PROMENADE
Lundi. Depuis ma fenêtre, j’observe la vie s’agiter de nouveau dans tous les sens tel un hibou sur sa branche, épargné par un RTT parfaitement placé. Petit-déjeuner avalé et douche prise, je pars en repérage à 8h30. Une fois sur place, je me gare sur le bas-côté, à 5 minutes de marche du pavillon de mon camarade de jeu. Me voilà simple promeneur en quête d’un bon bol d’air frais matinal et de calme. L’avantage du froid, c’est qu’il justifie pleinement le port du bonnet, de gants et du cache-nez, de quoi dissimuler en grande partie mon visage. Pour les accompagner, j’ai enfilé un blouson chaud ainsi qu’un jeans passe-partout. Pas de signes distinctifs, une des règles de base.
J’aperçois enfin le domicile de Daniel, volets clos. Pas un signe de vie. Aucun son. Le pavillon de plain-pied avait pris tous les traits d’une tombe à l’abandon, fissurée et recouverte de mousse. Grâce à Maps, j’avais repéré un chemin situé à l’arrière, séparant l’habitation d’un vaste champ. Chaque maison aux alentours était de toute évidence habitée. Une cheminée qui fume, une lumière allumée visible à travers la fenêtre, un véhicule garé dans l’allée, un riverain clopant devant sa porte… Dehors, pas un chat. D’après Google, 558 habitants.
En passant devant la maison de Daniel, je poursuis mon étude de terrain. Dans l’interstice qui sépare les deux parties de la grille, je remarque que le pêne est engagé dans la gâche. Je pourrais facilement passer au-dessus du portail, techniquement parlant. Mais côté discrétion : zéro. Je ne marque pas d’arrêt. Plus loin, je bifurque dans l’impasse depuis laquelle on peut emprunter un petit chemin afin de gagner mon cher et tendre chemin de terre.
C’est pas le moment de glisser dans la bouillasse ! Pas cette fois !
Un vaste champ dénudé s’étend devant moi. Toujours personne à l’horizon. Derrière, pas de haie, mais un grillage branlant. Je parie sur un câble de tension rompu. Dans un des coins de la propriété, je découvre effectivement un tendeur endommagé et rouillé. J’ai mon point d’accès. La niche du chien maltraité se tient d’ailleurs juste à côté. Vide. L’eau dans la gamelle ressemble plus à la surface d’un étang qu’à de l’eau fraîchement tirée du robinet. Pour couronner le tout, une chaîne avec un mousqueton serpente sur le sol, accrochée à un des troncs des lauriers-cerises qui composent chaque haie latérale.
J’entends soudain un grincement côté rue, suivi d’une voix déjà familière.
— Allez ! Va pisser, ducon !
Bonjour Daniel. Bien dormi ?
Le chien boite encore. Je remarque qu’il porte son collier. Je n’ose pas imaginer tout ce qu’il a pu subir depuis jeudi, ce qu’il a subi bien avant et ce qu’il subira encore sans mon imminente intervention. C’est l’occasion de vérifier un point important. Je m’agenouille pour défaire et refaire mes lacets tout en émettant, du bout de la langue, un sifflement bref et très aigu. La bête vient aussitôt à ma rencontre, sans aboyer. Juste intriguée. Elle s’arrête. Nous nous regardons quelques secondes. Je passe alors mes doigts à travers le grillage, en guise de sonde. Après une brève réflexion, il s’approche pour sympathiser davantage.
— Tiens bon… Ton calvaire va bientôt se terminer.
C’est presque comme s’il comprenait mes intentions. J’aurais pu tout simplement emporter le chien, au risque d’en laisser un autre rejoindre cet enfer. Alors, pour obtenir la certitude que cela n’arriverait plus jamais, je ne voyais qu’une seule option.
Plus radicale.
