Chapitre 4 : Mattéo - Partie 1

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Theia semblait dans les nuages aujourd’hui. Je me doutais que cette histoire la travaillait, qu’elle pensait à son passé, comme nous tous. Nous étions sensibles au moindre élément, enfermés dans ce chalet à cause de la tempête, nous n’avions pas le choix d’être sensibles. Il le fallait pour ne pas devenir fou suite à ce confinement imposé.

Moi, je me sentais devenir fou. Je sentais que la fatigue me faisait avoir des hallucinations visuelles et auditives : je revoyais sans cesse les cadavres allongés sur le sol, baignant dans leur sang, le mari avec la fourchette encore dans la main droite. Je sentais l’odeur de pourri qui avait envahi les lieux à cause de la moisissure accentuée par la chaleur de l’été. Je pouvais ressentir cette sensation de haut-le-cœur me prendre, l’impression de gerber mes tripes tant je n’étais pas habitué à une telle scène de crime. Je ne souhaitais à personne de vivre cette expérience. Franchement, je regrettais mon métier à cet instant précis. Je me disais : « Merde. Qu’est-ce qu’il m’a pris de vouloir faire ça ! », puis je me rappelais mon salaire de cinq mille euros par mois. Tout allait mieux. L’argent, l’argent, ce que cela pouvait endurcir un esprit. L’argent pouvait rendre insensible au meurtre, il pouvait tuer et ressusciter. Il possédait un pouvoir tel qu’on le sous-estimait beaucoup trop souvent.

— L’argent. C’est le mobile. J’en suis sûr.

Tous me regardèrent comme si je venais de sortir une absurdité sans nom. Pourtant, cela collait bien avec le contexte familial : une famille de riches, une jalousie mortelle. Que demander de plus ? J’étais persuadé d’avoir raison et je n’en démordrais pas. Il n’y avait que l’argent pour tuer une gamine et ses parents. Du style : « Encore des vacances au chalet ! Ceux-là sont vraiment pétés de thune pour se permettre ça. Ce n’est pas normal ! » et paf, iel les tue. La goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Enès poussa le calepin de son visage et me lorgna d’un air suspicieux. Je pouvais lire dans ses pensées : qu’est-ce qu’il raconte celui-là. Je racontais la vérité, tout simplement. La thune, le pognon, les radis, la monnaie, le flouze.

— On a déjà parlé de Julien.

— Peu importe le tueur. Si on découvre le mobile, on pourra grandement avancer et supprimer quelques suspects. Qu’est-ce qui pousse quelqu’un à tuer toute une famille de sang-froid ? L’argent.

Enès soupira légèrement, voulant cacher ce désespoir qui l’envahissait. Je sentais bien qu’il commençait à fatiguer de toutes ces hypothèses qu’on balançait comme des cartes pendant un poker. Bluff ! Eh non, vérité.

Pourtant, quand on y réfléchissait : les Abernathy exposait toujours leur argent. Par leur voiture de luxe, leurs fringues, leur petite villa et ces vacances au chalet. Tout le monde savait qu’ils étaient riches, ainsi, tout le monde pouvait être le tueur à la jalousie maladive. Personne n’aimait les riches, à part les riches eux-mêmes. Je le savais, parce que j’étais quelqu’un d’assez aisé financièrement. Par mon travail de profiler, l’un des tafs les plus rares en France, si rare qu’il n’existait même pas d’études françaises qui menaient au métier de profiler : j’avais dû partir au Canada pour me former, une belle époque où j’étais encore épanoui. Mais là n’était pas la question. Je mettrais ma main à couper que l’argent était le mobile du meurtre.

— Écoutez-moi. Ils étaient riches et ils le montraient. Je suis sûre que si on demande à leurs voisins, tous répondront la même chose : ils sont connus pour leur compte en banque rempli. Eat the rich.

— Bien, ajouta Enès. Admettons que tu aies raison. Supprimons les suspects qui n’ont pas pour mobile la richesse des Abernathy : le mari, dit-il en barrant le nom de son calepin. La femme. Le garagiste. Samuel. Crime de haine. Humpf. Il nous reste Julien, le frère.

