Ch. 33

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Quelques brusques coups viennent d’être frappés contre la porte de la chambre de Jules. Le garçon, qui se réveille en sursaut, aperçoit sa mère, qui traverse la pièce pour aller ouvrir les rideaux.

– Allez… Il faut que tu te lèves. Ta prof d’orgue va te faire cours ce matin de bonne heure. (Elle se dirige vers l’armoire.) Je te prépare tes vêtements. Moi, après, je file.

– Vous allez où ?

– Je vais voir une amie à Paris. On déjeune ensemble.

– Elle s’appelle comment ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? (Sa mère se dirige vers la porte.) Passe une bonne journée.

Une amie… ou plutôt un amant, songe-t-il avec un certain désespoir. 

S’asseyant sur la banquette de l’orgue, il allume l’instrument, le règle, joue. Il n’entend pas Élisabeth Delco arriver dans son dos. Un timide sourire s’affiche sur son visage au moment où elle s’assoit à côté de lui.

– Eh bien… On dirait que ce n’est pas la forme. Ça a peut-être un rapport avec ton téléphone qui ne marche plus.

Stupéfait, Jules arrête aussitôt son morceau.

– Comment vous le savez ?

– Je suis chargée de faire la messagère, murmure-t-elle contre son oreille. Tu laisses ton téléphone fermé. Demain, tu le rallumes et tu appelleras ce numéro-là. (Elle lui glisse un papier.)

– C’est le numéro de qui ?

– D’un policier. (Surpris, il se redresse.) C’est la police qui va te remettre la communication. Bien sûr, tu te doutes que la contrepartie, c’est que tu seras surveillé pour chacun de tes appels.

– Alors, ça veut dire que c’est grave, ce qui m’arrive.

– Oui, c’est grave. J’ai encore autre chose pour toi.

– Un livre ?

– Celui-là, tu vas mettre du temps à arriver au bout, avertit Élisabeth Delco, en posant un paquet sur les genoux du garçon.

Jules déchire le papier d’emballage, afin de découvrir la couverture. À la vue du titre, il plaque sa main contre sa bouche.

– Les Misérables de Victor Hugo. C’est autorisé, comme livre ?

– Ce livre est autorisé par la loi, oui. Maintenant, il n’est peut-être pas autorisé par tes parents.

Après avoir maintes fois trituré le papier du numéro remis par sa professeur d’orgue, Jules allume le smartphone. Son regard, qui fixe l’écran, s’irradie d’une lueur d’espoir en découvrant que l’appareil a retrouvé ses fonctionnalités. Sans tergiverser, le garçon compose le numéro du policier.

La voix grave de l’inconnu qui lui répond, l’intimide.

« Bonjour, Jules. Je suis un commissaire et je dois mener une enquête. J’ai besoin de te parler, seulement à toi. Es-tu sûr d’être en situation pour me répondre et que personne ne peut nous entendre ? »

– Oui, je suis sûr.

« De toute façon, on va essayer de faire rapide, et toi, tu dois me dire le moins de mots possibles. C’est surtout moi qui vais parler. D’accord ? »

– D’accord.

« Voilà. Je vais te proposer un marché. Si tu m’aides dans mon enquête, moi et mes hommes, nous allons t’aider, toi aussi. Tu nous donnes des renseignements au sujet de ta famille et nous, en échange, nous t’aidons à avoir des petits moments de liberté, hors du domaine de Courcy Montvernier. »

– C’est vrai ?

« Ce marché te convient ? »

– Oui.

« Attention, je te préviens. C’est donnant, donnant. Il faudra que toi, tu répondes aussi à nos questions. C’est toujours d’accord ? »

– Oui.

« C’est bien, tu as l’air calme. Tu sais lire l’heure ? »

– Oui, j’ai une montre.

« Il y a quelque chose de spécial prévu, à Courcy Montvernier jeudi après-midi de la semaine prochaine ? »

– Je sais pas.

« Je t’envoie un SMS jeudi matin, pour te donner l’heure précise. Mais à la place du mot heure, j’utilise le mot gâteau. Donc si j’écris : J'ai dix gâteaux et demi… » qu’est-ce que tu comprends ?

