Chapitre 2

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Écrit en écoutant notamment : Fractions – Zero Ground

Le lendemain.

Installé à mi-hauteur de l'amphithéâtre, Alban était bercé par le crissement des craies. La professeure d’algèbre alignait les calculs sur le tableau vert de douze mètres par trois.

  • Alors, à l’aide du cours d’aujourd’hui, comment pourrait-on démontrer le résultat suivant ? Je choisis une matrice quelconque sur le corps des complexes, et j’affirme que le déterminant de son exponentielle est exactement égal à l’exponentielle de sa trace. Des idées ?

L’élève assis deux rangs devant lui leva la main. Il le connaissait, ce gars était sans cesse penché sur ses copies doubles à copier le cours à la virgule près. Au contraire, Alban griffonnait uniquement les idées essentielles et préférait travailler chez lui, au calme. De cette façon, les cours étaient plus agréables et il maintenait aisément ses notes habituelles aux partiels. D’ailleurs, les exercices donnés d’une séance à l’autre exigeaient une inspiration qu’il ne trouvait jamais dans ces amphis austères. S’il restait bloqué plus de quinze minutes devant un énoncé, la meilleure solution était encore de faire un tour à pied pour se rafraîchir les idées.

  • On pourrait diagonaliser la matrice avant de passer à l’exponentielle ? dit le type.
  • Excellent réflexe ! approuva la prof. Puisque tu nous proposes cette voie, allons-y.

L’étudiant jeta des regards vers l’arrière comme pour chercher l’approbation de ses collègues. Ce tic de premier de la classe agaçait profondément Alban.

***

Vingt minutes avant la fin du cours, un type en survêtement Adidas débarqua par le haut de l’amphi, tel un étudiant retardataire. On aurait juré qu’il s’était trompé de cours s’il n’avait pas été chaleureusement accueilli par la professeure. Des bruissements évoluèrent en chuchotements, puis finalement en bavardages assumés en seulement trente secondes. Alban profita du flottement pour fermer les yeux un instant. Ces micro-pauses se révélaient souvent efficaces.

La prof fit descendre l’écran du vidéoprojecteur tout en effaçant l’amoncellement de formules encadrées sur le tableau. L’autre récupéra le câble qui pendait lâchement devant le bureau et y brancha son ordinateur.

  • Je vous présente M. Maréchal, responsable pédagogique au sein du cursus STAPS de l’Université de Montpellier, dit la prof après avoir fait taire son public.
  • En effet, continua l’intéressé. Nous sommes réunis pour vous présenter un projet tout à fait novateur. Il s’agit de faire collaborer des élèves de Mathématiques et de STAPS sur des sujets mêlant les deux disciplines. Comme vous le savez, ces dernières années, le sport s’est énormément professionnalisé grâce à l’utilisation croissante des données et des statistiques.

Il passa une diapositive dépeignant un athlète, bardé de capteurs, en plein effort sur un tapis de course. Des lignes de code étaient incrustées en arrière-plan afin d'accentuer l’aspect scientifique. Alban fit une moue dubitative.

  • Ce programme se base sur votre volontariat et vous apportera un bonus non-négligeable sur le relevé de notes du second semestre. Le choix du sujet reste libre tant qu'il traite une problématique du monde sportif à l’aide d’outils mathématiques. Les élèves intéressés récupéreront une fiche en sortant : il suffira d’envoyer un mail à l’adresse indiquée et nous nous occuperons d’appairer les étudiants des deux cursus.

Il palabra pendant dix minutes en s’attardant sur des détails pédagogiques futiles et présenta des exemples de sujets convenables : Les applications de la théorie des jeux aux séances de tirs au but au foot ; Les modèles ELO pour le classement des sports individuels... À midi moins cinq, la grande majorité des étudiants se leva dans un même élan. Il s’arrêta avec raison, car aucune autorité n’aurait permis de retenir cette foule affamée. Alban laissa l’effervescence retomber et il récupéra une fiche en souriant aux deux profs. C’était plus pour leur faire plaisir que par réelle motivation. La feuille rejoignit le premier volet de son trieur et il quitta l’amphi avec une pointe de malaise, qu’il attribua à ses mauvais souvenirs de l’EPS en Terminale.

