Chapitre 4: Un goût de pouvoir
Il était loin, le temps des hésitations. L’anophèle n’était plus un simple curieux, ni même un simple prédateur. Il était devenu une habitude, une peur sourde, un fléau silencieux dont personne ne connaissait le nom. Chaque nuit, il planait avec une précision d’orfèvre, comme un funambule de l’ombre, choisissant ses cibles avec l’élégance d’un juge invisible.
Mais au fond, quelque chose avait changé.
Ce n’était plus la faim qui le guidait. Ni même le besoin de survivre. Ce qui l’appelait désormais, c’était le pouvoir. L’ivresse d’imprimer sa marque là où nul ne s’y attendait. Le plaisir de renverser l’ordre par une simple piqûre. Il était le roi d’un royaume sans trône, le maître d’un tribunal sans visage. Il avait goûté au sang des puissants — et dans ce nectar écarlate, il avait trouvé plus que de la chaleur : il y avait la trace de décisions prises, d’ordres donnés, de femmes conquises, de terres possédées.
Et à chaque nouvelle prise, il sentait leur essence infuser en lui.
Il n’attaquait plus seulement pour se nourrir. Il attaquait pour posséder. Pour goûter le pouvoir à même la source. Il développait un goût presque raffiné. Il distinguait le sang du politicien de celui du prêtre. Il préférait les chefs aux riches commerçants. Il méprisait ceux qui ne dirigeaient pas. Il n’était plus seulement sélectif : il était aristocrate.
Il planait désormais comme un prince ailé, au-dessus de la misère qu’il considérait comme une souillure. Les pauvres ? Des formes floues, des masses informes, du sang insipide. Il ne les regardait même plus. Il les évitait comme une maladie. Ils n’étaient pas dignes.
Son corps en témoignait. Il était plus robuste, plus rapide. Son vol était souple, musical, presque orgueilleux. Parfois, il s’attardait exprès près des bougies, tournoyant devant les yeux des domestiques qui ne voyaient qu’une ombre fugace. Il voulait être vu sans être reconnu. Il voulait exister au-dessus de leurs peurs. Il devenait un spectre, une légende.
Et il savait qu’il leur faisait peur.
La rumeur courait dans les concessions dorées : « Les nôtres tombent, les chefs toussent, les juges s’alitent. Quelque chose rôde… » On faisait brûler des herbes, accrocher des feuilles sèches aux portes, murmurer des prières. Mais rien n’arrêtait le mal.
Il venait, il piquait, il s’en allait.
Il était à son apogée. Chaque nuit était une victoire. Chaque battement d’aile un défi à la hiérarchie humaine. Il n’était plus un insecte. Il était une idée contagieuse. Une rébellion incarnée. Un parasite devenu roi.
Et dans les reflets de la lune, quand ses ailes traversaient la lumière, il se sentait presque immortel.
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