Chapitre 5
Écrit en écoutant notamment : Sköne – Wobble
18h15
- Content de te revoir ! dit Alban.
- Pareil.
Passée l'entrée du gymnase, Jakub le guida vers une large porte. Il souleva un capot métallique et tapa un code qui déverrouilla la serrure. Une odeur de poussière de béton mélangée à de la sueur rance saisit Alban lorsqu’il le suivit à l’intérieur du local technique. Après deux minutes d’effort à dégager le bazar entreposé, ils parvinrent à extraire une des tables et la firent rouler jusqu’en plein milieu du gymnase. Ils déplièrent chacun prudemment un côté et tendirent le filet.
- Plus qu’à récupérer des raquettes et des balles. Et à se changer. T’as quel style de jeu ?
- Plutôt défensif, j’aime le contrôle.
- Dans ce cas… celle-ci a l’air adaptée, dit-il en lui tendant une raquette au manche bleu clair.
- Tu t’y connais vraiment ? demanda Alban, étonné.
- On a eu quelques cours !
Alban avait hésité à venir directement en tenue sportive. Il redoutait de devoir afficher son corps devant celui de son camarade, mais en même temps, l’espoir de découvrir au moins le torse nu de Jakub l’électrisait.
Il grimaça en notant que le vestiaire était parfaitement rectangulaire : sauf à se changer dans les douches, il n’y avait pas le moindre recoin à couvert pour se déshabiller à l’abri de son regard. Il se dépêcha d'enfiler son short pendant que Jakub était occupé à fouiller dans son sac de sport. Son t-shirt relevé laissait apparaître la bande de son boxer et le bas de son dos.
Après une dizaine de secondes qui suffirent à son bonheur, Alban secoua la tête. Comment quelques centimètres carrés de peau claire pouvaient-ils l’exciter autant ? Au moment où il décida de retirer son haut, Jakub se redressa. Pris de panique, il se retourna d’un coup en masquant son torse à l’aide de son maillot.
- Tout va bien ?
- Oui ! glapit Alban.
- Faut pas avoir honte de se montrer ! D’ailleurs, t’as le bon physique pour ce sport, c’est certain.
- Mouais… pour du haut niveau, des cuisses solides sont indispensables.
- Ah... ça s’entraîne à la salle, ce n'est pas une fatalité !
Alban souffla, lassé d’entendre cette remarque pour la centième fois. Mais comme c’était Jakub, il fit un effort.
- T’y vas souvent, toi ?
- Surtout pour du crossfit. J'aime travailler à la fois les muscles et le cardio. Tout ce qui est course d’obstacles, où il faut grimper, ramper, soulever des charges, j’adore !
- Tu m’avais dit que la course à pied t'ennuyait, la dernière fois.
- C’est pas vraiment pareil !
- Mouais...
- Bon d’accord, je suis bizarre, mais ça fait mon charme, non ? Allez, on joue ?
Alban s’appliqua sur les premiers échanges. Il n’avait plus joué depuis presque deux ans et ne retrouvait même plus le coup de poignet nécessaire pour travailler la balle au service. C’était un de ses points forts, à l’époque : les rebonds complètement imprévisibles relevaient de la torture psychologique pour ses adversaires. Ses attaques aussi manquaient de précision, elles s’encastraient trop souvent dans la bande du filet, tandis que Jakub frappait fort sans donner l’impression de se concentrer. Même quand la balle venait sur sa gauche, il pivotait aisément autour du coin de la table et envoyait les mêmes coups droits liftés.
- Bah alors, je m’attendais à plus d’adversité ! dit-il.
- Désolé, la reprise est difficile. D’ici dix minutes, ça ira mieux.
- Tu faisais de la compétition, si j'ai bien compris ?
- Exactement ! Je n’ai jamais rien gagné d’incroyable, mais je me débrouillais.
- Et pourquoi t’as arrêté ?
Alban hésita à répondre.
- J’ai pas trop envie d’en parler. J’ai joué assez sérieusement pendant quatre ans, mais ça s'est mal terminé. On peut simplement continuer à tous les deux. C’est sympa, là.
- Tu sais, je ne te jugerai pas, répondit Jakub en saisissant la balle à la main en plein milieu de l’échange. Mais ton jeu sera sûrement plus détendu si tu me racontes.
- Je ne sais pas…
- Allez, viens !
Jakub quitta la table et l’invita à s’asseoir à côté de lui sur la première marche des gradins. Ses épaules carrées pivotèrent dans sa direction.
