Chapitre 6 : La prospérité du prédateur
La nuit tombait, et avec elle s’étendait le règne sans partage de l’anophèle. L’obscurité, autrefois douce complice des amants et des conteurs d’histoires, était devenue le théâtre muet d’une domination invisible. Dans ce silence feutré, entre les cliquetis des grillons et les souffles timides des dormeurs, lui avançait, grandiose, invisible, tel un souverain marchant dans un palais bâti d’ombres.
Il était à l’apogée de son art. Chaque mouvement de ses ailes était un ballet. Chaque atterrissage sur une peau chaude une conquête. Chaque piqûre une célébration.
Le sang des puissants, il en connaissait maintenant toutes les nuances : celui du chef de village, épais, grave, porteur d’années de décisions et de guerres silencieuses ; celui du magistrat, un peu plus amer, teinté de jugements, de sentences et de frustrations enfouies ; celui du prêtre, sucré et mystique, traversé de doutes que la foi n’avait jamais pu entièrement chasser.
Il buvait tout cela. Et il grossissait.
Son abdomen, jadis fin et discret, était devenu une perle rougeoyante, vibrant à la lumière des étoiles. Il était plus lourd, plus dense. Mais son vol n’en perdait pas en élégance : il ondulait dans les airs comme une pensée rapide, se posait avec la délicatesse d’un soupir sur une paupière close, puis s’élevait comme une prière exaucée.
Il avait atteint l’excellence.
Et les puissants, eux, continuaient à tomber.
Mais ce n’était plus une chute rapide. C’était une lente désintégration. Les anciens dignitaires se taisaient. Leur maison devenait plus silencieuse, plus vide. Les tambours qui annonçaient autrefois les réunions du conseil étaient désormais couverts de poussière. Le village était orphelin de ses voix autoritaires.
Et l’anophèle jubilait.
Dans les huttes des nobles, on priait. Dans les concessions, on maudissait. Certains commencèrent même à quitter le village. Les serviteurs des malades partaient, les familles fuyaient la contagion. Les maisons les plus riches devinrent des tombes debout. Les matelas restaient défaits, les assiettes pleines de nourriture refroidie. L’odeur du musc, des herbes et de l’urine devenait plus forte que celle de la vie.
Et lui, au cœur de cette déchéance, continuait de briller.
Il n’avait plus besoin de se cacher. Il flottait dans les chambres comme un parfum royal. Il s’attardait, observait les tableaux suspendus, les bijoux dans les coffres ouverts, les documents abandonnés sur les tables. Il voyait la richesse en train de mourir. Et il la buvait.
Son mépris pour les pauvres atteignit un sommet. Il les croisait parfois, marchant pieds nus, la peau sèche, le sang lent et sans parfum. Il les évitait avec un frisson. Ce n’était pas seulement une affaire de goût : c’était une affaire de dignité. Leur sang l’indignait. Il ne le comprenait pas. Il n’y lisait rien, ni pouvoir, ni peur, ni beauté.
Et il s’en éloignait comme d’un poison.
Chaque nuit, il revenait aux mêmes veines, aux mêmes cous amaigris, aux bras tremblants des mourants. Il cherchait le dernier reste de splendeur. Il devenait un collectionneur de crépuscules. Il ne voulait pas admettre que ces corps s’épuisaient. Il refusait de croire que le banquet touchait à sa fin.
Il était prospère. Il était glorieux.
Mais le monde, lui, commençait à se taire.
Et dans ce silence étrange, un froid naissait doucement.
Un froid qu’il ne connaissait pas encore.
Mais qui allait bientôt le mordre.
Annotations
Versions