Ch. 44

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Jules fixe le profil de son père, penché sur les nouvelles du jour de la presse locale. Il l’entend, en même temps, pousser un soupir d’exaspération. Sa mère, à côté, attend de lire à son tour.

Négligemment, Didier Montvernier lance le journal en direction de sa femme.

– Voilà le phénomène qu’on a fabriqué. (Il regarde Jules.) Mais qu’est-ce qui vous a pris, à tous les deux, de provoquer un tel esclandre ?

– Vous devriez être content. L’article parle en bien de la famille.

– Tu crois ça ? Mais qu’est-ce que tu t’imagines ? Que tu vas passer pour un rebelle ? Pour un justicier ? Ce que les gens vont retenir, c’est l’histoire d’un fils à papa, trop gâté, qui s’est comporté de manière capricieuse dans un restaurant. Alors, dorénavant, tu m’éviteras ce genre de publicité, parce qu’il y a aussi mon nom qui s’affiche. D’ailleurs, heureusement que je suis intervenu pour que les photos de vos visages soient floutées.

En passant devant l’horloge du compte à rebours de Courcy Montvernier, Jules note que le décompte des dates est vertigineusement descendu sous la barre des 1500 jours. Il doit retrouver son père, à une heure précise, dans l’espace détente, mais ignore encore pour quelle raison. Didier Montvernier semble préparer son fils à un rendez-vous inhabituel. Jules a souhaité l’interroger, mais il est resté évasif.

Spécifiquement, ce jour-ci, il est possible d’entrer dans l’espace détente sans code. Après avoir poussé la porte, Jules s’avance vers les différents bassins et remarque son père étendu sur une chaise-longue, dans la touffeur de cet espace clos, surchauffé et imprégné de chlore.

Didier Montvernier lui fait signe de s’approcher et de s’allonger sur la chaise-longue voisine.

– Il y a une femme qui va venir nous rejoindre.

– Une femme ?

– Oui. Quand elle va arriver, je te laisserai seul avec elle.

– Quelle sorte de femme ?

– C’est, en effet, ce genre de question que tu dois te poser.

– C’est une pute ?

– Disons qu’il y a, dans cette catégorie, une gamme un peu plus élevée.

Jules fixe son père, comprenant, dès lors, son intention. Il ne se rend peut-être pas compte que sa méthode paraît quelque peu brutale, pour l’adolescent, pas véritablement préparé à une relation charnelle avec une inconnue. Mais c’est sans doute sa façon, à lui, de le faire entrer dans le monde des hommes.

– Voilà Lola, ton cadeau, annonce Didier Montvernier, en quittant son transat.

En découvrant Lola, Jules réalise qu’il va devoir également se conformer aux goûts paternels, d’autant plus que la call-girl, par certains traits, ressemble à sa mère, en plus jeune. Jules s’inquiète, un moment, sur le fait que son père ait pu vouloir expérimenter le cadeau en question, avant de le lui proposer.

– Ne t’en fais pas, je vais savoir te mettre à l’aise, assure Lola en commençant à se dévêtir.

Jules part plonger dans un bain. Elle le rejoint. Ils sortent ensemble de la piscine, pourraient s’étendre sur des matelas d’eau de l’espace détente, mais l’adolescent a une autre proposition. Il la guide vers l’ascenseur. L’appareil les conduit à l’arrière de la chambre parentale. Jules s’étonne de l’existence de chambres dans lesquelles, jusque-là, il n’avait jamais mis les pieds. Arrivant dans un couloir, il passe devant une salle de bain et atteint une nouvelle pièce. Il reconnaît la chambre parentale. Grimpant sur le lit, il invite Lola à le rejoindre.

Jules retrouve ses parents dans la pénombre du salon Forum, leurs visages immobiles n’étant éclairés que par les lueurs mouvantes du projecteur du home cinema. Comme habituellement, sa mère occupe une bergère, tandis que son père est installé sur le canapé en cuir. Happés par les images d’un thriller, qu’ils ont décidé de regarder dans l’attente de l’heure du dîner, ils remarquent à peine la venue de leur fils. Son père lui propose tout de même de le rejoindre sur le canapé.

Au générique de fin, Didier Montvernier se lève, presse sur les boutons d’une télécommande. Les lumières se rallument tandis que l’écran remonte.

– J’ai vu que tu avais bien choisi l’endroit. Bien sûr, il n’y avait pas mieux que le lit de notre chambre. Ça fait longtemps que tu connais l’existence de cet ascenseur ?

