ROUTINE

4 minutes de lecture

Douce mélodie que la sonnerie du PTAH, soit le logiciel qui gère les demandes entre services sous forme de missions à honorer, certaines par les brancardiers, d’autres par les aide-soignants de chambre mortuaire tels que moi. Ptah, dieu égyptien de la création, moins connu qu’Anubis, mais pas moins efficace.

Mission de 15 h 33 pour les « morgueux » : se rendre dans le service de médecine gériatrique A, chambre 3302, et récupérer le corps d’un monsieur de 89 ans. Le septième de ce 1er janvier 2025. J’attrape les clés du chariot électrique tout en annonçant mon départ à Joachim, mon collègue, en train d’habiller un autre défunt :

— Je vais faire les courses !

— Ok !

L’humour noir est important pour la plupart d’entre nous. Un mécanisme de défense, dirait Freud. Mais il faut savoir précisément avec qui l’utiliser et quand l’utiliser, sous peine de marquer les esprits fragiles ou trop sensibles.

Les couloirs s’enchaînent, tout comme les réactions au fil des têtes que je croise. Regard figé droit devant. Rasage de mur. Mais aussi quelques bonjours polis, que je rends avec un sourire robotique. Cela fait partie du rôle à jouer sur cette immense scène de plus de 6 000 acteurs.

En chemin, je croise l’aumônière pour la deuxième fois de la journée.

— Décidément ! lance-t-elle. J’entends le moteur de votre chariot depuis ce matin.

— Eh oui ! On dirait que le Seigneur fait du zèle aujourd’hui !

Je lui arrache un sourire court et crispé.

— C’est une façon particulière de... voir les choses.

À mon tour de sourire. Intérieurement.

Chacun reprend sa route. Une fois la porte du service atteinte, je badge, entre et me dirige vers la chambre transformée pour quelques heures en mausolée. Je n’ai pas encore frappé que je perçois déjà des sanglots. Les proches sont encore là. Je rembobine la bande avant d’entrer. Interlocuteurs potentiels : une femme âgée et deux hommes plus jeunes.

— Messieurs dame, dis-je d’une voix calme et paisible, je suis l’agent du service mortuaire. Je viens pour transférer ce monsieur dans nos locaux.

— Bonjour monsieur. Je suis l’épouse et voici les enfants. Est-ce qu’on peut vous suivre jusqu’à la morgue pour les démarches ?

— Oui, pas de problème. Je vous laisse rassembler les effets personnels de monsieur, puis je procéderai au transfert.

— D’accord, très bien.

L’épouse regroupe les derniers effets dans un gros sac à dos. De leur côté, les deux fils embrassent à tour de rôle le front de leur père, la bouche grande ouverte à cause d’une mentonnière mal placée. Monsieur serait-il mort en répétant ses gammes ? J’en doute fort.

— C’est bon, vous pouvez y aller, me lance le plus jeune fils en sortant, le pas emboîté par sa mère et son frère.

Seul, je déplace le lit, avance mon chariot, réalise le transfert du corps et ressors. Rapide, précis, efficace. Ma « signature ». L’infirmière m’apporte les papiers de décès. Affaire classée. Une dernière phrase et nous serons parés pour le décollage à destination du rez-de-jardin :

— Nous allons pouvoir y aller.

Dans un silence funèbre, nous rebroussons chemin en direction de l’ascenseur. Un silence qui me va comme un gant. Avant de m’engager dans l’accès professionnel, je leur explique comment gagner l’entrée publique, toujours en soignant mes répliques.

— Très bien. Merci pour votre gentillesse.

Factice, mais qu’importe.

Plus personne ne voit la différence. Seul le résultat compte.

La famille du monsieur que je viens de descendre – à la morgue, nuance – repart après avoir réalisé les premières démarches en vue de la déclaration de décès et s’être recueillie auprès du défunt fraîchement préparé par Joachim. Puis temps mort. Réunion en salle de pause pour une tournée de cafés. Je m’installe dans le canapé tandis que Joachim enchaîne les dosettes et les gobelets fumants, aussitôt rejoints par Océane, l’avant-dernière arrivée, que je me mets à questionner :

— Alors, autopsie demain ?

— Yes ! D’ailleurs, faudra le passer au scanner. Ça tombe bien, c’est moi d’ouverture demain.

— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? On a des infos ?

— On lui a fracassé la tête à coup de je ne sais quoi. Un truc contondant. Une barre à mine, un pied-de-biche, peut-être, ils ne savent pas trop pour l’instant. Les pompes funèbres qui l’ont ramassé ont dit que le visage avait pris cher… Que le chien l’aurait bouffé partiellement.

Brave bête.

Quand t’as faim, tu boufferais n’importe quoi, plaisante Joachim. Tiens, Théo, ton café.

— Merci bien. Et sur les circonstances ?

Océane avale une gorgée et reprend :

— Apparemment, c’était un vrai connard. Plus personne pouvait le piffer. Y a même un voisin qui avait déjà porté plainte contre lui pour menace de mort, tapage et dégradation. Et un autre qui avait signalé de la maltraitance sur son chien. Une association devait d’ailleurs venir chez lui enquêter pour faire ensuite saisir les animaux.

— En somme, simple retour de bâton, dis-je, en touillant mon café sucré.

— Quelle pourriture ! s’exclame Océane. Je déteste les gens qui font mal aux animaux comme ça. Bien fait pour sa gueule.

— Femme ? Enfants ? demandé-je.

— Divorcé. Il ne voyait plus son fils depuis longtemps. Il vivait seul avec son chien.

Proie isolée. Travail mâché.

Personne ne viendra le pleurer alors.

Joachim et Océane acquiescent, songeurs.

— T’imagines ! Même l’OPJ a osé dire qu’il avait bien cherché. Bon, il cautionne pas la justice sauvage, mais quand même… Il comprend que ça arrive, de temps en temps. Surtout avec ce genre d’individus.

Rares sont ceux qui pleurent les nuisibles dont on nous débarrasse. Mais hélas, moi, je n’aurai jamais droit à un numéro de SIREN.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Thomas Morgan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0