Ch. 32

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Jules n’a pas oublié la consigne d’Augustin : « Attends un signalement de ma part. » Il sort le téléphone de sa cachette, l’active, mais aucun nouveau message. Rien d’étonnant, il est encore tôt : Augustin doit continuer à dormir.

Il rallume son téléphone en fin de matinée, puis en début d’après-midi, juste après le déjeuner. Toujours aucun signal. Arrivent le milieu d’après-midi, puis le soir. Il s’inquiète que son frère n’ait toujours pas laissé de message. La raison est néanmoins évidente : Augustin n’a pas dû, encore, obtenir les résultats de laboratoire.

La nuit, avant de s’endormir, le garçon hésite à appeler. La consigne de son frère lui revient en tête : « Attends un signalement de ma part. » Il décide, finalement, d’attendre le jour suivant.

« Dors bien ! » lui avait également dit Augustin. Mais cette nuit-là, Jules dort mal, trop impatient d’être au lendemain. Le matin, comme il s’y attendait, son frère ne se manifeste pas. « Allez… lève-toi, gros paresseux ! » Comme la matinée lui semble longue. Rosalie l’interroge au sujet de son côté distant. Mais il reste muet et le regard hagard.

Il déjeune avec sa mère, mais n’a pas trop d’appétit et demande à quitter la table avant la fin du repas. Jules tente de se remémorer, en détail, son dernier échange avec Augustin. Son frère lui avait quand même signalé que les résultats du laboratoire pouvaient mettre plusieurs jours avant d’arriver. Nul doute qu’il est d’une nature trop impatiente et qu’il risque encore d’agacer son grand frère avec son empressement à obtenir les choses immédiatement. Le silence d’Augustin lui est néanmoins si intenable qu’il fait le choix de retourner dans sa chambre pour l’appeler. Les gémissements répétés d’une sonnerie, systématiquement coupée par le déclic du répondeur, finissent par le bouleverser. « Augustin, s’il te plaît… réponds-moi… S’il te plaît… »

Jules prend peur. Et si en réalité, le problème venait de leur père ?

Mais le garçon veille à ne pas laisser galoper son imagination et à attendre, au moins, un troisième jour. La nuit du troisième jour, il constate à nouveau que son frère ne lui a laissé aucun message. Quand il l’appelle, pour la énième fois, il comprend à l’avance que personne, à l’autre bout du fil, ne va lui répondre. En raccrochant, Jules est comme estourbi. Il réalise, cette fois, que son frère n’aurait pas pu le laisser autant de temps sans réponse.

Cependant, en réalité, il ne sait pas très bien comment interpréter la situation. Peut-être qu’il se trompe, qu’il y a des imprévus trop compliqués à comprendre pour lui. Mais, quelques jours plus tard, l’effroyable perspective de ne plus jamais entendre le son de la voix de son frère, le plonge dans le gouffre sans fond d’un désarroi. La tête dans les draps de son lit, il pleure sans fin, à en suffoquer. Au point d’alerter Odette Tasmane.

– Allons, mon garçon, qu’est-ce qu’il passe ? interroge la gouvernante en glissant une main dans ses cheveux.

– Je veux sortir d’ici, répond Jules entre deux hoquets. Je veux retourner à Roquebrune-Cap-Martin.

Odette libère un soupir :

– En vous voyant dans cet état, je me demande finalement, si c’était une bonne idée que votre père vous emmène là-bas. Bon… je vais voir si on ne peut pas vous donner un petit tranquillisant.

Jules va ensuite dormir. Il est encore convenu que l’on reporte ses cours.

Les semaines suivantes, le garçon oscille entre un profond état d’abattement et un comportement de pantin, qui lui fait accomplir des automatismes du quotidien sans le moindre ressenti de plaisir.

Par instants, ses pensées sont en ébullition. Il se rappelle la remarque d’Élisabeth Delco : Tu es sûr, au moins, que c’est ton frère ? Aucun doute, pour lui : il y avait eu, entre lui et Augustin, des liens invisibles trop subtils et trop profonds pour qu’ils puissent être à la source d’une machination. Mais la brutalité du contexte l’oblige, désormais, à envisager les scénarios les plus extrêmes. Après tout, il n’avait fréquenté Augustin qu’une quinzaine de jours. Et si cet adolescent avait été, en fin de compte, un sordide manipulateur ?

Cependant, dès les secondes qui suivent, Jules se sent assailli par les souvenirs, des évocations enchanteresses emplies de douceur et de bienveillance. Augustin est là, avec lui, dans les restanques, sur la plage, sur le Zephira, dans les rues de Monaco, dans sa garçonnière… Il se souvient de leurs jeux, de leurs chahuts, de leurs promesses. « Ne t’inquiète pas, petit frère », disait-il.

