Ch. 29

10 minutes de lecture

Cherchant à pister Augustin, Jules profite du divertissement provoqué par Laura pour quitter son pouf et se faufiler en direction de l’escalier. Mais après avoir descendu plusieurs marches tournantes, il s’inquiète de la présence de portes énigmatiques, donnant sur un spacieux couloir et, derrière lesquelles, à tout instant, peut surgir un inconnu.

En remontant, le garçon repère un autre escalier en colimaçon qui mène à l’étage supérieur. Il l’emprunte et constate que l’intensité des décibels musicaux augmente au fil de sa progression. Poussant une porte, il plonge dans la pénombre d’une discothèque, où une boule à facettes diffuse les éclats d’une lumière noire, dans une atmosphère enfumée par la cigarette. Sur une piste, des danseurs se trémoussent au rythme d’une tonitruante musique techno, qui oblige le garçon à se boucher les oreilles.

Quelques-uns le remarquent.

– Oh ! Vous avez vu… Il y a un gosse !

– Tu cherches ta mère ?

Jules fait demi-tour. Repérant un cône de lumière du jour, dans un couloir, il longe le comptoir d’un bar, où un barman qui secoue un shaker, s’étonne à son tour de sa présence. Il contourne des tables, passe devant des banquettes où des couples s’étreignent et échangent des baisers langoureux, dans des préliminaires amoureux.

Tirant une porte vitrée vers lui, il se laisse surprendre par une éblouissante clarté solaire, puis découvre une terrasse en bois investie par d’autres visiteurs, allongés sur des transats, parmi lesquels, des filles aux corps alanguis, seins nus, et des couples enlacés qui s’échangent des caresses sensuelles. Derrière la terrasse, trois marches plus bas, il remarque une piscine circulaire, où plusieurs baigneurs chahutent bruyamment.

Soudain, Jules sent une poigne ferme le saisir au niveau du bras. Il se retourne, rencontre le regard contrarié de Tommy.

– Ce n’est pas parce que tu es un Montvernier que tu peux tout te permettre. Viens !

Reconduit à l’étage du dessous, Jules tient, cette fois, à observer le paysage extérieur, depuis la vue plongeante de l’étage. À travers la baie, il s’amuse de la perspective qui lui fait voir les routes, les voitures, les palmiers et les passants, dans de petites proportions. Mais l’ennuie le gagne. Il attrape plusieurs zakouskis sur un plateau, avancé sous son menton, et retourne dans le premier espace de la galerie.

– Eh bien… On dirait que tu t’ennuies. Tu as peut-être envie de danser un slow. Tu veux qu’on t’apprenne ?

Le groupe de fêtards, lui non plus, ne sait plus comment tuer le temps. La présence du garçon devient alors, pour eux, l’opportunité d’une nouvelle distraction.

Jules engloutit son dernier zakouski avant de rejoindre, sur la piste, sa partenaire de slow, une fille volontairement sélectionnée pour ses formes plantureuses.

Les premiers rires fusent lorsque le groupe constate que la tête du garçon atteint l’échancrure de la volumineuse poitrine de la cavalière.

– Allez… serre-la bien…

– Il faut aussi que tu promènes, un peu, tes mains…

Nouvelle explosion de rires.

Jules repère un serveur qui s’approche avec un plateau de boissons. Levant un doigt, il indique qu’il aimerait se servir.

– Ah… tu as soif ? interroge un fêtard du groupe. Tu veux qu’on t’apporte un verre ?

– Oui, vas-y, file-lui un verre d’alcool.

– Non, quand même pas, c’est un gamin.

– Pas un verre complet. Juste pour qu’il goûte.

– On peut pas l’obliger. Il faut d’abord lui demander…

– Tu as déjà goûté de l’alcool ?

– Non.

– Ça te dirait de goûter ? (Il répond en opinant de la tête.) Alors, viens là, parce qu’on doit quand même contrôler ce que tu vas avaler.

Jules délaisse sa cavalière et rejoint le groupe des plaisantins. La coupe d’un cocktail au breuvage bleuté lui est présentée. Tous les regards du groupe se fixent sur lui.

– Juste une gorgée, hein, pas plus…

Il pose ses lèvres sur la coupe et boit.

– C’est bon ? Tu as aimé ?

Signe affirmatif de la tête.

– Tu en veux encore un peu ?

Nouveau signe affirmatif, qui déclenche des pouffements.

L’homme incline la coupe pour permettre à Jules de boire à nouveau.

– Mais vous êtes des malades ! entend-on soudainement tonner à travers la galerie.

Augustin se rue tête baissée dans le groupe et pousse violemment l’homme à la coupe. Éclaboussures. L’homme bascule à la renverse, en entraîne un autre dans sa chute. La coupe tombe et laisse entendre le fracas des éclats de cristal.

Un attroupement de visages médusés se forme.

– Eh ! Calme-toi… On lui a juste fait goûter. Et c’est parce qu’il nous a demandé !

