Chapitre 6 : Seconde Epreuve
Le contact fut brutal et doux à la fois. Sa peau est fraîche, presque gelée, mais vivante. Un frisson m’envahit de nouveau, mais cette fois, ce n’est ni de peur, ni de froid. C’est un frisson d’excitation.. ou de reconnaissance. C’est fait. Je vais vivre. En réponse à cette décision, la lumière réagit. Elle s’intensifie une dernière fois — comme un souffle retenu trop longtemps. Puis elle s’éteint. Pas dans la brutalité. Mais avec une lenteur infinie, s’effaçant couche par couche, comme si elle se retirait pour laisser place à ce qui doit venir.
Il ne reste que nous.
Deux corps. Une main dans l’autre.
Et ce noir, là… ce n’est pas un abîme.
C’est un seuil.
Un commencement.
Parce qu’on ne peut pas porter la lumière sans avoir connu la nuit.
Le contact de sa main m'a aspirée, littéralement. Pas comme une prise, ni comme une impulsion. C'est plutôt léger, lent, comme un passage entre deux mondes. Mon corps se détache de la réalité et je perd pied. La gravité n'existe plus pendant quelques instants et mon corps flotte, presque trop léger. Le noir, lui, ne m'éffraie plus, il est réconfortant. Il est doux, presque intime.
Puis quelque chose pulse dans l'obscurité, une lumière dorée, vivante. Elle bat lentement, comme un cœur ancien, oublié, qui se souvient de moi. Et devant moi, le vide se sculpte. Des arches émergent, taillées dans une pierre blanche qui semble respirer. Les symboles gravés vibrent, murmurent dans une langue que je ne connais pas mais que mon corps comprend. À chaque pas, le sol s’éveille, se reconstruit juste sous mes pieds. Je ne flotte plus. Je marche.
L’eau ? Disparue.
Le froid ? Dissous.
Sous mes pas, le marbre noir frémit. Des veines dorées le traversent — mais ce n’est pas de l’or. C’est autre chose. On dirait du sang. Ancien. Sacré. Et il s’écoule en moi autant qu’en dessous de moi. Je suis sur le chemin. Je ne sais pas ce qu’il promet. Mais je sais que je suis attendue.
Nous arrivons enfin. Main dans la main.
La pièce est circulaire, suspendue dans l'espace, sans murs ni limites. Les étoiles nous entourent, mais je sens qu'on n'est pas vraiment dans le ciel. On est ailleurs, dans un interstice entre le réel et l'impossible. Au centre, un pilier de cristal lévite, cerclé de racines dorées qui s’enfoncent dans le sol comme des serres anciennes, comme la mémoire de quelque chose qui ne veut pas lâcher prise. C’est magnifique. Incroyable.
Mais je ne suis pas choquée.
Je ne peux plus l’être.
Je suis juste... admirative. Comme si tout ce que je vois faisait déjà partie de moi.
La lumière du cristal pulse encore. À chaque battement, la pièce respire. Elle s’éclaire, elle nous révèle. Et dans l’ombre lointaine, des murmures s’élèvent. Des voix, comme des prières oubliées, portées par le souffle des esprits anciens.
Puis elles apparaissent.
Des dizaines de présences se matérialisent autour de nous. Silencieuses. Imposantes. Certains vêtus de robes noires, d’autres de robes blanches, toutes marquées d’un symbole unique. Ils ne parlent pas. Leur aura est palpable, électrique. Ils m'évaluent et me jugent en silence. Ce sont des célestes : des anges et démons envoyés sur Terre pour guérir un monde trop longtemps brisé.
La femme s’immobilise à côté du pilier. Elle ne me regarde pas. Elle sait que je sais.
— Tu es ici pour renaître, souffle-t-elle.
Et le cristal s’arrête. Sa lumière jaillit d’un seul coup — tellement forte que le temps semble s’interrompre. Toute la pièce s’embrase d’un blanc vivant, et alors, les images défilent.
Ma vie.
Mes choix.
Mes erreurs.
Mes amours.
Mes silences.
Tout ce que je croyais enfoui refait surface. Des fragments intimes que je pensais effacés — là, exposés. Nus. Pendant un instant, je vacille. La honte cherche à m’engloutir. Mais aussitôt, une autre émotion surgit. Le soulagement. Je comprends qu’aucun secret n’est éternel. Et que peut-être, être vue entièrement… c’est ça, renaître.