Jules étouffe. Il a besoin de sortir. Se résigner à oublier ? Jamais ! L’absence d’Augustin génère un tel vide dans sa vie. Il a l’idée d’un refuge : sa cabane perchée. Il court dans le parc, bien qu’il suffoque. Des ronces le griffent aux jambes ; des branches le fouettent au visage. Qu’importe : il ne ressent plus rien, de toute façon. Tout son être est comme anesthésié. Il grimpe l’échelle de la cabane. Sitôt à l’abri, il sort son téléphone. Ultimes tentatives, comme un SOS, un acharnement à espérer. Jusqu’à la déraison, il essaye encore le même numéro. Mais au bout, rien que le silence. Il se met à hurler à travers le parc : « Non ! ». Puis il s’effondre, en larmes, sur les planches de la cabane. « Réponds-moi, s’il te plaît, Augustin, je t’en supplie. Tu m’avais promis que l’on resterait toujours des frères. »

Alors que s’étendent les premières ombres de la nuit, Jules entend des craquements de branchages et aperçoit, dans le halo mouvant d’une lampe-torche, la tête du jeune gardien, Guy Millet, dans l’encadrement de l’entrée de la cabane.

– Ça fait au moins une heure qu’on vous cherche. On a dû visionner les vidéos de surveillance pour vous retrouver. Allez… Vous devez sortir d’ici.

Jules, secondé par le gardien, quitte son abri. Il est conduit jusqu’au château, puis amené à sa chambre par la gouvernante, qui l’installe dans son lit.

– Toujours pas finie cette déprime, on dirait. Vous allez vous reposer un peu. On va vous apporter votre repas dans votre chambre.

– Oui, merci. Mais de toute façon, je n’ai pas faim.

Peu après, un domestique pose le plateau sur la table de la chambre et lui recommande de se forcer à manger.

Jules quitte le lit pour attraper le plateau, mais au moment où il le saisit, son regard tombe sur la photo punaisée de son père en présence du président de la République. Ses dents se serrent. Il ne peut pas s’empêcher de penser que son père est la cause du silence d’Augustin. Que s’est-il donc passé entre eux deux ? Ils se sont certainement disputés. Mais après ?

Finalement, il repose le plateau sur la table, goûte au bouillon qu’on lui a apporté, fixe à nouveau la photo de son père. Il a bien une idée, mais va-t-il oser aller jusqu’au bout ?

Reposant son bol, il n’a, cette fois, plus d’hésitation. Il se dirige vers le dessous de son armoire pour récupérer la boîte de magie qui lui sert de cachette. À l’intérieur, il extrait une carte de visite : celle de l’inspectrice d’académie. Attrapant le smartphone glissé derrière sa table de nuit, il compose un numéro de la carte, tombe sur un répondeur administratif. Il tente un autre numéro et entend qu’on décroche.

– Allô ?

Il reconnaît la voix ferme et délicate de Sophie Loubiac.

– Bonjour Madame. C’est Jules Montvernier. Je vous appelle parce que pendant des vacances, à Roquebrune-Cap-Martin, j’ai découvert que j’avais un frère. C’est lui qui m’a passé le smartphone. (Il sanglote.) Mais maintenant mon frère ne répond plus. Il a disparu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Je ne sais rien de lui à part qu’il s’appelle Augustin et qu’il a quinze ans. Il faut prévenir la police.

« Tu es où là ? »

– À Courcy Montvernier.

« Tu t’es disputé avec ton frère ? »

– Non, c’est avec notre père qu’il s’est disputé. Et maintenant, je ne sais pas ce qu’il est devenu. Ce n’est pas normal qu’il ne m’appelle plus. Je vous jure !

« Depuis combien de temps, tu as perdu le contact ? »

– Depuis plusieurs semaines…

« Allons, ne t’affole pas. Il y a peut-être une explication simple. Tu ne peux pas avoir l’information en contactant ton père ? »

– Non, parce qu’il ne sait pas qu’on se parlait. Il ne voulait pas.

« Pourquoi ça ? »

– Je sais pas.

« Alors, tu ne peux pas demander à ton père pourquoi il ne veut pas que tu rencontres ton frère ? »

– Non ! Parce que c’est après avoir posé cette question que mon frère ne répond plus.

« Jules, enchaîne l’inspectrice, après une pause de réflexion. J’avoue que je ne comprends pas trop pourquoi toi et ton frère, vous n’avez pas le droit de vous parler. Mais si ton frère a posé la question à votre père et qu’à la suite de ça, il ne te répond plus, c’est que ton frère a dû simplement obtenir l’explication de votre père et qu’il a préféré lui obéir. »

– Je sais pas, répond Jules, qui se sent tout à coup perdu par cette nouvelle hypothèse.

