Chapitre 2
La mer s’était calmée, et l’orage bien derrière eux. L’eau reprenait sa douce ondulation et sa belle couleur azurée. Le navire porté par le vent, le capitaine avait pu quitter la barre. Il prit le temps de prononcer quelques mots pour les matelots qu’ils avaient perdus. Un hommage digne de l’Aiguille leur fut rendu sur le pont du bateau. Les pirates n’oubliaient jamais leurs frères.
Ils étaient une famille avant tout. Une famille qui vivait au rythme de l’océan et de ses profondeurs et qui devait s’entraider pour se sortir de ses pièges.
Ils naviguèrent une bonne heure sous les ordres du capitaine Weaver avant d'apercevoir la côte au loin devant eux. Belach était une contrée du sud de l’Orloin qui attirait beaucoup de voyageurs en quête de nouveaux paysages, d’aventuriers à la recherche de trésors dans les îles voisines, d’exilés cherchant dans ce pays chaud un nouveau foyer.
L’aiguille de la Sirène jeta l’ancre à l’extrémité de la péninsule à la grande ville portuaire de Bieran. Ils accostèrent au milieu de dizaines d’autres embarcations, mélangeant simples bateaux pêcheurs et navires de grandes familles.
Endommagée par la tempête, l’Aiguille de la Sirène avait perdu toute sa prestance. La sirène sculptée sur la proue avait perdu nombre de ses écailles et son support avait été emporté par les vagues. Le bois avait moisi et devait être changé avant qu’ils ne repartent en mer. Les réparations s’annonçaient colossales pour les maîtres artisans laissés aux quais avec le capitaine par l’équipage qui n’avait pas manqué de temps pour déserter.
Les arrêts sur terre étaient rares pour ces hommes des mers, et les réparations allaient prendre plusieurs mois. Milia et Erwan se retrouvèrent rapidement à l’écart du groupe. Accoster à Bieran était une vraie chance pour les deux amants.
— La ville ne m’avait pas manqué, plaisanta-t-elle en tirant dans des débris de tonneaux éparpillés sur le dallage des rues.
— On est à Bieran. C’est normal ! s’amusa Erwan.
Bien qu’elle était une grande ville portuaire, Bieran n’était pas très bien perçue. Ville poussiéreuse, sale, et encombrée, elle abritait des truands de tous les horizons. Zone neutre du continent, pirates, voleurs et mercenaires en tout genre se côtoyaient, sans se soucier de rien. