Ch. 25 (Début de la 2nde partie : " Tenir debout) / 50 chapitres.

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– Vous pouvez me dire, Monsieur, interroge Joy, les mains jointes sur le tablier, si on doit prévoir un repas normal, pour vous, ou un repas spécial ?

Jules, qui se balance dans un hamac, l’œil fixé sur un mouton de nuage, hésite.

– Un repas normal.

Joy s’éloigne d’un pas précipité. Depuis qu’est tombée la nouvelle comme quoi les Montvernier allaient rentrer plus tôt que prévu – et finalement déjeuner à la maison – un vent de panique souffle dans la cuisine du Bel Air.

Jules redresse la tête. Il a entendu un bruit de moteur, mais il ne tient pas à bouger. Ce retour précoce le contrarie. Encore sous l’effet des révélations d’Augustin, il n’a pas eu le temps de remettre ses pensées d'aplomb. Une fois de plus, il va devoir jouer à faire semblant, mais là, le répertoire est particulièrement complexe : il doit être à la fois le faux neveu et le faux fils unique. Il se rend compte que cette accumulation de fausseté finit par l’écœurer, en même temps qu’elle le révolte. Pourquoi devoir toujours être sur la scène d’un théâtre ?

Il voit sa mère contourner le hamac.

– Bonjour Jules, on dirait que tu vas mieux. Tu vas déjeuner avec nous ? – Bonjour. (Il se redresse.) On mange quoi ?

– Tu verras bien. Ici, ce n’est pas un restaurant, intervient Didier Montvernier.

– Je peux pas savoir comment c’est, un restaurant. J’y suis jamais allé.

Jules voit ses parents s’échanger un regard.

– Si tu te comportes bien, on t’emmènera dans un restaurant, finit par annoncer Didier Montvernier.

– Chouette !

Arrive Joy avec de petits pas serrés. Elle s’arrête sur le seuil et s’incline légèrement.

– Monsieur et Madame ont fait une bonne promenade ?

– Oui, ça a été… répond laconiquement Didier Montvernier.

– Monsieur et Madame souhaitent manger à l’intérieur ou sur la terrasse ?

Nouvel échange de regards entre les parents.

– Sur la terrasse, on sera mieux, tranche Didier Montvernier. Si on n’est pas embêtés par les insectes.

Joy appelle à la rescousse Rona et Francine, afin de déplacer une table sur la terrasse et d’y dérouler le store.

– C’est bientôt prêt ? s’impatiente Didier Montvernier.

– Juste cinq minutes, signale Joy écartant les cinq doigts. Monsieur et Madame souhaitent peut-être prendre un apéritif.

– Oh non… Comme on est invités ce soir… décline Justine Montvernier.

Une fois à table avec ses parents, Jules laisse sa fourchette se promener dans son assiette.

– Jules, on ne s’amuse pas avec la nourriture, lui rappelle sa mère. Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’aimes pas, ou c’est parce que tu es encore malade ?

– Peut-être que je suis encore un peu malade.

– Mais, ce matin, tu as pris ton petit-déjeuner ?

– J’ai moins mangé, car le fils du jardinier est venu me prendre un croissant.

– Un croissant qu’on t’avait servi ? Ça, ce n’est pas correct, relève Didier Montvernier.

– Il paraît que tu n’as plus de fièvre, poursuit Justine Montvernier.

– Oui, mais quand même, je ne me sens pas très bien.

– Tu veux aller te coucher ?

– Peut-être, après, si je peux retourner dans le hamac…

– Les vrais malades, je ne pense pas qu’ils vont aller se coucher dans un hamac, décrète encore Didier Montvernier.

Alors qu’ils approchent la fin du repas, Jules a un soubresaut de surprise en apercevant Augustin, une tasse de café à la main. L’adolescent part s’asseoir sur un muret situé à l’avant du bâtiment. Il jette, à peine, quelques regards en direction de la tablée, son attention semblant surtout se porter sur le panorama marin.

