Ch. 36

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Jules apprend que, pour le dîner, il doit se rendre dans le jardin d’hiver de la salle à manger Été, alors que son père et ses associés, quant à eux, dînent dans la salle Automne. Au moment où il descend, il est arrêté par Odette Tasmane, qui tient à assurer un dernier ajustement à sa tenue. Il se rend compte ensuite que deux ouvriers bricolent autour de la sculpture César.

– Qu’est-ce qu’ils font ?

– Ils installent une horloge de compte à rebours. Regardez devant vous !

L’explication de la gouvernante ne fait qu’épaissir le mystère, mais il sait que les circonstances ne permettent pas de prolonger la discussion. Une fois dans le hall, il tente de s’approcher de la salle à manger Automne afin d’intercepter des bribes de discussion, mais il est rappelé à l’ordre par Odette, qui semble le surveiller plus que jamais.

Il rejoint Aurélien et Maximilien, déjà attablés sur la table ronde du jardin d’hiver, autour d’une couronne de feuillages de végétaux exotiques.

– Vous savez pourquoi on installe une horloge ? interroge d’emblée Jules.

– C’est un compte à rebours de dix ans environ, explique Maximilien. Elle indique le temps restant avant l’aboutissement du projet.

– Le compte à rebours s’arrêtera un 12 janvier.

– Pourquoi cette date ?

– Justement, on allait te poser la même question, annonce Aurélien. C’est ton père qui l’a choisie.

Jules secoue négativement la tête. Il ne voit rien en rapport avec cette date.

– En tout cas, aujourd’hui, c’est un jour historique souligne Maximilien, en levant un verre.

– Pourquoi ?

Les deux adolescents échangent un regard amusé.

– Tu n’es pas encore au courant que nos six familles associées ont la possibilité de changer le cours de l’histoire ? interroge Aurélien, narquois. Elles ont un contrôle, à échelle européenne, sur les banques, les médias, les moyens de communication, les transports, l’alimentation… Tu ne le sais pas ?

– Mais dehors, ce sont des républiques qui décident.

– Tu parles de républiques ! Tous les élus, avec ce que pèsent nos familles, ils sont à genoux. On doit juste faire une différence entre ceux qu’on doit forcer et ceux qui mangent déjà dans nos mains.

– En fait, enchaîne Maximilien, il n’y a pas grand-chose à changer à la situation actuelle. Juste quelques secteurs du public résistants qu’il reste à conquérir. Le plus dur, c’est de changer les mentalités.

– Alors qu’en fin de compte, on veut simplement expliquer aux gens, ce qu’est la réalité actuelle de leur monde. Où est le mal ?

– Le truc qui va rester compliqué, ça sera de retirer les urnes.

– Ah oui ! Le vote c’est sacré ! ironise Aurélien. (Il se tourne vers Maximilien en s’accoudant au dossier de sa chaise.) Dis-moi franchement, quand toi, tu pourras voter, ça te donnera quoi, comme pouvoir, en plus ?

– Rien. C’est quoi, au juste, le pouvoir de voter ? C’est celui d’une petite fourmi.

– Oui, c’est ça ! réplique Aurélien dans un éclat de rire. Quand on vote, on est des petites fourmis. Juste plein de petites fourmis.

Maximilien rit à son tour.

– De toute façon, même si on doit encore laisser les urnes aux petites fourmis, pour nous, ça ne sera pas un problème, conclut-il.

Un sommelier s’approche de la tablée avec une serviette sur le bras et une bouteille à la main. Il se tourne vers les adolescents.

– Vous êtes assez grands, les garçons, pour avoir le droit à un verre de ce Petrus. Voulez-vous que je vous serve ? (Il se tourne vers Jules.) Pour vous, désolé, il vous faudra encore attendre un peu.

Alors que le sommelier s’éloigne, Jules se penche afin de poser une question :

– L’association, elle a un nom ?

– Oui. Le Triumvirat, explique Aurélien. Mais ce n’est pas un nom officiel.

– C’est officieux, précise Maximilien, parce que l’association non plus n’est pas officielle. Forcément, tu ne peux pas rendre officielle une conjuration.

– Une conjuration ? interroge Jules.

– Oui, c’est comme ça qu’on appelle leur accord tacite entre eux six. Cet accord est reconductible tous les cinq ans. Et un triumvirat, tu sais ce que c’est ?

– Oui. (Jules récite.) C’est une entente entre trois empereurs romains, pour diriger un empire.