– Oui. (Jules se lève afin de faire face à son père.) Depuis tout petit. Je sais aussi que sur l’écran télé, il est possible de regarder du porno, et que cet endroit, qui m’a été longtemps interdit d’accès, a servi, à l’occasion, à des orgies sexuelles.

Jules a un moment de jubilation en observant l’échange de regards embarrassés entre ses deux parents.

Didier Montvernier fixe à nouveau son fils.

– Demain, Pauline et Angèle sont de retour. Évite de leur parler de notre petit accord. Si tu désires une nouvelle expérience, je peux te faire revenir la fille que tu as rencontrée ou une autre. Je te fais ce genre de proposition pour t’éviter d’avoir des ennuis avec l’une des filles de mes associés. Sur ce point, je préfère te prévenir d’une chose. On sait que tu es encore très jeune, que tu n’as pas l’âge de te marier. Mais si jamais tu mets enceinte l’une des filles de mes associés, quel que soit ton âge, je te garantis que tu n’auras pas d’autre choix que de l’épouser. Et pareil pour elle. J’espère que le message est bien enregistré.

– Oui.

– Je préfère aussi te prévenir, au cas où tu ne serais pas encore au courant, qu’il suffit d’une fois pour mettre une fille enceinte.

– Alors, on peut dire que j’ai déjà pris le risque deux fois.

– Quoi !

Jules constate que son aveu pétrifie sur place ses deux parents.

– Tu ne parles ni de Pauline, ni d’Angèle, j’espère… poursuit Didier Montvernier.

– Réponds à ton père, ordonne Justine Montvernier, en se levant à son tour. Tu as déjà touché à une fille des associés de ton père ?

– Oui, finit par avouer Jules en continuant de soutenir le regard paternel.

Consternation des parents.

– Laquelle ? C’est Pauline ? Tout de même pas les deux ?

Face à son nouveau silence, Jules voit ses parents se décomposer.

– Oh ! Il a été avec les deux ! se scandalise Justine Montvernier.

Didier attrape vigoureusement le bras de son fils.

– Réponds à la question qu’on te pose ! hurle-t-il. Tu as défloré les deux filles de mes associés ?

– C’était pour ne pas faire de jalouse, tente de se défendre Jules.

Une gifle magistrale claque aussitôt sur la joue de l’adolescent.

– Même Angèle, qui a quatorze ans !

– Mais je ne les ai pas forcées… assure Jules en passant sa main sur sa joue endolorie.

– Il ne manquerait plus que ça !

– Tu es tout autant responsable, s’interpose cette fois, Justine Montvernier, qui se tourne vers son mari. À quoi tu pouvais t’attendre d’autre, à partir du moment où tu les mettais ensemble ? Là, ce n’est pas le loup que tu as fait entrer dans la bergerie ; ce sont les brebis que tu as fait entrer dans la louverie.

– Mais tu ne vois donc pas ce qu’il se passe dans la tête de notre fils ? riposte Didier Montvernier, en serrant les dents. La vérité, c’est qu’il a fait exprès d’agir ainsi pour m’ennuyer. J’ignore encore pour quelle raison, mais il est en opposition contre moi. Il va falloir, je pense, résoudre ce problème. (Il se tourne vers Jules.) Tu cherches la rivalité avec moi ? Tu vas l’avoir.

– Je ne veux pas être mêlée à vos affaires… annonce Justine Montvernier, d’un ton ferme.

Il est alors convenu que, dans les prochains jours, la mère de Jules s’éloigne du domaine de Courcy Montvernier, comme elle le fait à chaque fois, pour fuir les affaires compromettantes. Elle ira ainsi rejoindre la villa Bel air, au lieu que ce soit son père.

Une semaine plus tard, à travers la porte-vitrée du salon Agora, Jules regarde la pluie s’écraser contre le carreau. À peine remarque-t-on que son esprit est ravagé par des pensées qui le tourmentent.

Un instant, il se retourne, observe Pauline qui, tout en se mettant du vernis à ongles devant un écran d’ordinateur, surfe sur internet.

– Tu as du nouveau ?

– Non, répond Pauline. Sinon, je te l’aurais dit.

– Tu sais, si ça se confirme, il existe des solutions pour ne pas le garder.

– Pas question que j’avorte.

– Mais Pauline, on n’a pas l’âge d’avoir un enfant.

– Avec les moyens qu’ont nos familles, ça ne pose pas de problème. Viens voir… (Il s’approche de l’écran, aperçoit des images de landaus.) Lequel tu préfères ?

– Ça m’est égal.

– Tu sais qu’Aurélien va bientôt se marier ? Évidemment, obligation, pour nous, d’assister aux cérémonies. Ça se passera en Espagne.