– Dix heures et demie. Mais vous n’allez pas pouvoir me faire sortir sans l’autorisation de mes parents…

« Stop ! C’est notre travail, on va t’expliquer. »

– Mais il y a des caméras partout, se met à chuchoter Jules. 

« Ne dis rien. C’est moi qui parle. Même quand les caméras sont partout, il y a des angles où elles ne peuvent pas te repérer. Des arbres où les caméras ne peuvent pas te voir ont été marqués par une croix jaune. »

– Oh… mais vous êtes ici ?

« Moi non, mais deux bûcherons, qui font partie de mon équipe. Surtout, ne va pas leur parler. Ces deux bûcherons vont entasser des bûches contre un mur et vont t’aider à passer par là. Mais ils le feront quand on va couper le courant. »

– Ouah !…

« Pour savoir quand le courant est coupé, ce sera quand tu verras disparaître, sur ton smartphone, les petites barres qui indiquent la connexion. Tu les connais ? »

– Oui, mais c’est pour la connexion.

« Dans notre cas, ça t’indiquera que le courant a été coupé. Donc, je récapitule dans l’ordre. Jeudi, tu reçois le message codé avec une heure indiquée. S’il y a un problème, tu nous contactes. Si pas de problème, tu te prépares. Là, tu rejoins un arbre avec une croix. Contre l’arbre à l’endroit de la croix, tu regardes ton smartphone jusqu’à la disparition de l’icône de connexion. L’icône disparaît, tu cours jusqu’aux bûches entassées contre le mur et on t’aide à passer de l’autre côté. Si, pour une raison ou une autre, ça échoue, tu ne t’affoles pas. On recommencera une autre fois. D’accord ? »

– D’accord.

« Sinon, avant jeudi, tu as tout le temps d’aller repérer les lieux. Bien sûr, tu ne parles de ça absolument à personne. C’est très important de garder le secret pour ne pas échouer. Tu es d’accord pour ne rien dire ? »

– Oui.

« Dernier point. Avant cette date, n’utilise pas le téléphone et garde-le fermé. Sur ces derniers détails, je te laisse. À bientôt. »

« Ne pas utiliser le téléphone », se répète Jules, après avoir entendu le commissaire raccrocher. Le voilà, à présent, troublé par cette consigne, tant il s’impatiente de contacter à nouveau les Blay. Mais non, il ne peut pas renoncer… Et puis c’est juste un unique appel.

« Oh ! C’est toi, Jules ? s’exclame Garance Blay. On a cru que c’était Augustin… »

À la seule évocation du nom d’Augustin, le cœur de Jules s’emballe.

– Vous avez des nouvelles de lui ?

« Non. Pourquoi ? »

Il éclate en sanglots.

– Depuis plusieurs mois, il ne répond plus au téléphone. Plus du tout.

« Vous vous êtes disputés ? »

– Non !

« Tu sais, Augustin a plusieurs téléphones. Peut-être qu’il en a perdu un ou qu’il se l’est fait voler, et qu’il n’a plus le numéro pour te rappeler. Et nous… en-dehors du moment où l’on rencontre vos parents, on n’est pas en contact avec lui. 

On peut, peut-être, essayer de l’appeler sur un autre de ses téléphones », suggère Mathilde, qui arrive derrière sa mère suivie du grand frère Clément, présent ce soir-là.

« L’autre téléphone qu’on a, c’est celui qu’il a passé à Jules », indique la mère.

« On a aussi son cellulaire, rappelle Mathilde.

» Oui, on peut essayer le cellulaire… Mais il me semble qu’il le laisse tout le temps sur le bateau, celui-là.  

» Je ne crois pas que c’est à cause d’un portable perdu, intervient Clément. Parce que sinon, il nous aurait rappelés nous, pour contacter Jules. 

» Oui, bien sûr… confirme la mère. Alors, est-ce qu’il n’a pas eu, plutôt, un problème avec son père ? »

– Clément ne peut pas géolocaliser le téléphone d’Augustin ?