– Nos pères ont pris l’exemple du triumvirat, parce qu’ils se servent des méthodes de Jules César, qui expliquent comment on peut parvenir à mettre fin à la République.

– Ce sont des méthodes qui consistent essentiellement à s’attirer les faveurs du peuple, détaille Maximilien. Tu dois flatter les pauvres avec des jeux sportifs, des fêtes et des tribunaux populaires. À partir de quoi, tu montes le peuple contre les institutions et les politiques, jusqu’à procéder à l’élimination de nos ennemis. Voilà, la recette est simple.

– Mais en tout ils sont six, laisse observer Jules. Ils ne sont pas trois.

– Non, ce n’est pas eux le triumvirat, rectifie Aurélien. C’est nous. (Il fait tourner son doigt afin de désigner chacun d’eux tour à tour.) Un, deux, trois.

Devant le regard éberlué de Jules, qui réalise soudainement l’enjeu du projet, les deux adolescents se laissent emporter par un rire.

– Nos pères, eux, n’ont pas le choix, explique Maximilien. Ils sont obligés d’agir dans l’ombre. Mais nous, nous allons devenir des personnages publics.

– Mais il faudra penser à bien se faire obéir, rappelle Aurélien. Le moindre écart, tu dois sévir.

– Il y a des méthodes, pour ça.

– Moi, ma méthode, ça sera d’abord de prendre, chez mes opposants, l’argent et les biens qu’ils possèdent, pour les distribuer à ceux qui me soutiennent. Si ça ne marche pas, après je les humilie publiquement devant moi. Et si ça ne marche toujours pas, alors je les enferme et je les fais souffrir.

– Ce qui est efficace, c’est de s’en prendre aux membres de la famille. Tu menaces un fils, une fille, un frère, une sœur… Souvent, tes opposants préfèrent qu’on leur fasse du mal à eux-mêmes plutôt qu’à quelqu’un qui leur est cher.

– Ne fais pas cet air horrifié… réagit Aurélien, en remarquant chez Jules un froncement de sourcils. De toute façon, tu n’auras pas le choix. Pour ta propre sécurité, il te faut forcément terroriser ton peuple.

– C’est normal qu’il réagisse comme ça. Il est encore petit.

– Tu préfères peut-être aller au taf, tous les jours, pour gagner un Smic à la fin du mois ? (Les adolescents lâchent un rire.) Mon père, lui, il ne lui faut même pas une heure pour gagner un Smic.

– Une heure ? Tu rigoles ! Même pas une minute, tu veux dire !

– Ouais, sans doute. Le temps qu’on mange notre entrée, tu vois, nos pères ils auront déjà gagné des centaines de Smic. Alors qu’est-ce que tu préfères ? Avoir un Smic à la fin du mois plutôt qu’au bout d’une minute ?

Jules secoue négativement la tête.

– Mais pourquoi tu lui poses la question ? réagit Maximilien. Est-ce que tu crois que c’est vraiment un choix ?

– Bon, on va trinquer à notre alliance, dans dix ans.

– Mais il ne peut pas, il n’a pas de vin.

– On n’a qu’à lui en mettre un peu, symboliquement.

Aurélien verse prudemment un peu du contenu de son verre dans celui de Jules.

– Allez ! Tu lèves ton verre comme nous…

Jules, discipliné, lève son verre et trinque avec les deux adolescents.

Alors que le dîner touche à sa fin, des bruits de percussions projettent soudainement de fracassantes vibrations à travers le grand hall. Les convives quittent les tables et découvrent une troupe de musiciens tahitiens accompagnés de huit gracieuses danseuses couronnées de fleurs, en pagnes et bikinis, qui se déhanchent voluptueusement devant la statue César, dès lors équipée d’écrans branchés. Des fauteuils de velours rouges ont été disposés au centre du hall pour permettre à chacun de s’asseoir, mais les associés de Didier Montvernier ont tous préféré rester debout et accompagner les tam-tams en frappant dans leurs mains. Deux Tahitiennes saisissent des paniers de pétales de fleurs de Tiaré et les projettent sur les convives. Puis la musique s’interrompt. Les danseuses et les musiciens s’alignent sur le côté, laissant passer Didier Montvernier, qui s’approche des écrans fixés sur la sculpture. Il avance un doigt vers un interrupteur latéral, tandis que son regard fixe sa montre. Vient l’instant où son doigt presse le bouton. S’alignent aussitôt, à la verticale, les chiffres de l’horloge du compte à rebours : d’abord les jours qui avoisinent les 4.000, puis dessous, les heures. Encore en dessous, les minutes et, enfin, sur l’écran le plus bas, les secondes.

