Chapitre 113

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L'agent Delaunay entra dans le centre pénitentiaire avec réticence. Son œil critique parcourut la salle d'attente avant de se poser sur le bureau d'accueil où s'activait une vieille secrétaire. Elle se dirigea vers elle d'un pas incertain, présenta son badge, puis exprima, d'une voix qui se voulait péremptoire, l'objet de sa visite. Les lèvres de la vieille femme s'étirèrent en un vilain rictus, et son regard, sournois, révéla son mépris pour les agents de police dont les desseins, souvent tenus secrets, les rendaient rudes et hautains. Elle garda le silence, porta le téléphone à son oreille, et appela un gardien qui ne tarda pas à apparaitre. Il conduisit la jeune femme dans la prison, tandis que l'agitation croissait de cellule en cellule, puis s'arrêta devant l'une d'elles. Delaunay fronça un sourcil, et demanda à s'entretenir seule avec la détenue. Le surveillant hésita tandis qu'elle réitérait son souhait, et finit par sortir un trousseau de clés de sa poche pour ouvrir la cage à barreaux. Il donna dix minutes à la policière, puis s'en retourna, l'abandonnant à son sort.

La flic attendit près de la porte sans faiblir. La créature qui lui faisait face ne semblait pas s'intéresser à elle. Elle tourna nonchalamment la tête dans sa direction avant de reporter son attention sur la minuscule fenêtre floutée qui donnait sur la cour. Elle avait conservé sa taille de guêpe, ses yeux noisette étaient sans vie, et ses cheveux, d'un brun chocolat grisonnant, plongèrent Delaunay dans une certaine confusion. Le roussin repensa à Mathilde et reconnut que la fille était, à l'exception de ses saisissants yeux gris, une réplique assez conforme de la mère. Quand elle prit la parole, ce fut avec difficulté, car elle savait que la pauvre femme n'avait pas vraiment sa place en prison. Elle était responsable de son incarcération et, sans éprouver de remords à ce sujet, elle en ressentait un certain malaise. 

Interpellée, Madame Randome n'eut d'autre choix que de se retourner vers la détective. Changeant d'attitude, la détenue croisa les bras, l'air méfiant. L'inertie avait fait place à une hostilité menaçante. L'embastillée fit claquer sa langue contre son palais, convaincue d'avoir été manipulée par la même autorité que celle qui se présentait devant elle, et examina l'enquêtrice qui lui faisait face avec animosité.

Le chignon blond et serré de Delaunay était celui d'une femme mûre, pleine d'autorité, mais le minois dénué de rides trahissait le jeune âge de l'agent. Elle était séduisante, mais ses yeux bleus lançaient des éclairs accusateurs. L'arrogance transpirait par chacun de ses gestes, par chacune de ses grimaces. Elle incarnait l'enfant chérie des beaux quartiers ayant à cœur d'exterminer la vermine que représente la populace. Madame Randome émit un faible grognement quand le condé s'enquit de son état. Elle ne pouvait peut-être pas échapper à ses questions, mais elle ne comptait pas lui faciliter les choses en se rendant agréable.

- Comment voulez-vous que je me porte ? rumina-t-elle avec aigreur.

Delaunay ne releva pas la véhémence de sa compagne. Pour réussir son plan, elle devait rester de glace face à toute forme d'agressivité. 

- Vous semblez bien portante, dit-elle avant de prendre conscience de l'absurdité de sa remarque.

La captive s'empourpra, honteuse.

- Ce n'est certainement pas grâce à vous !

- Je ne suis pour rien dans votre arrestation, mentit la policière pour apaiser son adversaire.

- Foutaises ! Vous, les flics, vous agissez tous de la même façon ! 

- Je vous en prie, Madame Randome, calmez-vous...

- Que je me calme ? Vous m'avez envoyé au trou et vous voudriez que je vous baise les pieds avec ça ?! Allez au diable !

Delaunay inspira profondément, cherchant désespérément un moyen de reprendre le contrôle de la situation. Optant finalement pour les sentiments, elle s'orienta sur ce terrain.

- Vous ne me demandez pas comment va votre fille ?

Toujours bougonne, la prisonnière se rasséréna tout de même un peu.

- Qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle ne vient jamais me voir ?

- Vient-elle vous voir ? 

Madame Randome s'assombrit un peu plus.

- Comment va la môme ? formula-t-elle au bout d'un moment.

- Elle va bien... Si l'on omet le fait que ses deux parents sont incarcérés et qu'elle se retrouve, d'une certaine façon, orpheline.

- Tout est de sa faute, maugréa la recluse en changeant son fusil d'épaule. Si elle s'était tenue tranquille, on n'en serait pas là... C'est vrai que son père a sale caractère, mais au fond, il est pas méchant. Il suffit de le tenir fermement par les couilles, mais la gosse est trop fière pour ça. Elle joue les grandes dames quand il faut jouer les grandes gueules !

Outrée, décontenancée, Delaunay resta pantoise une bonne minute.

