Chapitre 7
Écrit en écoutant notamment : Seismic - Outside World
Lundi, 12h15.
Matthias et Alban s’installèrent à une table à l’écart des autres, munis de leur plateau du self. Il n’y avait pourtant pas foule, le soleil avait happé bon nombre d’étudiants à l’extérieur du campus pour leur pause méridienne.
Matthias fronça les sourcils et attaqua avec la prudence d’un démineur une patate plus sombre que les autres, qui n’avait objectivement pas l’air nette. Alban gloussa devant le spectacle et claironna :
- Tu ne devineras jamais ce qu’il m’est arrivé samedi soir !
Il avait tellement étudié, retourné, disséqué toutes les hypothèses possibles la veille qu’il n’avait pas pu s’empêcher d’aborder le sujet. Matthias n’aurait pas forcément le regard le plus objectif du monde, mais ses mots, quels qu’ils soient, ne pourraient que le galvaniser encore plus.
- Toi non plus, d’ailleurs !
Alban marqua un instant de stupeur et laissa son ami développer.
- Je suis allé à Paris à un salon du livre. Et j’ai réussi un tour de force inimaginable !
Il sortit son téléphone et fit défiler sa galerie de photos jusqu’à lui montrer un livre ouvert sur son épigraphe. Alban chercha un moment ce qui fascinait tant son ami.
- J.K. Rowling, herself, qui me dédicace le premier tome de sa série !
- C’est sympa !
- Attends, tu ne te rends pas compte. Elle est habituellement très discrète et de telles signatures sont extrêmement rares, ce sont quasiment des pièces de collection ! Tu n’imagines pas à quel point je suis heureux ! Et toi alors, tu voulais dire quoi ?
- Oh là, c’est bien moins sensationnel. C’est mon binôme de projet. Je pense qu’il est en crush sur moi.
- Rien que ça ! dit Matthias en mâchant son tubercule douteux.
Alban détailla tous les signes soutenant sa conjecture. Son ami commençait même à y croire lui aussi.
- T'as l'air aussi chanceux que moi. Je n’aurais jamais misé un kopeck sur cette option, mais force est de constater qu’il se trame quelque chose. Il… Alban ? Tu m’écoutes toujours ?
- « Il » vient de passer vingt mètres derrière toi.
- T’es sûr ?
- Évidemment ! Vite, retourne-toi avant qu’il disparaisse.
- Je sais très bien à quoi il ressemble. Je te rappelle que j’étais avec toi pendant la première séance. T’es complètement dérangé, mais c’est bon signe ! Avoue que c’est plus amusant que de discuter sur tes applis.
- Ouais… mais ça n’explique pas pourquoi il se promène au milieu de la fac de maths.
- Si ça se trouve, il va voir la responsable du projet.
- Ça m'étonnerait, mais devant l’absence d’hypothèses plus plausibles, je vais statistiquement considérer la tienne comme valable… Ou alors il espérait me croiser ?
- Oh là, redescends un peu ! rigola Matthias. Quoique, tu peux toujours le rattraper et lui demander.
- Ce serait vraiment cramé.
- Il faudra pourtant faire un pas vers lui un jour, et plutôt rapidement.
Alban fit mine de réfléchir une dizaine de secondes puis annonça :
- C’est trop tard, maintenant… Je te garantis que c’était une mauvaise idée. On doit déjà se revoir en fin de semaine. Si je dois faire un pas, comme tu dis... je pourrais lui proposer d’aller à la salle ensemble ? Il fait du crossfit et j’ai vu qu’il est sacrément taillé.
- Excellent, Alban ! Je compte sur toi ! Et… y a un truc qui me perturbe. Tout à l’heure, t’as compris quand le prof a commencé à parler d’optimisation sur la sous-variété des matrices de rang un ?
- Je crois bien ! Le point clé était que tu peux les factoriser en le produit de deux vecteurs non nuls. Ensuite, tu te ramènes à une descente de gradient classique.