L’instant d’après, il pose sa tasse sur le muret et allume une cigarette.

À leur tour, Didier et Justine Montvernier le remarquent.

– Ce n’est pas très prudent. Jeter des cendres par terre, alors que tout est sec… relève Justine Montvernier.

– Il doit savoir : son père est pompier, réplique Jules, qui voit l’opportunité de mettre mal à l’aise ses parents. Il a de la veine ! Les pompiers sont de vrais héros… Parfois, ils risquent leur vie pour sauver des enfants. C’est pas vrai ?

Il voit son père lever un index en direction de la baie ouverte.

– Est-ce qu’on peut apporter ma boîte de cigares et un cendrier ?

Didier Montvernier attrape un cigare, sectionne l’embout à l’aide d’une guillotine de poche, saisit le cendrier de son autre main, puis se lève.

Contournant la chaise de Jules, il se penche et murmure dans l’oreille du garçon :

– Moi aussi, je prends des risques dans mon travail.

Puis, d’un pas tranquille, il rejoint Augustin.

Le garçon ne détache plus ses pupilles rondes des deux silhouettes. Didier Montvernier pose le cendrier sur le muret. Augustin tend un briquet. Didier Montvernier, la tête inclinée, allume son cigare. Le cœur de Jules accélère son tambourinement. Tous deux, face à face, discutent comme père et fils. Un moment, seulement, leurs deux regards s’orientent dans sa direction. Il comprend qu’il est le sujet de la discussion.

Alors que son père revient vers la terrasse, Jules demande à sa mère s’il peut quitter la table et monter se coucher. En vitesse, il grimpe l’escalier. Une fois dans la chambre, il se précipite sur la terrasse privée, aperçoit d’en haut la silhouette de l’adolescent qui retourne à sa garçonnière.

– Augustin !

Augustin lève la tête, lance un « chut ! » explicite, puis disparaît dans le bâtiment.

Jules quitte la terrasse et s’allonge sur le lit. Est-il malade ? Non, sans doute pas comme la veille. Il a simplement la nausée des mots qui sonnent faux, des artifices d’une vie avalés contre son gré… Des parents désunis ; un frère qui n’a pas le droit d’exister… Il ne digère pas. Tout va à l’encontre de son rêve d’une famille à laquelle on s’attache. Mais ses parents semblent avoir d’autres bonheurs que celui-là.

Un peu plus tard, Jules entend qu’on frappe à sa porte. C’est sa mère. Elle lui demande de se préparer pour la soirée à laquelle ils sont invités, mais le garçon n’y tient pas. Il sent qu’il a encore mal à la tête, qu’il n’est pas en forme. Ses parents, bien que peu enchantés de le laisser sur place, cèdent à la demande.

Il n’a alors plus qu’une préoccupation : guetter le départ de la Chevrolet Cabriolet Bel Air familiale. En se rendant, à nouveau, sur la terrasse, il s’aperçoit, qu’il n’est pas le seul à surveiller ce moment. Augustin est de nouveau à l’extérieur. Un bruit de moteur. Augustin s’avance prudemment en direction du portail. Jules le voit ensuite revenir et lui indiquer un point de rendez-vous vers l’avant de la maison.

– Viens, on va se trouver un coin tranquille dans les restanques.

Jules suit Augustin qui descend les marches d’un escalier de pierre, jusqu’à une première terrasse bordée par une haie de lauriers blancs et occupée par le SPA avec bar intégré. Un sentier de terre rouge, à flanc de montagne, permet d’atteindre, en contrebas, un belvédère, qui offre une vue étendue de la côte. Dans le prolongement du belvédère, un petit massif forestier entoure une seconde terrasse, aménagée avec un mobilier de jardin. Augustin, qui s’est installé sur une balancelle, appelle Jules, resté, quant à lui, à observer les reflets des premières lueurs du couchant, depuis le belvédère. Non sans peine, le garçon se détache du panorama et rejoint Augustin sur la balancelle.

