Ch. 27

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À l’ouverture du portail, une Buick blanche étincelante, pénètre dans la propriété du Bel Air. Le gardien, qui occupe cette fois la fonction de voiturier, récupère le véhicule, tandis que Francine conduit les invités : un couple et leurs deux enfants, vers la terrasse. Jules constate que la famille ne consacre aucun temps à l’exploration des lieux et se dirige, sans hésiter, dans la bonne direction. Ce sont, de toute évidence, des habitués.

– Voilà les Blay ! annonce Didier Montvernier.

Les deux hommes s’échangent de chaleureuses tapes amicales dans le dos.

Justine Montvernier surgit à son tour, apprêtée dans une robe à popeline de coton, noire et blanche, sa chevelure blonde lissée en arrière, dans un chignon tressé, les lèvres rosies, le teint doré, le regard lumineux. Elle rayonne.

– Va dire « bonjour », somme Justine Montvernier en poussant Jules vers les enfants des invités.

Jules fait ainsi la connaissance de Clément douze ans, de Mathilde dix ans et de leurs parents, Axel et Garance Blay. Il apprend qu’Axel Blay occupe un poste de direction dans l’industrie pharmaceutique, et que Garance Blay travaille dans le secteur du tourisme de luxe. Ce sont des gens hautement fortunés, installés dans le coin depuis quelques années, après avoir quitté la Vallée de Chevreuse, en région parisienne.

Jules est rassuré par ses premières observations : les visages des enfants reflètent une certaine bonhomie et les parents ont des sourires bienveillants.

Mais Clément et Mathilde s’avèrent réservés, l’un comme l’autre. Clément, qui a hérité de la minceur élancée de sa mère, semble se cacher derrière une mèche frontale. Seules ses pupilles noisette, qui coulissent dans la meurtrière de son regard, révèlent son côté attentif. Mathilde, qui a de beaux iris bleu profond, quelques taches de rousseur et des cheveux bouclés aux reflets châtains, a tendance, quant à elle, à baisser les yeux. De son côté, Jules, du fait qu’on l’oblige à passer pour le neveu, se sent mal à l’aise. Aussi, pendant tout le repas, les trois enfants ne vont échanger pratiquement aucune parole.

Ce mutisme partagé va, au moins, permettre un avantage : celui d’obtenir un droit, pour les trois plus jeunes, de quitter la table plus tôt. Jules, qui n’a pas oublié sa mission de prévenir son frère, en profite pour s’éclipser discrètement en direction du second bâtiment. Alors qu’il approche la haie de bougainvilliers, il est surpris par un « psitt ». Contournant les arbustes, il découvre Augustin, en présence d’un camarade, plus âgé que lui, tous deux installés sur des transats.

– Jules, je te présente Tommy, le restaurateur dont je t’ai déjà parlé. Tommy, mon frère Jules.

– C’est donc toi, le frère caché ? répond Tommy dans un ricanement. Enchanté bonhomme !

– Jules ! poursuit Augustin. Il faut que tu essayes de me ramener ici quelqu’un de la famille Blay.

– Mais il n’y a que les enfants qui sont sortis de table.

– L’un des deux, c’est bon. Tu restes discret…

Jules aperçoit Mathilde. Il part la chercher, lui prend délicatement le bras pour la conduire derrière la haie.

– Augustin !

– Mes parents vous ont raconté des salades, annonce d’emblée Augustin. Jules n’est pas leur neveu. C’est mon frère. (Mathilde, de stupeur, plaque sa main contre sa bouche.) J’aimerais pouvoir l’emmener avec moi, en sortie. Demande à tes parents de nous trouver une combine.

– Ok…

Jules suit Mathilde qui revient vers l’intérieur de la maison. Restant à distance, il l’aperçoit qui chuchote dans l’oreille de sa mère. Garance Blay se redresse sur sa chaise, visiblement estomaquée par la nouvelle. L’instant d’après, elle se lève. Elle s’excuse, parce qu’elle doit téléphoner à cause d’un litige qui concerne ses affaires. Elle contourne plusieurs chaises pour, à son tour, parler à voix basse à son mari. Axel Blay, commence par réagir par un haussement de sourcils, puis se penche à son tour vers l’oreille de sa femme.

– De toute façon, lance Didier Montvernier, pour le café, nous serons sans doute mieux sur la terrasse.

De manière précipitée, Garance Blay, guidée par sa fille, se dirige vers la haie de bougainvilliers.

