JEUDI
Aujourd’hui, c’était Jeudi saint. Mon jour de repos hebdomadaire, bienfait du passage à 80 % par convenance personnelle. Mon réveil sonne à 8h00, l’heure à laquelle Julie, ma conjointe, réalise normalement une marche arrière dans l’allée pour se rendre au travail. Tout se déroule comme prévu, même à la maison. À 18h, je partirai à mon tour récupérer l’un de mes jumeaux chez mes parents. Julie passera chez l’autre paire de grands-parents pour récupérer son frère. Et dans ce laps de temps de dix heures consécutives… Carte blanche.
Dix heures seul. Cloîtré chez moi le plus souvent. Aussi sédentaire qu’une batterie sur sa station de charge. Plus de bruit ni de disputes pour des broutilles, plus de montre en main pour aller aux toilettes, se laver, se raser ; fini les interruptions dans les repas que l’on mange finalement froids, sans parler des jouets sous les pieds… Dix heures de liberté totale au cours desquelles les minutes s’écoulent soudain comme un cruel compte à rebours.
Grâce aux desiderata, de réguliers RH, RTT et CA s’ajoutent à mon planning comme des cerises sur mon gâteau, soit encore plus de temps pour savourer les échappées hors du cosmos social, loin de tout satellite. Et quand l’acteur quitte la scène, s’isolant dans sa loge, nul ne sait alors ce qui s’y passe vraiment, une fois la porte fermée. On l’imagine en train de se changer pour mieux se détendre, les doigts de pieds en éventail. On le projette dans les activités courantes, habituelles, ordinaires à souhait. Et parce que c’est un très bon acteur, chacun s’en tiendra à ce fil conducteur de pensées. Un homme lambda, qui apparaît et disparaît comme tout le commun des mortels, dont on pense avoir cerné la personnalité, les inclinations et les grandes lignes de son intimité. Voilà ce que l’acteur cherche à faire croire lorsqu’il revient sur scène. Un tonnerre d’applaudissements, s’il vous plaît, pour Théo Charlier !
Il est toutefois des jours saints où la loge demeure silencieuse, car l’ermite n’y est plus. Acteur, mais aussi prestidigitateur. Pas plus tard que jeudi dernier, à une trentaine de kilomètres de là, j’étais tombé tout à fait par hasard sur mon nouvel ami, comme servi sur un plateau. À croire que certaines forces supérieures me filent un petit coup de main de temps et en temps.
Je revenais d’une balade solitaire en forêt lorsqu’un berger allemand m’avait fait ralentir en en plein village. L’animal boîtait au beau milieu d’une route couverte de terre répandue par les tracteurs du coin, le poil rouge sang au niveau de l’arrière-train. Avait-il été percuté ? Ou maltraité ? J’avais contourné l’obstacle avant de me garer un peu plus loin, de façon à garder un œil sur l’évolution de la situation. Quelques instants plus tard, dans mon rétroviseur, s’était invité un habitant bien gras et dégarni, manche à balai en main. Il avait saisi brutalement le chien par le collier afin de le tirer, contre son gré, dans la direction opposée, lui rabotant au passage les coussinets sur le macadam.
J’étais descendu discrètement de mon véhicule pour assister à la suite des événements. Rien qu’avec les traces de sang, j’avais facilement pu remonter jusqu’à l’adresse du propriétaire. Un jeu d’enfants. À travers la haie d’hibiscus dégarnis du voisin, j’avais assisté à de nouveaux coups de manche et aux couinements stridents du berger. Il ne m’en fallait pas plus pour ajouter un nom à ma liste d’attente. J’aurais alors tellement voulu remercier le facteur qui avait mal enfoncé le courrier dans la boîte aux lettres du tortionnaire… En plus de l’adresse, j’avais désormais un nom, si tant est que ce fût bien celui de ma cible et pas celui d’un voisin. Une erreur est vite arrivée, aussi faut-il toujours se méfier des apparences. J’en suis la preuve vivante.
Daniel Lemont. Eh bien, je crois que nous allons nous revoir très bientôt, mon cher Daniel… Désolé le chien, tu vas devoir encore tenir le choc, le temps que j’organise ta délivrance.

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