- Êtes-vous en train de dire que Mathilde aurait mieux fait de fermer les yeux sur les viols que son père lui infligeait ?

Madame Randome haussa les épaules.

- C'que j'dis, c'est qu'en tirant sur c'porc, j'lui ai donné une bonne raison d'me tuer quand il s'ra d'retour chez nous, reprit-elle de son accent infernal. 

Stupéfait, le cogne eut un mouvement de recul.

- Quoi ?! Vous comptez le laisser revenir chez vous ?!

- Eh ben ! Qui sait qui payera les factures sinon ? fit l'autre sur le même ton. 

- Vous êtes bien qualifiée pour faire quelque chose ! 

- Rentrez dans votre belle maison, M'dame l'agent, et laissez les p'tites gens comme nous s'débrouiller !

Pétrifiée, Delaunay fixa sa compagne avec aberration. 

- Et qui assurera vos besoins pendant que votre mari effectuera sa peine ? clama-t-elle en ultime recours. 

- L'frère d'mon mari nous aidera, assura Madame Randome d'une voix hésitante. Francis est un bon gars. Il laiss'ra pas la famille d'son frère dans l'besoin.

- Vous ne pouvez pas faire ça ! s'écria l'enquêtrice, désespérée.

- Ah oui ? Eh pourquoi ? s'agaça la recluse.

- En acceptant le retour de votre mari, vous condamnez votre fille à une mort certaine !

La détenue fit un geste sentencieux de la main, comme si les propos de Delaunay étaient exagérés.

- Il est temps qu'elle apprenne à s'défendre ! J'veux plus qu'elle s'pavane avec ces filles de riches qui s'croient supérieures aux autres. Elle doit devenir une femme, une vraie ! Et ça commence par l'apprentissage du courage et la force de caractère !

- Peut-être que vous ne voulez simplement pas qu'elle réussisse là où vous avez échoué !

Delaunay sut qu'elle était allée trop loin, mais rien ne pouvait atténuer la fureur qu'alimentaient son exaspération et son dégoût vibrants. 

Surprise, la prisonnière écarquilla les yeux. 

- Qu'est-ce que vous avez dit ? bredouilla-t-elle sans accent, cette fois. 

La peur transparaissait dans ses prunelles marron - ce dont la détective se félicita intérieurement. 

Un certain temps s'écoula avant que le silence, qui s'était installé entre les deux femmes, cesse avec l'intervention de la policière. Celle-ci aimait voir sa victime se ronger les ongles, comme si, faute d'être sensible à l'avenir de sa fille, Madame Randome méritait de souffrir de l'angoisse et de l'incertitude de cet instant. Enfin, Delaunay se racla la gorge, puis s'exprima gravement.

- Je crois que vous avez deviné la raison de ma présence ici.

La captive se tint les bras et recula d'un pas, terrifiée. Puis l'inquiétude se mua en rage. Son visage, brulant, se contorsionna sous l'effet de la colère, ce qui força la détective à reculer à son tour.

- Que vous a dit cette petite idiote ?! fulmina l'embastillée.

La jolie blonde sentit son cœur battre plus vite. 

- Le strict minimum, bégaya-t-elle. Je suis venue ici pour en apprendre davantage. 

Madame Randome ricana avec mépris.

- Qu'est-ce qui vous fait croire que je vous en dirai plus ? fit-elle, sarcastique. Oh ! Celle-là, quand je la retrouverai, je lui foutrai une bonne raclée ! ajouta-t-elle en aparté. 

Voyant que l'affaire s'annonçait mal, Delaunay utilisa sa deuxième option. Si elle ne pouvait arranger la situation de Mathilde comme elle l'avait espérée, elle servirait au moins ses propres intérêts. 

- Si vous êtes coopérative, je pourrai m'arranger pour réduire votre peine à quelques mois...

La détenue tendit l'oreille, plus intriguée.

- Pourquoi mon histoire vous intéresse-t-elle ? Son père me violait quand j'avais son âge, c'est vrai. Mais je ne vois pas en quoi cela peut vous aider…

- C'est la supérette Alstrom qui m'intéresse, la coupa le limier, stupéfait de la révélation de Madame Randome qui ternissait un peu plus l'image de son monstre de mari. 

La captive se renfrogna, humiliée. 

- Pour quelle raison ? dit-elle brusquement.

- Je la crois liée à une affaire que je traite, répondit calmement l'agent. 

- Quelle affaire ?

La policière hésita. Certes, elle avait promis à Mathilde de garder ses renseignements secrets, mais elle craignait de voir Madame Randome se renfermer sur elle-même si elle ne se montrait pas un peu conciliante. Qui plus est, les informations que Mathilde lui transmettait depuis peu lui permettraient sans doute de clore l'affaire avant que la prisonnière ne retrouve sa liberté. Elle se soumit donc, non sans répugnance.

- Fanny Rita-Lans, dit-elle en dissimulant sa peur sous un visage indolent. Vous savez quel poids Mathilde a joué dans cette histoire... Mais aujourd'hui, elle cherche à se racheter... Elle m'a parlé de cet ancien commerce qui avoisinait votre librairie, et dans lequel se trouverait... quelque chose. Et ce quelque chose ne serait pas sans lien avec l'affaire Rita-Lans que je traite depuis plusieurs mois. 

