Chapitre 11
Écrit en écoutant notamment : Billx & Anna Timofei – I Can't Stand
Le retour fut plus silencieux. L’effervescence de leur fugue était retombée et une chape de brouillard avait donné à la nuit une teinte argentée. Jakub était encore plongé dans son expérience charnelle et n’entendait même plus les pas d’Antony à ses côtés. S’ils parvenaient à s’échapper, ne serait-ce qu’un soir tous les mois, peut-être supporterait-il mieux la langueur des journées de cours théoriques, la soumission aux ordres des supérieurs ?
Ils parvinrent rapidement au bord de la nationale ceinturant le camp. Plus la moindre voiture à l’horizon. Jakub se planta entre les deux voies et observa les lignes blanches discontinues s’évanouir dans la brume. Dans quelle direction pouvait bien se trouver Montpellier ? À mille kilomètres d’ici, Alban devait dormir profondément. Ils ne s’étaient toujours pas parlé depuis son départ vers le nord, et chaque journée écoulée rendait cette éventualité plus incongrue. D’ailleurs, Alban avait probablement rencontré un autre garçon depuis. Si ça se trouve, il dormait même avec icelui en cet instant présent. Jakub fit une moue en pensant à sa propre chambrée, qu’il retrouverait dans un quart d’heure.
- Hé ! Qui va là ? s’écria une voix mal assurée.
Jakub et Antony se concentrèrent sur l’atterrissage de leur saut puis levèrent la tête vers le chemin de ronde. Celui qui les avait interpellés possédait des traits de grand enfant ; lorsqu’il se pencha dans leur direction, Jakub reconnut une recrue arrivée deux mois après lui.
- Qu’est-ce que vous faisiez à l’extérieur à cette heure-ci ?
Jakub montra son insigne. Il était sur le point de confesser leur faute lorsque son compagnon lui donna un coup dans les côtes pour le faire taire.
- Tu n’as rien vu ! lança ce dernier à destination du posté. D’accord ?
- Je suis désolé, mais j’ai une mission à assurer. Si je commence à faire une exception…
Antony grogna et grimpa les trois mètres d’échelle qui le séparaient de ce blanc-bec trop zélé. Il pressa son front contre le sien et chuchota :
- Tu préfères qu’on t’ait dans le viseur, avec mes copains ? À ta place, mon choix serait vite fait. Comprendo, mi amigo ?
Antony le repoussa d’un bon mètre pour mater toute tentative de négociation. Voilà qui est pratique avec ce genre de gars au QI limité : quitte à se montrer menaçant, brutal, ou même à faire du chantage, il sait se sortir des mauvaises passes.
***
10 jours plus tard
Ce week-end-là, les formateurs avaient organisé une épreuve de biathlon pour mesurer l’aguerrissement du nouveau contingent estival. Bien sûr, même si l’automne ardennais n’était pas chaud, la partie en ski de fond avait été remplacée par un circuit de course à pied. Il y aurait cinq boucles de mille cinq cents mètres à parcourir, avec quatres sessions de tir intermédiaires. Pour cette discipline, en revanche, on leur avait fourni les armes adéquates.
Jakub fixa correctement sa carabine dans le dos et prit ses marques sur la ligne de départ, qui n’était autre qu’un sillon esquissé à la hâte dans l’herbe.
Après un énième rappel des consignes, on tira un coup de revolver pour lancer la course. Jakub sprinta les cent premiers mètres pour s’extraire de la cohue et ralentit son allure lorsque le chemin se rétrécit enfin. Il dut s’employer pour maintenir le groupe de tête à portée de vue, quelques dizaines de mètres devant lui. Le sol humide n’offrait pas les meilleurs appuis ; il s’érafla plusieurs fois les chevilles avec ses propres baskets.
Au bout de six minutes de course, il s’arrêta au stand de tir. Quatre de ses camarades le devançaient ; ils chargeaient déjà leur arme. Jakub respira amplement pour faire descendre son rythme cardiaque et ajusta sa carabine en direction de la première cible. Il bloqua son souffle et appuya sur la détente. Et d'une ! Les quatre cibles suivantes, positionnées à vingt-cinq mètres, ne lui posèrent pas de grandes difficultés. Il repartit au coude-à-coude avec deux gars qui avaient manqué un tir et effectué un tour de pénalité. Clairement, il n’était pas tout à fait le meilleur en course, mais son maniement de la 22 Long Rifle l'aiderait à remonter. Il conserva sa stratégie sur les tours suivants : mieux valait s’économiser à pieds et réussir son tir, d’autant plus que la pluie s’était mise à tomber. Le poids de l’arme commençait à lui meurtrir les épaules, mais hors de question d’abandonner maintenant qu’ils n’étaient plus que deux à se disputer la victoire.
Plusieurs gradés s’étaient massés près de la zone d’arrivée pour observer le dernier tir. Jakub enrageait en les entendant hurler leurs conseils au lieu de le laisser se concentrer. Dans la précipitation, il laissa choir son chargeur au sol et perdit de précieuses secondes à frotter la boue avant de pouvoir le réengager. Les balles de son concurrent sifflaient déjà lorsqu’il démarra à son tour. Après chaque tir, il prenait une inspiration, pivotait de quelques fractions de degré et frappait la cible suivante.
À nouveau cinq sur cinq ! Il entama alors la dernière boucle de course à pied avec une trentaine de secondes d’avance sur son malheureux concurrent, moins habile. Il n’y avait plus qu’à tout donner sans se retourner. Que pouvaient bien représenter cinq ou six minutes de souffrance ? En plus, son corps avait décidé de l’aider en sécrétant les hormones nécessaires pour masquer la torture de ce dernier kilomètre. Il se sentit voler pendant un instant, c’était encore meilleur que les caresses du plus bel homme sur Terre.
La réalité se rappela à lui sur la dernière côte. Il ne restait plus que deux cents mètres, mais son cœur devait approcher les deux cents battements. Sa foulée avait perdu de sa superbe et il était couvert de boue jusqu'à la taille. Il piétina dans la gadoue et s’aida des mains pour enfin franchir le sommet de la bosse. On lui hurla qu’il avait suffisamment de marge, mais il s’échina à garder son rythme jusqu’au terme du parcours. C'était gagné !
Enfin, il put se débarrasser de la carabine et s’allonger en croix sur le dos. La senteur d’herbe humide l’enveloppa. Le ciel gris et bas couvrait tout son champ de vision ; il déversait sa tristesse en fines gouttes froides.
***
Une cérémonie eut lieu le soir même pour récompenser les valeureux participants. Malgré lui, Jakub ressentit une grande fierté lorsque le lieutenant-colonel en charge du site vint lui remettre en personne une médaille. La réussite sportive était donc réellement valorisée. S’il pouvait être reconnu pour ces qualités, que ce soit par ses pairs ou bien par les commandants, il aurait de meilleurs jours devant lui. On tolérerait mieux son enthousiasme fluctuant pour les corvées. Et il risquait moins d’être dénoncé s’il découchait de temps à autre.

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