– Alors, on n’est pas bien, ici ?

– Si.

– Je dois te prévenir, ajoute Augustin, sur toute la partie arrière de la maison, il y a des caméras.

– Jusqu’à la maison du gardien ?

– Oui, et aussi jusqu’à ma porte.

– J’ai l’habitude. À Courcy Montvernier, il y a des caméras dans tout le parc. Tu as déjà été là-bas ?

– Il paraît que oui, mais je m’en souviens plus. Ça devait être avant ta naissance.

– Il faudra que tu viennes me voir à Courcy Montvernier.

– Mais comment veux-tu que j’aille là-bas ?

– S’il te plaît ! Je suis sûr que tu trouveras une solution.

– La solution, ça sera de dire à nos parents qu’on est au courant, mais je ne sais pas comment il vont réagir. (Augustin se tourne vers Jules.) En fin de compte, tu m’aimes bien…

– Pourquoi tu me dis ça ?

– Parce que tu es allé cafter que je suis venu dans la maison te voler un croissant. À cause de ça, je me suis fait engueuler.

– Mais j’ai raconté cette histoire pour pas qu’ils devinent qu’on se parle !

Augustin active le mouvement de la balancelle.

– Je te signale qu’avec un frère, on doit tout partager. Même les croissants.

– Même les croissants et même les engueulades, précise Jules dans un rire.

Augustin rit à son tour. Puis il stoppe la balancelle.

– Mais là, c’est moi tout seul qui me suis fait engueuler. Déjà, je dois jouer le rôle d’un larbin…

– Notre père m’a dit de faire attention à toi, parce que tu es un menteur.

– Il t’a dit ça ? Ça devait être pour éviter qu’on se parle.

– Il a dit aussi que tu as de mauvaises fréquentations.

– Ça, c’est vrai qu’il le pense. Il m’a déjà fait la remarque. Mais il devrait commencer par s’occuper de ses mauvaises fréquentations à lui. (Soudain, Augustin fixe le visage du garçon.) En fait, je ne sais pas si tu lui ressembles vraiment. (Il passe une main dans la chevelure de Jules.) Tu as les cheveux de notre mère, son visage, ses yeux… (Il retire sa main.) Alors que moi, on dit que je ressemble plus à mon père.

– À « notre » père, rectifie Jules.

– Justement, je me posais la question, annonce Augustin en sortant une cigarette d’un paquet.

– Quelle question ?

– Eh bien… Si mon père, c’est vraiment ton père. (Il allume la cigarette.) Peut-être que tu es seulement mon demi-frère.

– Non ! Ça peut pas être autrement que mon père.

– Dans mon cas, je suis sûr, je t’ai déjà expliqué. Mais toi… tu n’as pas de preuve. Disons que du côté de notre mère, on n’en a pas besoin, parce que tu lui ressembles, c’est sûr. Mais du côté paternel… Peut-être que notre mère a eu un enfant avec un de ses amants, et que toi, tu es cet enfant. Ça expliquerait pourquoi il ne faudrait pas qu’on se rencontre.

Jules se met à fixer devant lui un point de vue incertain. Le souvenir d’un cauchemar lui revient : celui de Tripo, le précepteur, qui aurait une vie cachée avec sa mère.

– Tu vois, enchaîne Augustin, tu as des doutes, toi aussi.

– En fait, c’est juste que j’ai déjà pensé que ma mère, à Courcy Montvernier, pouvait avoir un amant. En plus, c’est un type que j’aime pas.

– Un amant ? Tu es sympa avec elle. Elle n’en a pas qu’un. Elle a des amants…

– Pourquoi tu dis ça ?

– Pourquoi ? Parce que c’est une pute.

– Mais c’est notre mère, quand même ! Tu n’as pas le droit de parler d’elle comme ça. C’est l’insulter ! Et du côté de notre père, ce n’est pas pareil ?

