une menace, mais une promesse. Je le sens : ce n’est pas la fin de mon histoire, mais le commencement.
Je fixe sa main tendue, immobile au milieu d’une lumière qui vacille comme un feu fatigué. Chaque battement de mon cœur fait trembler l’air. Le monde s’efface lentement, comme s’il attendait ma décision pour reprendre sa forme.
— Ton gardien a parlé, souffle-t-elle, sa voix douce mais chargée de certitude. Je l’ai entendu aussi.
Je ne suis pas surprise. Comment pourrais-je l’être, après tout ce que j’ai vu ? La présence de Nox, qu’elle soit tangible ou invisible, a laissé en moi une empreinte étrange — un manque douloureux, mais familier, comme si mon cœur s’était souvenu de quelque chose qu’il n’avait jamais connu.
Je voudrais poser mille questions. Mais elles s’entrechoquent et se perdent dans le tumulte de mes pensées. Il me reste peu de temps. Et pourtant, le moment semble suspendu. Je cligne des yeux. Encore. Et encore. L’obscurité s’épaissit, s’installe comme une couche de réalité nouvelle. Je prends une inspiration lente. L’air semble lourd. Chargé de sens. De tension. De promesse.
C’est l’ultime seuil.
— Je ne suis pas prête, je murmure. Mais je viens quand même.
L’anguille, ou ce qui y ressemblait, relâche sa prise avec une lenteur presque solennelle. Comme si un pacte avait été scellé. C’est peut être ce que je viens de faire.. Une chaleur se répand dans mon corps. Elle monte de mes entrailles comme une vague mêlée de peur, de vide et de soulagement. Mon corps, ankylosé par le froid, se remet à bouger, lentement. Mes pieds quittent doucement le sol obscur, et ma peau se détache de l’eau. Je suis portée par quelque chose de plus grand. Une force invisible, douce mais ferme. Divine. Le liquide ne me retient plus — il m’accepte.
Je flotte.
Le liquide épais ne me retient plus, il me porte. Il m’accepte. Je sens un poids tomber de mes épaules. Une permission que l’on m’accorde, un passage qu’on m’autorise. Et pour la première fois depuis des jours, je me sens libre.
Je sens le poids du monde glisser de mes épaules. Comme si l’univers lui-même me disait : « C’est le moment. » Et pour la première fois depuis si longtemps, je me sens libre. La paume de la femme, toujours tendue, brille de plus en plus dans l’obscurité. Elle n’attend que moi, elle m’appelle.
Je tends la main, moi aussi. Et je la saisis.
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