« Non, désolé, répond Clément. Il ne nous a pas appelés sur nos téléphones, donc on ne peut pas. »

– Oh non ! se désole Jules. Et vous pourriez aller voir, mon père, au Bel Air, et lui demander ?

« Oui, ça on peut, confirme la mère. Rappelle-nous la semaine prochaine. Mais ne va pas imaginer le pire. Tu sais, ton père, quand il est contrarié, il peut prendre des décisions radicales rapidement. Il a pu envoyer ton frère à l’étranger. »

– Oui, mais alors, qu’est-ce qu’il attend, Augustin, pour me rappeler ?

« Peut-être… simplement, d’avoir 18 ans. »

Afin de permettre à Jules de recouvrer le moral, Victor Mekin l’invite à le suivre pour une séance de sport intensif, entre hommes, dans l’espace détente.

Dans la salle de sport, coaché par son professeur, Jules expérimente d’abord le rameur, puis court sur le tapis, se mesure aux poids de l’haltérophilie, puis boxe… En sueur, reboosté et déchargé, sur le moment, de sa hargne, il se jette dans la piscine d’eau froide, teste ensuite celle d’eau tiède, puis les bulles du SPA.

Quand il se rend compte que Victor Mekin est retourné dans la salle de sport, pour ranger et nettoyer les instruments, il a tout à coup, une autre préoccupation. La présence du grand écran, en hauteur, l’intrigue.

Quittant le SPA, il se met à chercher dans tous les recoins une télécommande et finit glorieusement par la dénicher sous le rebord d’un bassin. Face à l’écran, il presse le bouton. Les images de corps entremêlés et de gémissements, qui surgissent sous ses yeux, viennent, sur le moment, semer la confusion dans son esprit. Il finit par réaliser qu’il s’agit de scènes d’une orgie sexuelle et sent aussitôt une boule de rage gonfler dans sa poitrine.

Victor Mekin le saisit brutalement par le bras et éteint l’écran. Cependant, dans un subit déchaînement de colère, le garçon se débat, échappe aux mains de son professeur, court vers l’autre bout de la salle.

– Ne cours pas, c’est dangereux, avertit Victor Mekin, en tentant de le rejoindre. Où veux-tu aller de toute façon ? (Il se retrouve face au garçon.) Ne va pas t’imaginer que c’est forcément comme ça que tes parents t’ont conçu.

– Vous le saviez, en plus !

Le professeur de sport se penche vers lui.

– Ce que je sais aussi, c’est que tu vas bientôt parler à la police. Mais il ne faudra surtout pas leur raconter ce que tu as vu là.

– Comment vous savez que je vais parler à la police ?

– Jules, ce que tu dois comprendre, c’est que toutes les personnes qui t’entourent, sont mouillées d’une façon ou d’une autre dans de sales affaires. Si tu parles, tu ne pourras trouver aucun témoin pour te soutenir. Tu resteras seul dans ton combat.

– Vous avez participé, vous, pour de vrai, à ces trucs dégoûtants ?

– Ton père m’a tendu un piège. Il m’a invité dans un restaurant où il y avait de très jolies filles. Mais il procède de la même manière avec tout le monde ! Avec tous ceux qui approchent sa vie privée ! Comme ça, tu comprends, ceux qui apprennent que ton père a agi illégalement, ne peuvent pas le dénoncer, parce que lui, à son tour, il les dénonce. C’est scandale contre scandale. De cette façon, il embrouille tout le monde.

– Et Tripo aussi, il a été là-dedans ?

– Oui, Marc Tripo, Véra Diche…

– Et Madame Delco ?

– Elle, ton père s’est arrangé pour l’impliquer dans une histoire de malversation.

– Et Odette Tasmane ?

– Pour la gouvernante, je ne sais pas. Mais forcément… Car ton père n’a pas l’habitude de prendre ce genre de risque. (Victor Mekin attrape les bras de Jules.) Nous sommes deux à savoir que tu vas aller parler à la police : Madame Delco et moi. Mais pour dénoncer les agissements de ton père, tu seras forcément seul.

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