Autour, ils s'approchent, leurs pas dessinent un cercle parfait autour de moi, une alternance rigoureuse : un ange, un démon, un ange, un démon… une danse sacrée, mathématique, comme si les forces du monde entier s’étaient organisées pour ce moment précis.
Dix êtres.
Ni tout à fait humains, ni tout à fait divins.
Je le sens dans leur façon de bouger, dans le feu contenu de leurs regards. Ils ne sont pas des célestes. J’ai eu tort. Ce sont les miens. Des demi-célestes. Comme moi.
Et au milieu d'eux, Nox. Son regard jaune me traverse une micro seconde avant qu'il ne baisse les yeux, trop rapidement. Comme s’il craignait ce qu’il pourrait y lire. Et pourtant, cette fraction d’œil brûle en moi. Mon ventre se serre. Mon cœur tremble. Ce n’est pas la peur, pas vraiment. C’est la vérité qui me lacère. Mon corps, lui, réagis toujours autant. Je tremble férocement, pas de froid ou de peur, mais de vérité. Je comprends enfin, mon gardien n'est pas un vrai démon, juste un éclat de démon. Je crois..
Soudain, une voix sèche, grave, m'arrache de mes pensées. Elle déchire le silence comme une lame. L’être qui parle est grand, sa peau noire comme les abysses. Ses yeux sont blancs, opaques, sans iris. Ils me fixent. Ils me percent.
L’homme fait un pas et sort du cercle formé plus tôt.
— Sarya, tu as choisi de nous rejoindre. Le serpent l’a senti. Ton choix est pur. Mais une chose reste à savoir… quel sang coule en toi ? Celui des cieux… ou celui des brasiers ?
Je ne réponds pas, je sens que ce n'est pas une question rhétorique. C’est une épreuve.
Je viens de le comprendre, l'eau, le froid, le serpent qui s'enroulent autour de moi. C'était pas pour me faire peur ou me dissuader de fuir. C'était le début du test. Je vacille, submergée par les questions qui montent comme une marée intérieure. Qui suis-je vraiment ? Suis-je fille du feu ou de la lumière ? Un pouvoir attend-il en moi, en sommeil, en silence ? Ou suis-je simplement un réceptacle, créé pour une guerre que je ne comprends pas encore ?
Mes pensées s’entrechoquent violemment dans ma tête. Trop de questions, trop peu de réponses. L’homme s’avance encore. Imposant, drapé d’une toge noire. Un démon. Majestueux dans sa noirceur.
— Je suis Théon, gardien des souvenirs. Pour chaque vérité que tu oses offrir, une image de ton passé sera prise. Si tu abandonnes, elles te seront rendues. Si tu poursuis, tu les perdras… et tu franchiras le seuil vers la prochaine épreuve.
Je hoche la tête. Je n’ai rien d’autre à proposer. Ce n’est pas le moment de parler, encore moins d’interroger. Je dois traverser ces épreuves, prouver ma place parmi eux. C’est mieux que de retourner dehors. Là où l’obscurité n’est pas symbolique — mais mortelle.
Théon lève une main.
Une sphère noire surgit dans sa paume. Presque liquide. Elle pulse lentement, au rythme de ses mots. Il la place juste au-dessus de ma tête. L’air se densifie, l’instant se suspend. Il m’ordonne de rester immobile, puis retourne silencieusement dans le cercle.
— Que la seconde épreuve commence ! hurle-t-il à l’assemblée.
Tous se redressent. Leurs dos droits, leurs regards fixés vers moi. Moi aussi, je me redresse. Un peu trop vite. Un peu trop raide. J’appréhende. Je crains qu’ils m’ôtent mes souvenirs de Maëlle. Mais je devine le sens caché de cette épreuve : juger mon sacrifice. Ma capacité à laisser derrière ce qui m’est le plus cher, pour défendre ce qui me dépasse.
Je suis prête à tout.
Théon ouvre la bouche. Son regard m’attrape et je sens le poids invisible de la vérité s’abattre sur mes épaules.
— As-tu déjà préféré ton bonheur à celui d’un être que tu aimais ?
Je respire. Lentement. Mais le souffle tremble
La mort de Maëlle revient, me frappe au creux du ventre. J’ai voulu fuir. Un instant. J’ai douté. J’ai pris peur. Et même si je suis restée, même si j’ai choisi de la protéger — j’ai failli.