« Ton frère avait peut-être un secret qu’il tenait de votre père. Ça te dit quelque chose ? »

– Oui.

« Oui, il avait un secret ? Tu le connais ? »

– Oui.

« Tu ne veux pas le dire ? »

– C’est que notre père fait des réunions pour casser le système politique.

S’ensuit un nouveau silence.

– Tu es sûr d’avoir bien compris ?

– Je n’ai pas compris ce que ça veut dire, mais c’est comme ça que mon frère l’a dit.

– Il ne t’a rien dit d’autre ?

– Non…

Des coups frappés contre la porte surprennent Jules qui, sans même prendre le temps de raccrocher, jette le téléphone sous le lit.

Figé contre l’oreiller, il voit sa mère pénétrer dans sa chambre.

– Alors, mon garçon, j’aimerais comprendre. Qu’est-ce qui ne va pas ?

– C’est rien. J’étais triste, mais ça va mieux.

– Ne me dis pas ça. Quelque chose t’a perturbé…

– Est-ce que c’est possible, que je téléphone à Mathilde et à Clément ?

– C’est juste ce que tu veux ? Parler à tes amis de vacances ?

– Oui. Ils me manquent.

– Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

– Je n’ai pas pensé…

– On verra ça demain.

– Super… Merci.

– Je te laisse te reposer.

Jules voit alors la porte de sa chambre se refermer.

Il attend un peu, guette les bruits extérieurs, puis entreprend une gymnastique pour récupérer le téléphone sous son lit.

– Allô ?

« Juste une question, Jules, avant de te laisser : est-ce que tu as déjà entendu parler de ces mots, dans ta famille : élection, démocratie, république ? »

– Oui.

« Qu’est-ce qu’on pense de ces mots, dans ta famille ? »

– Je sais pas. Mes parents ne sont pas trop pour.

« Ils ne sont pas trop pour ou ils sont vraiment contre ? »

– Je crois qu’ils sont vraiment contre ça.

« On te recontactera. »

– Vous allez vous occuper de rechercher Augustin ?

« Tu verras ça, quand on te recontactera. »

En raccrochant, Jules se sent allégé et apaisé. Sa détermination à retrouver son frère le ravive d’un regain d’énergie. « Augustin, je vais me battre pour toi », songe-t-il à présent.

Il lui adresse un nouveau SMS : « Augustin, j’ai peur. Même si tu as choisi d’obéir à notre père, réponds-moi. »

 Le lendemain, à l’heure du déjeuner, Justine Montvernier contacte les Blay. En visioconférence avec seulement Mathilde – Clément étant parti en pension – Jules demande des nouvelles, évoque des souvenirs, adopte un discours basique. Il sait qu’en présence de sa mère, il ne peut pas parler d’Augustin. Mais il est parvenu à l’essentiel : à mémoriser les identifiants qui vont lui permettre de recontacter la famille.

À la fin du repas, Odette s’approche, avec réserve, de la longue table de la salle à manger Printemps. Elle a une suggestion qui pourrait peut-être permettre, à Jules, de se changer les idées : un spectacle de karaoké, proposé par Rosalie, dans une pièce réservée à ce genre d’animation, avec un écran mural, qui se trouve chez elles, dans l’aile gauche. Pour la première fois, Jules a le droit de pénétrer dans les appartements privés des Tasmane. Il réalise que mère et fille vivent dans des espaces douillets et spacieux avec du beau mobilier et la chambre de Rosalie est presque aussi grande que la sienne.

Rosalie saisit le bras de Jules pour l’entraîner dans sa salle de spectacles. Elle le fait asseoir sur une chaise, puis attrape un micro. La lumière dirigée d’un vidéoprojecteur jette un feu d’images vives et de textes sur le mur du fond, et alors que retentissent les premiers rythmes sonores, Rosalie se met à chanter à la cantonade, dans un déhanché cadencé. Intimidé par la mise en scène, Jules chantonne à voix basse. Mais peu à peu, l’envoutement du rythme musical opère. Il se sent emporté. Les paroles des mélopées le persuadent que c’est Augustin qui s’adresse à lui, qu’ils se parlent, l’un et l’autre, en tout confidence, comme deux frères…

Le soir, dans sa chambre, Jules récupère avec empressement, son smartphone. Une idée le taraude : celui d’entrer en communication avec la famille Blay, les seuls qui peuvent clarifier la situation d’Augustin. Mais en rallumant le téléphone, il constate que l’écran s’obstine à rester uniforme. Non seulement, il ne parvient pas à contacter la famille, mais il est, dès lors, sans solution de communication. Un poing serré dans sa bouche, il se retient de crier son désespoir, tandis qu’un ruisseau de larmes s’échappe de son regard.

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