Chapitre 8: Le rejet
Il volait bas. Très bas.
À peine à la hauteur des graminées, à quelques centimètres du sol poussiéreux de la contrée. Son ombre, jadis furtive et tranchante comme une lame, n’était plus qu’un flou vacillant sous la pâle lueur des étoiles. Il n'était plus le prédateur redouté, il n’était qu’un insecte amaigri, frémissant, que même les chiens ne prenaient plus la peine de chasser.
L’anophèle, jadis sélectif et hautain, n’avait plus d’orgueil.
Il avait faim.
Pas cette faim qui creuse lentement et laisse place au désir. Non. C’était une faim violente, hurlante, qui l’éveillait la nuit et le forçait à voler sans direction. Une faim qui brûlait son abdomen vide, qui faisait trembler ses ailes, qui engourdissait ses sens.
Alors, il revint. Il survola les cases des miséreux.
Là où les enfants toussaient dans leur sommeil, là où la peau se collait aux os, là où les fièvres montaient sans jamais redescendre. Là où il avait toujours refusé d’aller. Là où, par pure "goût", il avait toujours dit non. Mais cette fois, il n’était plus question de choix.
Il s’approcha d’un nourrisson endormi. Son sang semblait tiède, fragile, mais vivant. Il s’approcha. Posa sa patte frêle sur la joue fine de l’enfant. Enfonça sa trompe.
Ce fut un supplice.
Un cri intérieur, aigu, strident, déchira son être.
Le sang entrait, mais son corps le rejetait aussitôt. Comme un poison. Comme un venin. Ses organes internes se contractèrent. Ses ailes se figèrent. Un liquide amer remonta jusque dans sa gorge. Il cracha, il trembla, il recula.
Il essaya encore. Un vieil homme. Une femme enceinte. Un adolescent fiévreux.
À chaque fois, la même sentence : refus, douleur, rejet.
Ce sang-là, il ne le voulait pas.
Mais ce sang-là, désormais, était le seul qui restait.
Alors il comprit : ce n’était pas son corps seul qui refusait. C’était quelque chose de plus profond. Une mémoire ancienne. Un orgueil enraciné. Il avait trop méprisé ce peuple pour en accepter l’essence. Il avait bâti sa survie sur le goût des puissants. Et ce goût-là, maintenant, le tuait.
Il s’envola dans un sursaut.
Mais l’air était plus lourd que jamais.
Chaque battement d’aile était une lutte. Il n’entendait plus les bruissements du vent, ni les murmures des feuillages. Il ne sentait plus l’odeur du sang. Seule la faim résonnait, comme une cloche, dans le vide immense de son ventre.
Il tourna autour d’un brasier éteint, vit son reflet tremblant dans les cendres froides. Il était maigre. Si maigre que ses pattes semblaient prêtes à se briser. Son œil gauche s'était voilé. Sa trompe ne vibrait plus.
Un dernier espoir l'amena vers un adolescent endormi à l'orée du village.
Il piqua.
Il insista.
Son corps, cette fois, ne se contracta pas. Il se figea.
Et une larme invisible, silencieuse, roula au fond de lui.
Ce n’était pas du sang. C’était du regret.
Le sang des pauvres l'avait nourri trop tard. Non parce qu'il n'était pas bon. Mais parce qu'il n'avait jamais voulu y goûter tant qu'il était fort.
À présent, c’était une humiliation. Une trahison de lui-même.
Et cela, son corps le rejeta.
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