Chapitre 9
Ecrit en écoutant notamment : Ukiyo-e – Vers l'est
Quatre mois plus tard.
Mission réussie pour Jakub et son ami Antony. Ils décampèrent après leur saut de deux mètres cinquante de haut et franchirent la nationale en courant au moment où le flux de voitures se tarit. Apparemment, Antony avait déjà fait le mur plusieurs fois et maîtrisait la plupart des risques. Ils avaient marché à découvert, l’air déterminé, jusqu’à un hangar en périphérie du site où étaient stationnés des 4x4 et motos militaires. Ensuite, il avait suffi d’attendre que le jeune posté qui parcourait le chemin de ronde soit assez éloigné pour escalader la clôture en son point le plus franchissable. Une fois à bonne distance de la caserne, ils changèrent leur treillis contre des habits civils tout à fait classiques, fourrés dans un sac à dos. Ils progressèrent une demi-heure dans la nuit, traversant champs, habitations et friches industrielles jusqu’à arriver en centre-ville.
Jakub se retourna et écarta ses bras face à la brise nocturne. Que ce sentiment de liberté était appréciable ! La discipline imposée depuis des mois, souvent arbitraire et dénuée de sens, le lassait profondément. Pourtant, beaucoup lui avaient vanté les mérites de l’ordre militaire : de cette manière, ils se seraient accomplis en tant qu’hommes intègres, dévoués à un but dépassant tout plaisir égoïste. Les cours théoriques, comprenant l’étude des règlements de l’armée ou encore des notions de droit de guerre, le fatiguaient encore plus que ceux de la fac. Pire, les corvées et l’entretien du matériel l’emmerdaient royalement, sans parler des nuits fractionnées à assurer la garde : il faisait juste froid et humide, il ne se passait jamais rien de palpitant. Seul l’entraînement physique lui plaisait réellement. Les deux sorties terrain avec bivouac avaient aussi valu le coup.
- Et voilà ! annonça Antony lorsqu’ils arrivèrent devant la boîte de nuit. Tu ne trouveras pas mieux dans cette ville pourrie.
On aurait dit que la devanture n’avait pas été changée depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Cependant, le rythme puissant des basses, perceptible dès l'entrée, plaisait à Jakub. Ils déchiffrèrent le programme de la soirée sous l'œil scrutateur d’un vigile gonflé aux stéroïdes.
21h - 23h30 : DJ Max - Années 80
23h30 - 1h : Maē-Lyss - Deep House
1h - 5h : Frontal Attakk vs. SYNØD - Techno
- Pas certain qu’on trouve des meufs correctes ce soir, mais on a parfois de bonnes surprises, hurla Antony par-dessus la musique.
- On verra bien !
- Dans tous les cas, rendez-vous à quatre heures, qu’on rentre incognito. Et évite de raconter d’où on vient.
***
C’était prévisible, son compagnon d’escapade l’avait lâché pour draguer. Après un premier râteau qui l’avait bien amusé, Antony était en grande discussion avec une seconde fille et gesticulait comme un Italien. Il rameuta un serveur d’un geste du bras, l’autre étant déjà posé sur l’épaule de sa conquête. Son audace aurait bien une chance d’aboutir… De son côté, bien qu’il se soit d’abord limité à deux consommations, Jakub commanda une nouvelle pinte de Triple Karmeliet. Même s’il se trouvait à l'autre bout de la France, isolé de tout ce qui l’avait façonné ces dernières années, le goût de l’alcool, associé aux lignes musicales répétitives, lui donna un sourire simple.
Un choc contre son épaule éclaboussa le comptoir devant lui de liquide ambré. Il se retourna face à un mec qui s’excusa pour sa maladresse et proposa de lui repayer un verre. Déjà ralenti par l'alcool ingéré, Jakub déclina mollement la proposition. Le type s’éloigna après un second sourire ; il était accompagné d’une blonde d’un mètre soixante, tenue noire mate, maquillage noir brillant.
Après trois minutes d’observation, Jakub acquit la certitude que ces deux-là n’étaient pas en couple. Le garçon paraissait même furieusement gay. Ou bien… c’était une construction de l’esprit, car il ressemblait à son premier. Il gardait un souvenir ambigu de cette nuit, à seulement seize ans et demi. Il avait quand même mis une torgnole au mec le lendemain matin, au moment où son taux d’alcoolémie était suffisamment descendu pour lui faire prendre conscience qu’il avait fait jouir un autre garçon à l’aide de ses mains. Sur le moment, il était persuadé que le gars avait abusé de son état d'ébriété avancé. Ce dernier ne s’était pas démonté et avait simplement lâché, comme une prophétie : « Bon courage pour la suite ».
Sa phase de déni avait duré trois mois, mais la boîte de Pandore était grande ouverte. Bien sûr, il observait déjà ses camarades dans les vestiaires depuis un moment, mais désormais, le lien avec sa possible orientation sexuelle se cristallisait vraiment. Il s’en voulait pour chaque regard déplacé, chaque pensée qui franchissait les vêtements de ses camarades. Il lui paraissait entendre et lire le mot « gay » ou « homosexuel » cent fois plus souvent qu’avant, que ce soit dans les médias, sur les réseaux sociaux, ou même lors de discussions avec ses amis. Ces termes portaient en eux une force d’oppression terrible : ce n’étaient plus des plaisanteries, ni de banales insultes, c’était une réalité qui se bâtissait jour après jour. Le seul contrôle restant à sa disposition était de ne rien dire et ainsi d’éviter un suicide social. Un jour, il avait failli contacter sur Facebook un gars d’une autre classe de Première, ouvertement gay, mais le risque de fuite était trop important et il ne voulait pas être associé à un garçon dont le style vestimentaire et les manières étaient vraiment stéréotypées. Ce mec subissait en plus un nombre incalculable de railleries dans son dos et Jakub mourrait de honte si le même sort s’abattait sur lui.
Il avait mis trop de temps à comprendre qu’il pouvait être gay sans devoir prendre exemple sur quiconque, sans devoir s’intégrer à une communauté en particulier. Cela ne résolvait pas tous ses problèmes, mais il était déjà parvenu à faire la paix avec lui-même.
D’ailleurs, il avait toujours préféré attendre des vacances, loin de ses cercles habituels, pour draguer des gars sans danger. Forcément, cela occasionnait un manque marqué – parfois comblé à l’aide de films X – mais en quelque sorte, il avait appris à attendre son heure. La frustration avait atteint son summum l’été du bac, lorsque sa famille avait changé ses plans en dernière minute. L’année précédente, il avait rencontré dans le camping qu’ils fréquentaient depuis six ans un superbe garçon allemand, dix-sept ans comme lui. Ils s’étaient tous les deux promis de se retrouver l’année suivante : même date, même endroit. Le sermon avait été scellé au beau milieu de la nuit dans un anglais approximatif, sur les abords rocailleux d’une rivière, à l’écart de la soirée se tenant à deux cents mètres de là. Onze mois plus tard, sa mère avait eu la fantastique idée de passer une semaine en pénichette sur la Mayenne. On peut bien découvrir une nouvelle région pour une fois ! Difficile pour Jakub de militer pour le camping sans se trahir...
Il sourit en se rappelant de la surprise d’Alban lorsqu’il lui avait affirmé que plusieurs semaines ou mois d’éloignement ne l’effrayaient pas. Pour lui, c’était surtout un vieux fantasme ravivé.
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