– Si… C’est pareil. En fait, dès qu’ils ne sont plus ensemble, ils vont avec qui ils veulent. Mais, comme je t’ai dit, ce n’est peut-être pas « notre » père, mais « mon » père.

– Je veux pas que tu me sortes que ça n’est pas mon père ! réplique Jules avec une soudaine véhémence. Tu n’as pas non plus la preuve que ça n’est pas mon père.

– Ouais, pas faux.

– En plus, pourquoi il viendrait au domaine de Courcy Montvernier, si ça n’était pas mon père ?

– Parce que c’est une planque pratique pour ses affaires.

– Et pourquoi il voudrait tout le temps me faire plein de cadeaux ?

– Ça, je sais pas… (Augustin lâche une bouffée de fumée.) Ok… j’arrête de dire que ça n’est pas ton père. (Il saisit Jules par la taille et le presse contre lui.) Puis, de toute manière, tu restes mon petit frère. Ça ne te fait pas plaisir, à toi, d’avoir un grand frère ?

– Si…

– Bon… À toi, maintenant, de m’apprendre des trucs. C’est grand, dans le château de Courcy Montvernier ?

– Oui.

– Beaucoup plus grand qu’ici ?

– Oui.

– Tu me dis que « oui ». Tu ne peux pas me donner des détails ?

– Je sais pas. Je n’ai pas tout vu des pièces, ici.

– Oui… Ici aussi, ça jette. Jusqu’au toit, où il y a un solarium, avec une autre piscine. Et… Dis-moi, tu as déjà assisté à une réunion où notre père retrouve ses cinq collègues ?

– Quand ils viennent, je n’ai pas le droit d’aller dans les pièces où ils sont.

– Tu m’étonnes ! Et ils arrivent comment là-bas ?

– En hélico.

– Directement dans la propriété ? (signe affirmatif de Jules.) C’est top ! Je sais que ces réunions sont très importantes pour mon père. Pardon… « notre » père. Mais tu as appris à quoi elles servent ?

– Non. Et toi ?

– Moi non plus.

Augustin quitte la balancelle pour approcher un cendrier sur pique, enfoncé au sol près d’un transat. Il écrase sa cigarette.

– Je sais juste que notre père considère que les réunions avec les cinq associés, sont les seules qui lui paraissent vraiment utiles. (Il se rassoit sur la balancelle.) En fait, si ! Je sais autre chose, mais c’est très confidentiel. De toute façon, même si je te le répète, tu risques de ne pas comprendre. Parce qu’il y a un enjeu politique.

– Tu peux quand même me répéter, même si je comprends pas tout.

– Ok. Parce que tu es mon frère. Mais c’est vraiment à garder pour toi. Leurs réunions, ça doit servir à casser le système politique en place. (Jules le fixe avec un regard perdu.) Tu vois, je te l’avais dit.

– Si ! Je comprends que c’est pas bien, ce qu’il veut faire.

– En effet. Mais est-ce qu’on a vraiment le choix ? Les deux garçons redressent la tête. Ils entendent au loin la voix de Francine qui appelle : « Jules ! Jules ! »

– C’est toi qu’on recherche, chuchote Augustin en sautant à terre.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

– Ça, je te parie que c’est notre père qui a dit à Francine de te surveiller, pour pas que tu aies la tentation de venir me parler. Alors, tu vas vite remonter sans moi. Après, dans la chambre, dans le tiroir du bas de l’armoire, tu verras un interphone. Il faudra le brancher et on pourra se parler. Vite ! File ! Elle arrive par ici…

Jules reprend aussitôt le chemin des restanques en sens inverse.

– Eh bien… qu’est-ce vous êtes allé faire par là-bas ?

– Je regardais les nuages roses sur la mer. C’est top !

– Si vous êtes encore malade, vous devez éviter de sortir.

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