Une large bande herbeuse sépare l’arrière de la maison et le grillage détendu. À droite, contre le mur, se tient un appentis abritant quelques stères. Pas d’arbres coupés, pas de garage ni de gros véhicules dans le coin. Par conséquent, Daniel a dû se les faire livrer, ce qui n’exclut pas forcément la présence d’une hache, en dépannage. Il n’a pas non plus le physique d’un homme habitué à l’effort physique. Couper du bois l’aurait sûrement tué avant moi.
Les hautes haies latérales à feuillage persistant m’offrent une totale invisibilité. L’arrière de la maison posséde tous les avantages que je recherche, tant pour l’invasion que pour la « dédanielisation » des lieux. Pas non plus de vidéosurveillance. Dès lors, il ne me reste plus qu’à attirer la proie hors de son terrier.
L’arrière de la maison présente une porte en bois massif avec des griffures de chat. Impossible de dire si ce vandalisme est toujours d’actualité, mais pourquoi ne pas réveiller quelques souvenirs ? Si ce n’est pas l’œuvre d’un félin, ce pourrait tout aussi bien être celle d’un chien masochiste, ou juste d’une mystérieuse présence...
Le berger allemand apprécie tellement ma présence qu’il prend racine assis dans l’herbe, le regard fixé sur moi. Avoir côtoyé de nombreux animaux pendant mes années de bénévolat en refuge me permet d’affirmer que ce chien ne m’attaquera pas si je passe de l’autre côté du grillage. Beaucoup deviennent très agressifs ou très craintifs. Pourtant, aussi inconcevable que ce soit, la plupart donnent encore une chance à l’humain, en dépit de tout ce qu’on leur a fait endurer. Mais il faut savoir y faire avec les martyrs. Des gestes et comportements particuliers sont à favoriser, d’autres à éviter coûte que coûte, sous peine de provoquer une réaction regrettable.
Les volets roulants arrière sont toujours fermés, il est donc temps d’agir. Après avoir franchi le grillage, l’estropié se dirige vers moi, la langue sortie. Allez savoir pourquoi, j’ai toujours créé la surprise avec les animaux.
Désolé, l’ami. Pas le temps pour les caresses.
Il insiste, me bouscule presque. Je profite de cette proximité pour saisir le mousqueton de la chaîne au sol et l’attache. Le berger se met aussitôt à aboyer, mécontent. Je me précipite aussitôt vers l’appentis, récupére une lourde bûche, bien que saisissable à deux mains, pour ensuite m’adosser au mur, en angle mort. À l’aide de mon arme de fortune, je gratte la porte avec vigueur.
Une minute plus tard, le volet roulant sale de l’une des fenêtres arrière se met à remonter, suivi de deux coups de clé dans la porte centrale, ouverte avec vigueur.
— Mais putain ! C’est quoi, ce bordel…
Coucou Daniel.
À peine sorti, la bûche s’abat aussi fort que possible sur son os pariétal gauche. Je regarde avec plaisir le bourreau s’étaler de tout son long sur le sol. Pas le temps de savourer. Le second coup, à quelques secondes d’écart, lui déforme assez le cuir pour me garantir le succès de l’opération. Les morceaux de voûte crânienne brisée ont traversé les méninges et le parenchyme cérébral. Le sang coule enfin comme il a coulé sur son chien, lequel cesse d’ailleurs d’aboyer, de nouveau assis, l’air paisible.
Œil pour œil, dent pour dent.
Dans la foulée, je détache l’animal. Quant à la bûche, je l’emporte, dissimulée sous mon manteau et tenue à travers le tissu par mes mains empochées.
— On va venir te sortir de là dans pas longtemps, t’inquiète pas. Allez, salut.
Je quittai les lieux comme si de rien n’était, en m’assurant que personne ne me verrait passer, ni à travers une vitre, ni autrement. S’il y avait du sang sur mes gants, je ne le voyais pas. L’avantage du noir.
Véhicule regagné, je déposai discrètement la bûche dans la sacoche du coffre contenant initialement un cric et un triangle réfléchissant. Cette bûche rejoindrait bientôt le reste de ma collection.
À bientôt, Daniel.

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