– Mais il a neuf ans ! hurle Augustin. Il se penche vers Jules. Vas-y, ouvre la bouche et souffle… (Jules s’exécute. Augustin se redresse.) Il pue l’alcool !

– Ça ne vient pas plutôt de ses vêtements ? Quand tu nous as poussés, on a été éclaboussés.

– Il faut qu’on lui lave les dents. (Augustin rencontre cette fois le regard déconfit de Tommy.) Je t’avais bien dit de le surveiller.

– Tu crois que c’était facile ! Il s’ennuyait et, de toute façon, ici, ce n’est pas un lieu pour lui.

Augustin conduit Jules à l’étage du bas, dans une salle de bain tapissée de miroirs. Un coup d’œil sur sa montre l’informe qu’il a très peu de temps. On lui fournit une brosse à dents. Il se charge lui-même de nettoyer la bouche du garçon. On lui propose ensuite un spray pour rafraîchir l’haleine. Puis Augustin inspecte les vêtements du petit frère, veille à éliminer la moindre tache suspecte…

– Allez, on s’arrache !

Mais alors que tous s’apprêtent à franchir le seuil, une exclamation vive retentit dans leurs dos.

– Le courrier !

Augustin lâche un soupir, revient sur ses pas et attrape la pile.

Tous les quatre retrouvent la Chevrolet Bel Air au pied de l’immeuble. Le voiturier confie les clefs à Tommy. Ambre s’installe à l’arrière, avec Jules.

Alors que Tommy met le contact, Augustin réceptionne un appel, sur son portable, de Garance Blay, qui leur demande, à voix basse, de ne pas traîner.

– On est sur le retour, rassure l’adolescent.

Mais ils n’ont plus assez de temps pour une arrivée échelonnée. Augustin se retourne pour expliquer à Jules ce qui a été échafaudé.

– On va rentrer ensemble. Nos parents vont croire que Madame Blay nous a contactés pour venir te chercher dans leur maison. Surtout, quand on arrive, évite de me coller aux basques…

Dans un premier arrêt, Ambre est déposée près de chez elle. Puis la Chevrolet repart avec un vrombissement poussif – caractéristique de moteur ancien – pour attaquer le flanc montagneux. Le grand portail de la propriété du Bel Air s’ouvre et Tommy tourne le volant pour entrer dans le garage. Le véhicule est garé entre une Rolls-Royce Phantom et une motoneige.

Jules, en sautillant, rejoint le premier le cercle des parents et invités, installés sur la grande terrasse, comme à leur départ.

– Ah… Voilà Jules !

– Alors, c’était bien le delphinarium ? interroge Justine Montvernier.

– Super !

– Tu as pu approcher les dauphins ?

– Bah oui, bien sûr !

Malgré son apparente assurance, Jules est anxieux. La confrontation avec ses parents l’oblige à inventer une réalité si différente de ce qu’il a vécu. Il trouve néanmoins un moyen d’échapper aux questions inquisitrices en s’écartant pour rejoindre un hamac.

Cependant, le garçon va rapidement être soulagé en constatant qu’il n’est nullement le principal point d’attention des deux couples, qui semblent s’être dangereusement engagés sur le terrain houleux des discussions politiques. Sa venue, en fin de compte, a permis l’heureuse opportunité d’une trêve entre les deux familles, à un moment où il devenait probablement important de faire retomber la tension.

– En fin de compte, toi, Didier, tu considères qu’il existe un déterminisme politique dans les gènes, relance Garance Blay. Alors, dans ce cas, à quoi bon débattre !

– Ça n’est pas le sujet, réfute Didier Montvernier. Là où le déterminisme existe, c’est dans la capacité de réussir.

– Mais tu es obligé de tenir compte du contexte….

– Oui, en effet, je vais tenir compte du contexte, assure Didier Monvernier en pointant un doigt, mais pourquoi ? Pour mieux m’y adapter et mieux parvenir à affronter les obstacles que je vais rencontrer.

– Mais si tu es dans un pays en guerre, poursuit Garance Blay, ou dans lequel les gens crèvent de faim ?

– Ou tout simplement un pays non démocratique, suggère Axel Blay. Avec des lois liberticides qui te privent de tes libertés de mouvement…

– Quand on est mû par la capacité de réussir, on trouve toujours des solutions.

Jules redresse la tête. Il s’aperçoit qu’Augustin s’approche de leur père.

– Tenez. Voici votre courrier de Monaco.

– Merci. Pose-le dans le séjour.

– Je le mets sur la petite table, qui est près de l’entrée du salon.

– C’est très bien.

Un regard de connivence est échangé entre les deux garçons.

– Je pense qu’il y a une confusion entre ce que vous appelez le contexte et la disposition psychologique, reprend Justine Montvernier. Il y a aussi des gens qui ont des résistances psychologiques qui leur permettent de s’en sortir dans des contextes difficiles.