Nerveux, il retourne vers la porte-fenêtre, puis dans une subite volte-face, traverse la pièce pour sortir.

Il marque un temps d’arrêt pour constater les chiffres de l’horloge du compte à rebours. Alors qu’il prend l’escalier, il croise Angèle, qui descend.

– Pauline m’a dit qu’il n’y avait rien de nouveau de son côté. Et pour toi ?

– Moi, pareil, informe Angèle, dos à la rampe. Il y a une chose que j’aimerais savoir : avec qui tu veux te marier ? Avec moi ou avec Pauline ? C’est avec Pauline, j’imagine.

– Je n’ai pas choisi.

Il laisse Angèle et monte jusque dans sa chambre.

Sitôt la porte refermée, il se dirige vers la table placée entre les deux fenêtres, lève un instant les yeux en direction du ciel gris. Saisi par un mouvement de colère, il frappe du poing sur la table.

– Putain !

Il se laisse tomber sur une chaise, prend sa tête entre ses mains. Il a besoin de réfléchir. Il lui faut savoir comment sortir de son piège…

Dans une nouvelle impulsion, il quitte sa chambre, traverse le couloir, se rend dans la salle de jeux bleue, va jusqu’à l’écran du home cinema pour récupérer son smartphone dans le creux de sa cachette.

– Allô, je voudrais parler à Davy.

« On dirait que tu as des problèmes mon garçon… »

– Oui. Je ne sais pas comment m’en sortir. Je crois que je vais être obligé d’épouser Pauline.

« Eh bien, dans ce cas, on va te souhaiter de joyeuses noces. »

– Non, non !… J’appelais parce que je comptais sur vous pour me sortir de là. Je suis tombé dans un piège.

« Bon, alors raconte-nous tout depuis le début. C’est que, tu comprends, il nous faut des détails. »

– C’est-à-dire que… au début… Comment ça, des détails ? Jules s’aperçoit que sa remarque déclenche une houle de rires.

– Mais vous êtes combien à m’écouter ?

« Tu n’as pas de bile à te faire. Elles ne sont pas enceintes, ni l’une, ni l’autre. »

– Ah ! Vous savez ça !

« Elles cherchent simplement à te faire marcher. »

– Mais vous aussi, apparemment… Pourquoi vous ne me l’avez pas dit plus tôt ?

« Écoute… Nous, c’est pas souvent qu’on peut rigoler… En plus, il faut le dire, c’est quand même une leçon que tu mérites, quelque part. »

– Tout le monde s’est bien foutu de moi !

Jules s’apprête à raccrocher.

« Non ! Reste avec nous. On a aussi du sérieux. Avec tous les recoupements de témoignages qu’on a pu faire, il nous a été possible de retrouver les traces d’existence d’un frère et d’une sœur, nés avant Augustin. »

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

« Ça veut dire qu’Augustin ne serait sans doute pas le seul à avoir disparu. Évidemment, ça reste encore impossible à prouver, car non seulement il nous faudrait les preuves d’une mort violente, mais également, les preuves d’une existence. Là, on n’a pas d’ADN qui peut parler. Ce sont juste des témoignages. »

– Mais pourquoi j’aurais des frères et sœurs qui disparaissent ?

« On est tout doucement en train de mettre en place des hypothèses. Mais ça, c’est surtout pour que l’on puisse te protéger. Déjà, il semblerait que tes parents ne savent pas vraiment faire le distinguo entre le monde des affaires et leur vie familiale. Toi, tes frères et sœurs, ils ont toujours voulu vous utiliser pour servir leurs propres ambitions de réussite. »

– C’est bien ce que j’avais déjà envisagé. Ça veut dire alors que mes parents sont des malades ?

« Écoute… Moi, je ne suis pas psy. Mais quand même, il me paraît facile de comprendre que quand on a, en sa possession, une fortune plus élevée que le PIB de certains pays, et qu’on vit toujours isolé du reste du monde… Eh bien que ça, ça peut faire perdre pied avec la réalité facilement. »

– Mais qu’est-ce qu’ils ont fait à Augustin ? Et qu’est-ce qu’ils auraient fait aux autres ?

« Ils ont dû vouloir vous sélectionner. »

Un instant, Jules abaisse le téléphone. Il lui faut accuser le coup.

– C’est par rapport à ce projet de triumvirat ?

« En effet. »

– Mais sélectionner comment ?

« C’est là où on arrive au côté épineux de l’affaire. Il est possible que ton père ait d’abord voulu user d’une méthode un peu particulière pour se faire obéir. C’est de menacer de priver ses enfants, du jour au lendemain, de la vie de luxe qu’ils avaient eue jusque-là. Est-ce que cette façon de procéder te dit quelque chose ? »

– Oui ! se rappelle Jules. Alors, ça signifie que la gouvernante a dû aussi connaître mon frère et ma sœur disparus, parce que c’est de Rosalie que je tiens l’info.