Le coupable était probablement le frère Abernathy, jaloux, envieux, violent. Tout collait parfaitement. Cette histoire d’héritage ne pouvait être que la raison de ce triple homicide, car il n’était pas rare de voir ce genre d’histoires dans notre domaine. Je me sentis à la place de George Abernathy, parce que mon frère me détestait depuis toujours. J’étais le chouchou, va-t-on dire, de la famille. Le petit dernier, celui qui avait des capacités d’analyse incroyables, qui avait fait huit ans d’études pour percer dans un métier peu connu. Une perle rare. Comme un auteur qui publie un best-seller. Cela se comptait sur les doigts d’une main. Eh bien, c’était pareil pour moi. Les profilers se comptaient sur les doigts d’une main, et j’en faisais partie. Incroyable. J’étais si fier de moi, d’avoir réussi là où tous échouaient. Là où mon frère avait échoué. Car je lui avais volé son rêve. C’était lui qui voulait devenir profiler, lui qui avait commencé des études en psychologie criminelle, lui qui avait raté son année. Il n’était pas très doué, ni intelligent, ni malin. Alors faire huit ans d’études, ce n’était pas à sa portée quand bien même il en avait la motivation. Alors que moi, moi, j’étais la tête de la famille, l’intello de service, le médium tant je savais lire dans les pensées des gens grâce aux informations à portées de vue. J’étais le succès, lui l’échec.

Donc mon frère me détestait du plus profond de son être. Si bien que nous n’étions plus en contact depuis plusieurs années, et qu’il avait renié mes parents, car selon lui, c’était de leur faute s’il se sentait aussi mal-aimé. À raison. Mes parents ne l’aimaient pas. En tout cas, pas autant que moi. Et je le savais pertinemment, lui aussi, eux aussi. Quelle joie d’être le chouchou, de voir les yeux pétillants d’humidité de ma mère dès qu’elle me regardait. Je n’avais qu’à exister pour la rendre fière. Tandis que mon frère était l’autre, l’aîné, le brouillon. S’il le pouvait, il me tuerait, j’en étais persuadé. Il suffisait que le vase déborde, que je passe à la télévision, que j’écrive un best-seller ou autre connerie que font tous les types connus dans leur domaine, et il m’assassinerait, chez moi, dans mon intimité.

Oui, le fratricide était possible parce que j’en étais moi-même victime. Je ne pouvais pas le nier : des gens tuaient leur frère. Et moi, je finirais sans doute mort étranglé par mon propre frère. Un jour ou l’autre. Mais ! Parce que c’est important. J’avais autre chose sous la main. Quelque chose de plus incroyable.

— Et… répondis-je en balançant le papier que je tenais entre mes mains.

Si évident, si… Cela. C’était cela la réponse. Le tueur. Le coupable. Je le savais parce que j’avais toutes les informations face à moi.

— Lucas Trembley, annonçai-je. Trente-huit ans. Collègue et ami de George Abernathy.

Leurs têtes tombèrent en arrière, l’air épuisé de découvrir un nouveau suspect. Eh oui, encore un, mais pas des moindres, c’était le suspect ! Le tueur, le bon, le vrai, l’idéal. J’en étais persuadé, je le tenais, de ma main ferme, je l’agrippais fermement comme s’il était question de ma vie, comme si je pouvais encore sauver cette pauvre famille qui n’avait rien demandé.

Tec me réclama le dossier d’un geste de la main comme si j’étais son clébard. Et comme un pauvre soumis, je lui lançai. Oui, mais qui pensait à la dignité quand c’était moi qui avais résolu l’énigme du tueur du chalet. L’affaire Abernathy. Les disparus de Chamonix-Mont-Blanc. J’étais heureux, un large sourire sur mon visage, le premier depuis que nous étions coincés ici. C’était à cet instant que je me rendis compte : je ne connaissais même pas le sourire de mes camarades. Peut-être leur manquait-il des dents, comment pouvais-je le savoir ? Nous étions tous dépités d’être bloqués dans ce chalet, alors nous tirions tous la gueule. Mais là, cet instant précis, j’étais fier de moi. Parce que Lucas Trembley était le coupable.

Enès reprit son calepin et y nota « Suspect numéro neuf : Lucas Trembley » et moi j’avais envie de lui hurler : « Pas suspect, non ! Mais coupable. », mais je me retins. Je devais me calmer pour paraître crédible envers eux. Si je sautais de joie, je ne serais plus le mystérieux profiler que j’étais. Et je tenais à ma réputation. Je ne voulais absolument pas avoir l’air du type qui résolvait sa première affaire. J’étais doué pour mon métier. J’avais aidé à résoudre toutes les affaires dans lesquelles j’avais été contacté. Alors non, je ne pouvais pas me montrer épanoui de cette nouvelle dans l’enquête.

— Lucas était un grand ami de George, mais il était avant tout son collègue, ajoutai-je. Un mois avant le meurtre, comme par hasard, George découvre que Lucas détourne les fonds de leur entreprise. En clair, Lucas vole son pognon. Soixante mille euros.

Theia était la seule intriguée par ma théorie, que dis-je, ma vérité. Car j’avais raison. Et elle le savait, au fond d’elle, pour me fixer avec ces yeux aussi attentifs que si elle écoutait son professeur beau gosse de sa faculté sur qui toutes les étudiantes crushent. Je pariais qu’elle avait déjà couché avec un de ses profs. Sacrée Theia.

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