Mon choix n’a pas toujours été pur. Alors je murmure, honteuse, mais vraie :
— Oui.
La sphère noire palpite au-dessus de moi, une image s'en échappe. Je la sens quitter mon cœur : celle du jour où j'ai entendu pour la première fois le rire de ma petite sœur. Son rire, sa voix, oubliés.
Un ange s’avance. Sa lumière contraste avec l’ombre de Théon, qui regagne sa place sans un mot.
— As-tu déjà désiré la mort de quelqu'un ?
La question me gifle, elle est brutale et sans détour. Je pense aussitôt à cet inconnu qu'on avait accueilli lorsque j'avais 15 ans. A ses mains..
Je baisse les yeux.
— Oui…
Un autre souvenir est arraché. Celui de ma mère, pleurant dans mes bras. Ses mots désespérés, sa voix cassée, son odeur rassurante… Tout s’efface. Un pan de tendresse m’est volé.
Un pas résonne. Nox.
Il s’avance, glacial. Son regard évite le mien. Il ne cherche ni compréhension, ni vérité. Juste la sentence.
— As-tu déjà remis en question ton existence ?
Ma voix se brise avant de naître.
— Chaque jour.
Un éclat quitte ma poitrine. Il fuse vers la sphère noire, absorbé comme un cri muet.
Je chancelle.
Ce n’est pas une image. C’est une voix. Celle de mon père. Son rire. Son chant. Son amour discret. Il devient, dans mon esprit, une silhouette sans timbre. Une présence muette dans une mémoire embuée.
Et tandis que j'essaie de me souvenir, les questions s'enchaînent. Je n'ai plus la force de les distinguer. Seul le vide reste. Chaque phrase est une lame douce qui incise lentement ma peau. Et chaque réponse est un abandon volontaire. Je sens mes souvenirs fuir les uns après les autres sans pouvoir rien y faire. Chaque image perdue est une étoile éteinte. Des rires d’enfance, des caresses volées, des bras qui réchauffaient. Tout disparaît. Mon cœur pleure, mon âme hurle, mais je refuse d'abandonner. Je ne m'effondrerai pas.
Je serre les poings et laisse couler mes larmes dans le silence.
Je reste droite, fière, mais vidée.
Théon s'approche à nouveau. Et moi, je serre les poings encore plus fort, mes doigts tremblent. Pas d'épuisement, mais de rage. Une colère silencieuse monte et gronde en moi. Pas contre le test, pas contre les règles, mais contre lui. Contre ce sourire, cette suffisance, ce regard fière et presque moqueur.
J'ai envie de le taper.
Juste une gifle, un cri, un geste qui dirait : "Tu ne m'as pas brisée, tu m'as peut être vidée. Mais regarde, je suis encore debout. "
Mais je ne bouge pas, je ne dis rien.
Parce que la véritable force n'est pas dans le coup, elle est dans le regard que je plante, droit dans le sien. Un regard enflammé et plein de larmes.
En réponse, Théon incline légèrement la tête, comme s'il comprenait ma réaction. Et dans un geste sec, il récupère sa sphère. À l'intérieur, je vois briller des reflets d'images que je ne reconnais plus. Des scènes qui m'appartiennent sans m'être accessibles. Ma vie...
La femme de la première épreuve s'approche, et moi, je cède. Mon corps s'écroule contre le sien, l'épuisement me consume lentement. Elle m’ouvre ses bras. Elle ne fléchit pas, sa force surhumaine doit aider.
Je sens ses doigts se poser dans le creux de mes omoplates, comme pour rassembler les morceaux brisés de moi-même.
Théon s’approche de nous. Encore.
— Tu as dit la vérité, murmure-t-il. Tu as offert tes souvenirs. Ton sens du sacrifice est grand, Sarya.
Il s'arrête. Son regard plonge dans le mien, mais je sens qu'il ne cherche pas de réponse. Juste une reconnaissance, comme si dès le début, il doutait de moi.
— Tu deviendras une grande guerrière.
Je ferme les yeux, épuisée.
Je ne sais plus qui je suis exactement. Les contours sont flous, mes souvenirs sont effacés. Mais une étrange chaleur monte, lentement. Pas celle du corps, non, celle d'un feu intérieur que je n'avais jamais ressenti avant.
Comme si la douleur s'effaçait, lentement. Comme si le but de cette épreuve n'était pas de me détruire... mais de me délester.
De me libérer.
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