– Bonjour Augustin. C’est d’accord, on vous couvre. Mais rends-toi compte que tu vas être responsable de ton petit frère. (Elle regarde Tommy.) Et vous aussi. (Elle jette un œil sur sa montre.) Dans deux heures maximum, on devra le faire revenir ici. Filez ! Ils arrivent par ici. Non, pas toi Jules…

Puis, sortant de derrière la haie, Garance plaque son smartphone à l’oreille. Sans trop comprendre, Jules rejoint la terrasse, ses parents et la famille Blay. Puis il entend vrombir un moteur et devine que c’est Augustin et Tommy qui s’en vont avec la voiture paternelle. Les Blay, assis sur des chaises de jardin, se laissent servir le café, avec une certaine décontraction.

– Les enfants ! appelle soudainement Garance Blay. Si vous avez parlé de notre delphinarium à Jules, pourquoi ne pas plutôt lui montrer ? Je suis sûre que ça lui ferait plaisir, de voir les dauphins. N’est-ce pas Jules ?

– Oui, j’aimerais bien.

– En effet, soutient Axel Blay. Je pense qu’ils vont plus s’amuser entre eux, au delphinarium, qu’en notre compagnie.

– Dans ce cas, je me charge de trouver quelqu’un pour les conduire là-bas, annonce Didier Montvernier, en s’emparant de son téléphone.

– Non… laisse Didier. Nous avons notre chauffeur. Les enfants sont déjà habitués à lui.

– Difficile de rivaliser avec une professionnelle du tourisme de luxe, admet Didier Montvernier, en rengainant son portable.

De nouveau, Garance s’éloigne pour téléphoner, puis raccroche.

– Préparez-vous, les enfants. Le chauffeur arrive bientôt.

Un coup de Klaxon. C’est le signal. Clément, Mathilde et Jules montent à l’arrière d’une Mercedes restée, le moteur tournant, devant la propriété. La voiture démarre, roule sur plusieurs kilomètres, puis ralentit avant de s’arrêter complètement.

– Ils sont là, signale le chauffeur, en repérant la Chevrolet sur le bas-côté.

– Vas-y… tu peux descendre ! annonce à son tour Clément.

Jules est inquiet. Il n’a jamais quitté une voiture seul. Il ne sait d’ailleurs pas comment fonctionne l’ouverture d’une portière. Le chauffeur, qui a deviné son embarras, quitte le véhicule pour lui ouvrir.

– On vérifie que tu rejoins bien ton frère, assure Mathilde, pour sa part. Et au fait ! Les dauphins, il y en a trois. Ils s’appellent Capucine, Solenzara et Vitamine. Retiens bien.

– Capucine, Solenzara, Vitamine. Merci !

Jules, le cœur palpitant, quitte le véhicule. Il aperçoit la Chevrolet Bel Air avec Tommy au volant et Augustin, debout devant une portière ouverte.

– Allez, grouille ! On a déjà assez poireauté comme ça. Monte derrière. Il faut que je t’attache. Rappelle-toi ce qu’a dit Garance. C’est moi qui suis responsable de toi !

– J’espère qu’il n’est pas trop chiant, ton petit frère, avise Tommy en s’engageant sur la route.

– Ah si… J’ai oublié de te le dire. Il est très chiant.

Jules lâche un éclat de rire, mais l’instant d’après, il s’inquiète de la vitesse prise par le véhicule sous la légère pression de l’accélérateur.

– Je ne sais pas si tu réalises que je risque gros, moi aussi, enchaîne Tommy. Prendre un enfant sans l’autorisation de ses parents, ça s’appelle un kidnapping. En plus, c’est un Montvernier… J’ai l’impression de rouler avec le coffre-fort de la Banque de France sur la banquette arrière.

– Ouah ! se met à geindre Jules. Il y a beaucoup de vent et ça fait mal aux oreilles.

– Ah non ! Pas possible… il commence déjà ! râle Tommy.

– C’est, en plus, un coffre-fort qui parle et qui est chiant, ajoute Augustin dans un éclat de rire.

– C’est normal, je n’ai pas l’habitude, se défend Jules en posant sa tête près de l’épaule d’Augustin. Toi, notre père, il te laisse beaucoup plus libre que moi.

– Quoi ! Va pas t’imaginer ça ! Si tu veux tout savoir, grâce à ta venue au Bel Air, c’est la première fois de ma vie que j’ai le droit de sortir sans garde du corps. La première fois ! Et moi, j’ai quinze ans ! Demande à Tommy, si tu ne me crois pas…

– C’est vrai, confirme Tommy. Ton frère, il a toujours un gorille collé à ses basques. Pas une seule seconde à le lâcher. C’est tout juste s’il ne lui tient pas la bistouquette, quand il pisse !

Jules laisse éclater un rire cristallin.

– Tu vois… enchaîne Augustin, Tommy me donne des cours pour apprendre à piloter le bateau. Mais notre père ne veut pas, car il n’est pas d’accord pour que je passe le permis bateau.

– Pourquoi ?