– Écoute Justine. Avec tout le respect que je te dois, réagit Garance Blay, on voit que tu es dans un univers ultra-protégé. Mais si tu es obligée de fuir, si tu es menacée, si tu dois déjà réfléchir, au quotidien, à des solutions pour te nourrir…

– Oui, mais là… Tu me tends un piège. Tu imagines une situation où je suis déjà sans solution, alors que j’avais peut-être anticipé sur une possibilité d’échapper à cette situation.

– D’accord. Sauf qu’on n’a pas toujours de solution pour échapper au pire.

– Si !

– Comment tu peux soutenir une thèse pareille !

– Regardez-moi, intervient à nouveau Didier Montvernier en se levant. Vous me laissez habillé comme je suis. Vous me donnez juste cent euros en liquide. Rien d’autre. Ensuite, vous m’accordez, disons, un délai de cinq ans. Dans cinq ans, je vous rebâtis un consortium.

– N’importe où ? interroge Axel Blay.

– Oui, n’importe où sur la planète.

– Si on te lâche dans la forêt amazonienne, au mieux tu vas attraper la fièvre jaune et la typhoïde, relève Axel Blay. Mais le plus probable est que tu vas finir dévoré par un jaguar ou un caïman, et ça ne sera pas au bout de cinq ans, mais au bout de cinq semaines.

– Et avec tes cent euros, tu ne négocies pas avec un anaconda, ajoute Garance Blay, dans un rire.

– Attention… Qu’on s’entende… Quand je dis « n’importe où », je parle quand même d’un endroit avec, au moins, un semblant de civilisation.

– Ah ! réagit vivement Axel Blay. Tu admets donc que tu as besoin d’une civilisation. Mais ça change tout !

– Ne sois pas idiot, Axel. Tu sais bien qu’aucun homme ne naît au milieu de la jungle.

– Des tribus vivent en pleine jungle, rappelle Garance Blay, mais je ne t’imagine pas monter une affaire aux milieu de la forêt amazonienne.

– Une tribu, une peuplade… quelle que soit l’organisation de base, je peux avoir là, pour le moins, un tremplin pour m’extraire d’une condition difficile, afin de trouver un contexte moins hostile, et ainsi de suite, car je l’admets quand même : il faut aussi un contexte qui soit favorable à la prospérité des affaires.

– Eh bien voilà ! poursuit Axel. C’est juste ce qu’on essaye de te démontrer. Le contexte favorable est celui qui te permet d’obtenir une instruction, des soins et des lois qui te laissent des libertés. Mais tout ça, tu le dois bien à un progrès dans les droits humains !

– En fait, tu refuses d’admettre que ce sont les lois de la république qui t’ont engraissé, tient à résumer Garance Blay.

– Et aussi le capitalisme, ajoute Axel Blay.

– En plus, vous aviez déjà, des deux côtés, des familles prospères. Vous n’êtes pas, comme on dit, partis de « rien ».

– Les arrivistes, ce n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux, interfère Justine Montvernier.

– Il n’y a pas que ces conjonctures qui jouent, conteste Didier Montvernier, car il y a bien des réussites financières dans des pays qui ne sont ni démocratiques, ni capitalistes. À part ça, en quoi le fait que je veuille chercher un endroit qui soit favorable aux affaires, remet en cause ma capacité à réussir ?

– Bon, si tu insistes… relève Axel Blay en se levant et en sortant un porte-feuille de la poche intérieure de sa veste. Tu as le costume. Voilà pour les cent euros !

Axel Blay sort deux billets du portefeuille et les glisse dans une poche de son ami, ce qui a aussitôt, pour conséquence, de déclencher des rires, non seulement chez les deux femmes, mais aussi chez Jules et Augustin, restés en retrait.

– Mais non… je n’ai pas besoin que ça vienne de toi, conteste Didier Montvernier en repoussant les billets.

– Qu’importe ! persiste Axel Blay, en replaçant l’argent dans la poche. Comme ça, c’est fait. Tu aimes les défis, alors vas-y, lance-toi ! Mais on est d’accord, tu lâches tout : tes boîtes, tes propriétés, tes yachts, l’avion, l’hélico… tout ! Et rendez-vous dans cinq ans.

– Pas possible, répond Didier Montvernier, un sourire dans le coin des lèvres. Je me suis déjà fait un nom. Ça ne serait pas du jeu.

Il redonne l’argent.

– Bah alors, c’est comme ça que tu tiens tes défis ?

– Je crois qu’il commence aussi à se faire un petit peu trop vieux, commente, pour sa part, Justine Montvernier.

– Bon, allez ! On va se rapatrier… annonce cette fois Axel Blay. Augustin et Jules saisissent l'opportunité du départ pour se retrouver derrière la haie de bougainvilliers.

– Ils se sont fâchés ? interroge Jules, la tête appuyée contre l’épaule d’Augustin.

– Non, t’inquiète… De même que notre père, il n’ira jamais lâcher ce qu’il possède. Déjà, dès qu’il tombe trois gouttes, il est en panique quand il n’a pas son parapluie.

Au loin, Jules et Augustin entendent les derniers échanges.

– À bientôt !

– Non… À dans cinq ans, on a dit…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire JEMA66 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0