- Je n’aime pas te voir préoccupé, dit-il comme s’ils se connaissaient depuis des années.
Alban n’avait jamais raconté cent pour cent de la vérité, même à ses parents. Il avait sélectionné ce qui l’arrangeait, omettant des détails importants et mentant effrontément sur d’autres.
- Tu te souviens qu’en Terminale, il fallait choisir un cycle de trois sports en vue du bac. Forcément, comme je jouais correctement en club, j’ai pris tennis de table. Il y avait aussi course et natation. Je tentais de sauver les meubles dans ces deux dernières disciplines ; en revanche, raquette en main, je me faisais plaisir ! C’était l’occasion de rivaliser avec les mecs sportifs et populaires du lycée, même de les dominer. Certains jouaient bien, mais ils manquaient de régularité dans le placement de leurs attaques pour me battre. En plus, en fin de séance, les filles qu’ils convoitaient venaient observer leurs performances. Moi, je m’en fichais, mais…
- Elles ne t’intéressaient pas ? l’interrompit Jakub.
- Euh… oui, ce n’était pas mon style, à l’époque, se rattrapa-t-il. Toujours est-il qu’elles prenaient un malin plaisir à applaudir mes jolis points : une forme de séduction indirecte visant à piquer l’ego des gars qui leur plaisaient. À la fin de la séance, l’un d’entre eux est venu me voir : il voulait « quelques conseils pour lire l'effet des services ». J’ai été surpris, mais pourquoi ne pas partager mes connaissances ? Une fois le gymnase désert, il est subitement devenu moins aimable : « T’as pas intérêt à faire le malin pour l’éval' du bac », a-t-il dit au creux de mon oreille avant de me mettre un coup dans l’épaule.
- Mais ce ne sont que des frustrés ! s’indigna Jakub.
- Attends, le meilleur est à venir. À la mi-décembre, on arrive donc à ce fameux jour d’évaluation. Comme d’habitude, aucune difficulté à me défaire de mes adversaires, jusqu’en finale, où je suis tombé sur le gars qui m’avait menacé deux semaines avant. Afin d’éviter les ennuis, j’ai joué en mode « poker face », sans jamais célébrer le moindre point ou set remporté. Au fur et à mesure que le match avançait, il perdait ses moyens et commettait des fautes de plus en plus grossières. Vers la fin, il n’essayait même plus de remporter les échanges : dès qu’il le pouvait, il me visait clairement en tapant de toutes ses forces. La prof a une fois essayé de le raisonner, en vain. Tu te douteras bien qu’il ne m’a pas serré la main à la fin du match... Dans les vestiaires, je n’avais qu’une envie : me barrer en courant et me changer très loin de là. Je ne me suis jamais senti aussi oppressé, je craignais qu’on me tombe dessus au moindre mouvement suspect. J’ai fini par me retrouver seul dans l'arène avec ce fameux finaliste et trois de ses amis. Tu m’imagines, Alban, cinquante kilos, face à quatre mecs baraqués prêts à en découdre ?
- Ils t’ont frappé ?
- Ouais… dit-il en baissant la tête. Ils m’ont traîné sous les douches, et comme j’ai eu le malheur de me débattre, j’ai pris des coups de pied dans les flancs. Ils m’ont déshabillé et m’ont écrit « PD » en rouge en travers du torse, à la bombe de peinture. Ça, j’en suis venu à bout en une heure dans la salle de bain, le soir venu, avec de l’alcool à soixante-dix. Ce n’est que trois jours plus tard que je suis allé à l’infirmerie du lycée. La douleur ne diminuait pas et la nuit, je me réveillais dès que je me tournais dans mon lit. Deux côtes fissurées, quand même ! Ils m’ont gâché toute la fin d’année. Je ne pouvais même plus jouer au ping, et je n’ai jamais eu le courage de les dénoncer… Pour six mois, je pouvais survivre. Ils étaient dans d'autres classes de Terminale.
Alban souleva son maillot.
- Regarde, c’est surtout celle-ci. En touchant, tu sens un rebord là où l’os s’est réparé.
Jakub effleura le cal osseux en acquiesçant. Le mouvement était d’une douceur qui l’aurait aidé à guérir plus vite à l’époque. Pas un bisou magique, mais « la caresse magique d’un mec beaucoup trop attirant, dont la proximité frise le miracle ».
- Tu veux faire un match ? Promis, je serai bon perdant si tu me bats !
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