Alors qu'elle craignait de provoquer Madame Randome, Delaunay tressaillit en découvrant une expression tranquille, presque satisfaite sur le visage de sa compagne. Son regard sournois et son sourire goguenard étaient plus alarmants que toute l'agitation du monde. 

- Oh ! Je vois... réfléchit la détenue. Donc si je vous apporte des éléments de réponse, je deviendrai votre complice dans la résolution de votre enquête.

- Certes, fit l'agent dont le front perlait de sueur, mais...

- Et je me rangerai dans le camp des ennemis de ma fille.

- C'est votre fille qui m'a parlé de la supérette ! fit la détective qui craignait l'issue de la conversation. 

- Et vous venez me voir parce que les Astrom ont quitté la ville il y a des années et que vous avez besoin d'un témoin à interroger.   

- Oui... reconnut la policière, lasse.

- Et que contient cette supérette ?

Delaunay frémit tout en s'efforçant de garder un visage impassible. 

- Je ne peux pas vous le dire.

- C'est navrant, répondit Madame Randome d'un air faussement détaché.

- S'il vous plait ! Racontez-moi l'histoire de cette boutique ! Votre fille m'a dit que vous étiez très proche du fils des Alstrom à l'époque où les commerces de Saint-André étaient animés...

- Naturellement, fit la recluse, sarcastique.

- Vous devez donc savoir pourquoi ils sont partis ?!

- Peut-être... fit la mère de Mathilde, têtue mais surprise de voir qu'une supérette de bas étage pouvait avoir une telle importance dans une enquête judiciaire.

- Que voulez-vous ? grogna la flic qui comprenait que seul un marché pouvait amener sa compagne à parler.

Madame Randome sourit.

- Je veux sortir de prison. Immédiatement.

L'agent sursauta.

- C'est impossible !

- Dans ce cas, je ne vous dirai rien.

- Je pourrai vous arrêter pour dissimulation de preuves dans une affaire de police ! s'énerva Delaunay.

- Pour m'emmener où ? En taule ? ricana son ennemie en ouvrant les bras pour rappeler au roussin où ils se trouvaient. 

La jolie blonde était désespérée. Le souffle court, elle perdait foi dans le plan téméraire qu'elle avait échafaudé avant de venir au centre pénitentiaire. Soudain, une idée folle lui traversa l'esprit. Cette idée, bien que détestable, pourrait décider Madame Randome à dévoiler l'histoire qui l'avait conduite dans sa cellule. D'un autre côté, Mathilde ne pardonnerait jamais à l'agent de l'avoir trahie, car si ce marché aboutissait, Delaunay briserait sa vie. Mais la détective avait besoin de renseignements, et Mathilde n'en savait pas assez sur l'ancien commerce des Alstrom pour assouvir sa curiosité. Il fallait une personne qui ait connu la désintégration progressive de la boutique pour expliquer les zones d'ombre qu'elle recouvrait. 

- Je n'ai pas le pouvoir de vous faire sortir de prison, commença-t-elle. Mais je peux essayer de réduire le temps de peine de votre époux.

Madame Randome haussa les sourcils et pencha la tête en arrière. Réfléchissant, elle scruta l'agent comme si elle la voyait pour la première fois. Enfin, elle hocha la tête d'un air entendu.

- Très bien, dit-elle. Que voulez-vous savoir ?

- Racontez-moi l'histoire de la supérette des Alstrom - puisque vous avez toujours été distante avec Mathilde sur ce sujet.

La recluse soupira. La peur l'avait totalement désertée et elle exprimait une confiance presque sinistre.

- Mathilde pâtira-t-elle de ma confidence ? demanda-t-elle, le regard espiègle. Après tout, elle a tenté de tuer la petite Rita-Lans... 

Pour la première fois de sa vie, Delaunay fut incapable de sonder les sentiments d'une mère pour son enfant. Le "Non !" qu'elle aurait clamé à n'importe quelle autre génitrice dans un cas similaire ne lui venait pas aux lèvres. Pour autant, répondre par la positive lui semblait tout aussi absurde. Quel genre de mère se délecterait de savoir son enfant derrière les barreaux ? De le voir défier la mort en subissant chaque jour la brutalité de son paternel ? 

- Je l'ignore, bruit le limier dans un souffle.

- Cela veut dire oui ! comprit la captive dans un sourire triomphant.

Delaunay n'en croyait pas ses yeux. La mère de famille haïssait-elle son enfant au point de désirer son arrestation comme un cadeau inestimable ? De plus, n'avait-elle toujours pas compris que Mathilde risquait sa vie avec Monsieur Randome à ses côtés ?

- Vous devriez allumer votre enregistrement, dit la détenue en pointant du doigt l'instrument qui pendait à la ceinture de la policière, parce qu'il y a beaucoup de choses à dire… 

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