– Comment veux-tu que je sache ? Est-ce que tu sais pourquoi il t’enferme ? Pourquoi il nous empêche de nous voir ? Il veut nous imposer ses lois, c’est tout. Tu vois, le fait qu’il se comporte de la même façon avec toi qu’avec moi, c’est déjà presque une preuve qu’on a le même père !

– Je crois qu’il s’est détaché, annonce tout à coup Tommy, en lançant une œillade vers l'arrière. Je te parle de ton petit frère.

D’un mouvement vif, Augustin se retourne.

– C’est vrai ça, que tu t’es détaché ?

– Oui, parce que ça me serrait et avec le bruit du vent, je peux pas parler avec vous si je me rapproche pas…

– Jules ! Tu te rattaches immédiatement ! Si Tommy donne un coup de frein brusque, toi, tu voles par-dessus le capot !

– De toute façon, tu n’as pas le choix, appuie Tommy. C’est la loi qui t’oblige…

– Tu dois m’obéir, sinon je te ramène illico à la maison !

– D’accord… bougonne Jules, qui obtempère. Mais le vent ça fait du bruit. Vous pouvez pas rouler moins vite. Je peux même pas voir ce qu’il y a dehors.

Tommy se laisse emporter, cette fois, par un bruyant éclat de rire.

– Si tu ne veux pas entendre le vent, poursuit Augustin, tu mets les écouteurs que tu as, à côté, et tu mets la musique…

– De toute façon, on arrive bientôt, juge bon de préciser Tommy.

Peu après, Jules constate, que le véhicule ralentit. Le garçon se trouve cette fois happé par l’animation, qui règne autour d’eux.

– Pourquoi les gens nous regardent comme ça ?

– Parce qu’ils voudraient être à ta place, répond laconiquement Tommy.

– Ce sont des touristes, précise Augustin.

– Moi, je n’aime pas qu’on me regarde de cette façon, commente Jules, qui attend surtout de connaître le moment où il pourra se mêler au cortège joyeux des passants.

Tommy dirige la Chevrolet vers la guérite d’une résidence à l’accès contrôlé.

– Je vais aller demander qu’un voiturier, nous ramène la Chevrolet à Monaco, signale Augustin, en quittant le véhicule.

– C’est chez qui, ici ?

– Ici, il y a plusieurs personnes qui habitent.

Augustin salue un gardien et remonte dans la voiture. La Chevrolet redémarre, roule au pas sur l’allée centrale, franchit des rangées de dos-d’âne, passe entre des villas cossues avant de bifurquer vers une route qui descend sur un parking.

Sitôt un pied à terre, Jules écarquille les yeux.

– Oh ! On arrive au désert !

– Mais non, idiot, c’est la plage, corrige Augustin qui s’éloigne afin de remettre un jeu de clefs à un nouveau gardien.

L’instant d’après, Augustin se retourne. Jules s’est évaporé.

– Il est où ?

D’un pas hâtif, Augustin et Tommy se dirigent vers la plage. Ils ne tardent pas à repérer leur fugitif, accroupi, qui filtre du sable avec sa main.

– C’est doux, c’est top !

– Il faut que tu enlèves tes chaussures. Et évite de mettre du sable dans tes affaires.

– Je peux aller tremper mes pieds ?

– Tu iras te baigner quand tu iras à la plage avec nos parents et leur autorisation.

– Mais là, c’est juste pour mouiller mes pieds dans la mer.

– C’est non !

– Mais pourquoi ?

Augustin se penche :

– De toute façon, on doit rester près de l’entrée, parce que j’ai un rencard.

Jules voit son frère chausser ses lunettes de soleil.

– Avec une fille ?

– Oui.

– Comment elle s’appelle ?

– Ambre.

– Tu as couché avec elle ?

– Tu veux que je te donne des détails, ou quoi ?

– Il y a des gens qui regardent quelque chose dans le ciel, signale Jules, tout à coup. Augustin et Tommy jettent un œil alentour et constatent, en effet, que des plagistes lèvent la tête vers l’azur, une main en visière. Certains se sont mis debout.

– Ils ont vu un aigle, comprend Tommy.

Augustin et Tommy inspectent l’azur et finissent par apercevoir le rapace qui tournoie dans les espaces élevés du firmament.

Pendant que tous deux se laissent happer par la vision de l’aigle, Jules, lui, court aussi vite qu’il le peut vers les vagues.

– Jules ! entend-il crier, tout à coup. Ce n’est pas t’enfermer, qu’il faut, c’est t’attacher !

En riant, Jules saute dans les vagues, ravi de son exploit, heureux aussi de goûter aux sensations nouvelles d’une eau qui l’éclabousse et déroule son tapis d’écume à ses mollets.

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