« Ah merde !… »

– C’est quoi le problème ?

« De telles méthodes sont assez violentes pour pousser au suicide. Ce n’est pas forcément une excuse. Mais rien ne prouve, dans ce cas, l’intention de tuer. Tes parents pensaient peut-être simplement infliger une mort symbolique. »

– Avec Augustin, cette hypothèse ne tient pas la route.

« En effet, mais c’est seulement avec Augustin. On n’a donc pas la signature d’un mode opératoire. »

– Mais pourquoi ils se seraient acharnés, comme ça, à vouloir nous sélectionner ?

« Parce qu’ils y croient. Ils pensent que l’aboutissement de toute réussite est dans une loi du plus fort. Ce sont des cinglés de la sélection naturelle. Ils ne sont d’ailleurs pas les premiers que l’idée de sélectionner des humains a rendus cinglés. Enfin… de là à vouloir sélectionner ses propres enfants. Il y a aussi, j’imagine, l’intention d’éviter la dispersion de l’héritage pour mieux concentrer leur pouvoir. Nul doute que ton père envisage ce point-là comme une manière de brûler la politesse à ses associés. C’est pourquoi, je reste persuadé qu’il y a eu meurtre avec préméditation. Il suffirait d’obtenir la preuve pour mettre un terme au projet, mais la preuve, on ne l’a pas. Faire disparaître un cadavre, c’est aussi une question de moyens et eux, on sait qu’ils les ont, les moyens. »

– Alors, ça veut dire que j’ai une sœur en danger. Mais j’ai besoin de votre aide. Comment je peux entrer en communication avec elle, si je ne sais même pas où elle est ?

« Tu as essayé de discuter de ce sujet avec la gouvernante ? »

– Oui, j’ai essayé. Mais elle se ferme comme une huître. J’ai quand même réussi à lui faire avouer que je n’étais pas fils unique, mais de là à imaginer qu’elle ait pu être témoin, elle aussi, de la disparition d’enfants de la famille…

« Elle est au courant, c’est évident. »

– C’est une personne qui vit dans la peur. Un jour, elle m’a supplié de ne pas chercher à me révolter, que je me mettais en danger, de cette façon. Elle a voulu m’avertir que je risquais ma vie, c’est certain.

« Oui, c’est certain. »

– Mon père lui fait très peur. Elle pense que personne ne peut s’y opposer, qu’il n’y a aucun espoir de ce côté-là. C’est pourquoi elle vit emmurée dans le silence.

« Concernant ta sœur en vie, poursuit le commissaire, après un blanc de silence, on pense savoir où elle est. Mais toi aussi, tu dois le savoir. Elle vit avec ton oncle et ta tante. Ça doit être la fille qui s’est fait passer pour ta cousine. »

– Comment ça ? Ce serait Faustine, ma sœur ? Mais cette fille est complètement stupide.

« Jules… Ça peut arriver ça… de ne pas parvenir à apprécier un frère ou une sœur. On choisit ses amis, pas sa famille. »

– Vous avez des preuves ?

« Non, on n’en a pas. On a juste un esprit logique. Si Augustin a réussi à entrer en communication avec elle, c’est tout simplement parce qu’il a supposé que le mensonge inventé par tes parents pour toi, avait pu déjà être utilisé. Il a donc dû découvrir de cette façon que Faustine n’était pas votre cousine, mais votre sœur. Mais je pense que toi, tu continues d’avoir du mal à admettre qu’elle pourrait être ta sœur. »

– En effet.

« Tu vas pouvoir la rencontrer à nouveau, en Espagne, au mariage d’Aurélien. Surtout ne fais pas la bêtise de louper une pareille occasion pour lui parler. »

– Oui. J’essaierai. « Ce n’est pas seulement que tu essaieras. Tu devras réussir à lui parler afin de savoir, au mieux, de quoi elle est au courant. Promets-nous que tu feras le maximum à ce sujet. »

– Promis.

« De notre côté, on essaiera d’assurer votre sécurité. Jules, tu dois bien réaliser ceci. Apparemment, vous étiez une fratrie de cinq enfants. Faustine et toi, vous êtes sans doute, à ce jour, les deux seuls survivants. »

– Oui. J’ai bien compris, assure l’adolescent en levant un regard vers la porte.

« Il est plus prudent de stopper là notre discussion. Retourne rejoindre tes copines. »

– C’est pas mes copines. Je les ai pas choisies.

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