– Et voici notre compte à rebours.

S’ensuivent des applaudissements nourris.

C’est donc ça, un compte à rebours ? songe Jules, tout à coup pensif. La seule fois où il avait entendu ce terme, c’était par rapport à un morceau musical qu’il avait appris à jouer, sur son orgue : The final Countdown.

Soudain inspiré et estimant qu’il ne peut pas laisser passer une telle coïncidence, il se dirige vers le salon Oppidum.

– Oh ! Mais c’est Jules qui joue… entend-il, depuis le hall.

Il commence par voir arriver les deux adolescents. Les cinq associés, à leur tour, entrent et s’approchent de l’orgue.

– C’est bien, ça ! Il sait mettre l’ambiance, ce garçon !

Remarquant que son père est absent, il comprend que ce dernier est resté, seul, à fulminer contre son fils, de l’autre côté du mur. Il finit par l’apercevoir, impassible, dans l’encadrure de la porte. Il arrive au bout de son morceau et comprend qu’il ne doit surtout pas insister.

– Peut-être que vous avez envie d’une partie de billard, suggère Didier Montvernier.

– Excellent !

– C’est une bonne idée. En plus, un billard américain…

Jules voit cependant un associé se pencher vers lui :

– Dis-moi, tu saurais nous jouer un slow ?

Jules confirme en opinant de la tête. D’un signe de la main, l’associé signale un instant d’attente. Il cherche sa partenaire, demande à ce qu’on la lui amène. Il s’agit d’une danseuse tahitienne qu’il avait repérée.

– Je vais vous jouer Monja. Ça veut dire « Monique ».

Jules presse les touches de son orgue avec application, afin qu’aucun accord maladroit ne dénature l’air enveloppant du slow.

L’associé enserre la taille de la vahiné et l’entraîne dans un balancé léger. Les autres, comme envoûtés, se figent sur place. Jules joue avec grâce et dextérité. Il rayonne. Seul Didier Montvernier, resté au fond de la pièce, semble manifester son impatience par quelques trépignements.

Arrivent les derniers accords. Les spectateurs retrouvent leur soudaine mobilité.

– Oui… donc, on disait, cette partie de billard.

Didier Montvernier s’avance vers son fils :

– Bon, c’est très bien, mais maintenant, tu arrêtes de jouer, car je fais venir mon ambianceur pour qu’il nous mette de la musique.

Au même instant, Didier Montvernier voit son associé, qui a fini son slow, s’approcher de son oreille.

– Dis-moi, tu pourrais m’arranger un rendez-vous avec cette petite perle de Tahiti ?

– Pas de problème, répond avec discrétion Didier de Montvernier.

Deux jours plus tard, Élisabeth Delco rejoint Jules sur la banquette de l’orgue du salon Oppidum. Mais face à elle, un espace béant. Quelques fils ainsi qu’une marque rectangulaire au sol, trahissent encore l’ancienne présence de l’instrument.

– Que s’est-il passé ? interroge la professeur.

– L’orgue a été monté à l’étage, explique Jules.

– Tu as joué à un moment où il ne fallait pas ?

– Oui, d’après mon père. Il vous attend dans la pièce d’à côté.

Élisabeth Delco se lève, frappe à la porte du salon Forum. Elle voit la porte coulisser.

– Bonjour Monsieur Montvernier. Est-ce que vous pouvez m’expliquer comment je peux donner à votre fils un cours d’orgue sans orgue ?

– Vous aviez parlé, à un moment donné, de cours de langues, non ? Et bien, je valide le changement.

– À raison d’un cours par mois, ça me paraît difficile. – C’est entendu pour revenir à des cours hebdomadaires.

Élisabeth Delco revient vers Jules.

– Qu’est-ce que tu penses de ça ?

Il a un haussement d’épaules :

– Je préférais l’orgue, mais bon…

– De toute façon, tu as les bases pour continuer à apprendre tout seul. Et puis on se verra plus souvent.

– Je sais.

– C’est vrai que c’est quand même bête. C’est au moment où tu t’accroches qu’il t’enlève les cours.

– Il le fait exprès.

Élisabeth Delco se penche vers Jules.

– Je pense qu’il a peur que tu le dépasses.

– Je sais pas.

La professeur se redresse.

– Bon… On va quand même s’installer à la table. On va commencer par le plus simple : l’anglais.

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