***

Une fois son repas au restau universitaire terminé, il s'éclipsa de la fac et traversa le quartier jusqu’à l’entrée du parc du Méric. L’ancien mur en pierre blanche qu’il longeait se retrouvait petit à petit submergé par un massif de lierre hors de contrôle. Celui-ci jaillissait depuis un jardin en contre-haut et naviguait jusqu’au sol. Quelques mètres après, le bitume laissa place à une piste en terre sèche ombragée. Alban emprunta une passerelle en bois qui filait sous une arche de végétation dans une ambiance de conte fantastique. Il arriva devant le châtelet du parc, bâti sur les rives du Lez. À rebours de la verdure, l’eau claire et plate dégageait encore une fraîcheur hivernale. Des galets ronds d’une vingtaine de centimètres tapissaient le fond du cours d’eau. Il s’assit sur un banc à l’ombre, idéal pour dessiner. Il repéra un rouge-gorge et le prit en photo en zoomant au maximum avec son téléphone. Cela ferait un excellent modèle.

Il traça d’abord un ovale pas trop écrasé pour la tête, puis dessina un cadre léger qui contiendrait le corps du passereau. Il ajouta une branche en travers et entreprit de détailler le bec, les yeux, les ailes et des pattes toutes fines. Satisfait, il esquissa quelques plumes pour parfaire son dessin et lui donner vie. Il ne savait pas encore s’il ajouterait de la couleur ; le simple crayon rendait bien, son rouge-gorge était gonflé et fier.

Un garçon de son âge passa devant lui en trottinant, avant de reprendre un sprint quelques instants plus tard. Alban soupira en secouant la tête. Sur la même feuille, il fit un deuxième oiseau, au corps plus fin, qui le représentait, et qui observait l’autre de biais. Il lui dessina des yeux tristes et un plumage dépenaillé. Quelques notes fines s’échappaient de son bec en une partition ondulée. Il y accrocha des formes de cœur qui allaient en s’estompant.

Merde, je suis vraiment pitoyable… se dit-il en contemplant son croquis. Il ne risquait pas de rencontrer le mec de sa vie avec une si faible estime de soi.

Il troqua son carnet contre la fiche de projet récupérée il y a une heure. Deux des coins avaient déjà été cornés par sa négligence. Il ne put s’empêcher d’éclater de rire en lisant la section dédiée aux « Objectifs pédagogiques ». Ce n’est ni la responsable de maths, ni celui de STAPS qui a pondu ce truc, bien que ce ne soit pas pour les mêmes raisons ! Quelques phrases étaient particulièrement jouissives :

« Ce projet a pour vocation de décloisonner les espaces d’apprentissage, en visant une démarche holistique et synergique. Néanmoins, les visions personnelles se confronteront dans une démarche disruptive. [...] Les étudiants développeront une littératie critique à travers une posture d’apprenant-recherchant. [...] À l’issue du projet, ils effectueront une mise en voix contextualisée, soutenue par un fil narratif icono-didactique, qui reprendra les éléments d’un journal de bord auto-réflexif et mettra en exergue l’interdisciplinarité susmentionnée. »

Malgré tout, Alban envoya un mail pour entériner son inscription. Cela habillerait toujours son dossier, surtout s’il voulait obtenir les places les plus convoitées pour les échanges universitaires de l’année suivante. Il avait déjà repéré Stockholm, et surtout Saint-Pétersbourg. L’université de la ville avait formé certains des mathématiciens les plus renommés de leur époque, comme Andreï Markov, Pafnouti Tchebychev ou, plus récemment, Grigori Perelman. Ce dernier était connu pour avoir refusé en 2010 un prix d’un million de dollars récompensant sa résolution d’un des « problèmes du millénaire ». Et accessoirement… un mignon étudiant russe aux mœurs libérales, ça devrait se trouver !

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