Les merveilles du monde

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 De retour à son atelier, il resta un moment à observer ce qu’il lui restait de tissu. Il soupira, désespérant de plus en plus. Il voyait mal comment un miracle pourrait se produire. Puis, l’aiguille noire du vendeur de bougie entre les doigts, il commença à filer.  

 Ce qui lui semblait d’abord être des gestes choisis lui parurent rapidement comme des gestes instinctifs. Il n’avait plus l’impression de décider de ce qu’il faisait, et se laissait comme guider par l’aiguille noire d’ébène. Lorsqu’il en prit conscience, il faillit s’arrêter, effrayé. Mais plus il observait ce qu’il faisait, et plus il se réjouissait. Il était en train de réparer les erreurs de la veille et le manteau qu’il avait pourtant jugé irrécupérable. Il n’en croyait pas ses mirettes tant il tissait avec simplicité de si merveilleuses choses.

 En fin d’après-midi, il s’arrêta enfin de travailler, observant le vêtement qu’il avait confectionné avec l’aide de l’aiguille noire. Jamais il n’avait vu un vêtement aussi magnifique. Jamais il n’avait vu autant de splendeur dans de simples tissus. Jamais son travail n’avait resplendit d’autant de majesté.

 Il restait bouche-bée à contempler son œuvre quand on vint frapper à sa porte. Le Grand Chef, encore lui, voulait savoir où il en était. Le tailleur, pour la première fois fou de joie de l’entendre, se précipita pour lui ouvrir et lui montrer la merveille qu’il venait de confectionner. Mais alors qu’il attrapait ses clés, il s’interrompit. Il avait comme une boule au ventre. Il observa le vêtement merveilleux. C’était lui qui l’avait conçu, pas le Chef de Clan ! Il lui appartenait de droit, et n’avait aucune envie de l’offrir à cette brute. Aussi, comme chaque jour, il rassura l’homme en lui promettant que tout serait prêt pour son départ et qu’il ne devait entrer sous aucun prétexte pour ne pas gâcher la surprise. Il l’entendit ensuite partir, et retourna à la contemplation de son œuvre.

 La détresse qu’il avait ressentie au petit matin l’avait désormais entièrement quitté. Désormais, il était fier de lui, mais il était aussi confiant. Il n’aurait qu’à réitérer l’exploit pour le Grand Chef et lui fabriquer un autre vêtement. Ce manteau, lui, appartenait au tailleur, et à personne d’autre.

 Aussi, le lendemain, le tailleur se revêtit de son magnifique manteau pour travailler. Il s’attela à confectionner une chemise toute aussi merveilleuse à l’aide de l’aiguille noir comme l’ébène qui guidait ses gestes. L’instrument était formidable et même le plus piètre chiffon qu’il choisissait devenait l’égal de l’étoffe la plus rare. Aussi, après des heures de travail, la chemise fut terminée.

 Mais, à nouveau, le jeune artisan refusa d’offrir cette chemise au Chef de Clan. À quoi bon, ce ne serait certainement pas son goût, alors que sur lui-même elle serait du plus bel effet.

 Et c’est ainsi que le jeune tailleur utilisa tous les tissus à sa disposition pour confectionner d’autres vêtements les jours qui suivirent. Il alla même de nuit voler les rideaux du château pour avoir de nouvelles matières premières, et sacrifia ses anciens vêtements, puisqu’il en avait de nouveaux plus majestueux de toute manière. Mais jamais il ne put choisir une seule de ses créations pour contenter le Chef de Clan.

 Aussi, trois jours avant son départ au Conseil, quand le Chef de Clan exigea d’entrer pour voir où en était le tailleur, celui-ci refusa de lui ouvrir. Outré par ce comportement, le Chef de Clan fit défoncer la porte au bélier et entra avec quelques soldats.

 Le Grand Chef n’était pas un expert en vêtement, loin de là. Cependant, il en eut le souffle coupé quand il vit les nombreuses merveilles qu’avait confectionnées l’artisan. Il allait le féliciter, oubliant son outrecuidance, quand il le vit, habillé d’un manteau aux nobles éclats, mais au visage négligé, comme s’il ne s’était plus ni rasé ni lavé depuis longtemps, essayer de protéger de son corps quelques vêtements proches.

 S’il resta un instant inquiet de voir l’artisan ainsi, l’attention du Grand Chef fut tout de même attirée par le vêtement le plus proche, une majestueuse veste aux couleurs de miel. Il voulut s’approcher quand l’artisan cria et se précipita vers lui, tel un loup enragé, avant d’être intercepté par les soldats présents.

 — N’y touchez pas ! criait le tailleur. Ils sont à moi, à moi !

 — Il suffit ! s’énerva le Grand Chef, fâché. Jetez-le en dehors du palais !

 Si les soldats l’attrapèrent par les épaules, ils hésitèrent avant de sortir. Tous deux observaient les vêtements avec une étrange impression. Ils auraient souhaité lâcher l’artisan pour se saisir de l’un ou l’autre. Mais comme leur patron les fusillait du regard, ils sortirent bien vite et accompagnèrent le tailleur dehors. Seulement, à peine sortis, ils le passèrent à tabac. L’artisan savait pertinemment ce qu’ils voulaient, et ne se laissa pas faire. Hélas, le visage ensanglanté, il ne put les empêcher de lui retirer son magnifique manteau, son premier chef d’œuvre qu’il n’avait plus quitté depuis. Et c’est horrifié qu’il les vit le déchirer en se le disputant.

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