Jeudi, 10h.
Il ne restait déjà plus que deux semaines avant la restitution du projet. Heureusement, l’acharnement ponctuel d’Alban – soit deux soirées passées à coder jusqu’à deux heures du matin – leur permettait d’être dans les temps. Il ne resterait que quelques heures de travail pour mettre en forme un rapport de sept pages. Cette fois-ci, ils s’étaient donné rendez-vous à la fac de maths.
Alors qu’ils venaient de s’installer, Jakub ronchonna :
- Merde, j’ai oublié mes notes chez moi.
- Tu ne t’en souviens pas ?
- Pas tellement. Ça m’énerverait surtout de devoir refaire ce boulot. Au pire, on retourne chez moi ?
- D’accord, approuva Alban avant même de réaliser la portée de cette proposition.
- Normalement, mes colocs ne sont pas là.
Quinze minutes plus tard, ils étaient en bas de la résidence universitaire qui accueillait Jakub. Elle formait un carré parfait, même si les quatre ailes étaient de hauteur différente. Ils montèrent au deuxième étage.
- Et voilà ! dit Jakub.
Il écarta les rideaux pour tuer la pénombre et ouvrit la fenêtre.
- Ne fais pas gaffe à l’état du salon, on va dans ma chambre. J’espère qu’il y a de la place pour tous les deux.
- Sinon, on range rapidement ici. Ce ne sont trois bricoles à déplacer et un coup d’éponge à passer.
- Hmm, d’accord. D’ailleurs, je dois te dire un truc.
- Ah bon ? dit Alban en sentant son coeur s’emballer.
- C’est un peu triste. Enfin, ce n’est pas triste, c’est simplement la vie. J’arrête mon année. J’arrête la fac, en fait.
- Hein ? Mais tu vas réussir ton année avec ce projet ! S’il faut, je passe encore quinze heures dessus pour décrocher un vingt !
- Ah… donc t’étais au courant ?
- Que tu redoublais déjà ton année ?
- Oui. De toute façon, je me suis engagé et je ne veux plus revenir en arrière.
- Dans quoi ?
- Je me suis inscrit comme volontaire dans l’armée de terre. C’est un contrat d’un an. Si ça me plaît vraiment, je continue. Je suis attendu dans deux semaines à Charleville-Mézières, dans les Ardennes.
Alban l’imagina en tenue militaire, apprenant à marcher au pas et à manier son arme. Au moins, ses cheveux étaient déjà suffisamment courts pour ne pas avoir à s’en séparer.
- Mais quel est l’intérêt de venir travailler chez toi, alors ?
- Parce qu’il aurait été indécent de faire ça à la fac.
Jakub lui caressa la joue et l’embrassa. Ce fut furtif, comme une question. Il ajouta :
- Je te trouve très attirant.
- On me le dit souvent… soupira Alban.
- J’ai dit une bêtise ? répondit-il après un moment de flottement.
- J’aimerais tellement que ce soit sincère.
- Ça ne le serait pas ?
- Faut avouer que je n'ai pas le même corps que le tien.
- Détrompe-toi, j’ai toujours aimé les garçons minces. J’ai du mal à me l’expliquer. En fait… je me sens plus proche de la personne, au plus près de son intimité. Il n’y a rien de superflu, il est comme un diamant brut. Si on en vient là, j’aime bien laisser l’autre me faire l’amour. Physiquement, il ne pourrait pas me dominer, mais je le laisse faire le temps d’un instant.
- Je n'ai jamais entendu un tel discours.
Ils se regardèrent quinze longues secondes dans les yeux avant que Jakub n'esquisse un sourire :
- Je ne prenais pas tellement de risques en t’embrassant, rigola-t-il. Moi aussi, j’ai appris des choses sur toi ! Et… même sans savoir que t’es gay, j’aurais pu deviner que je te plaisais.
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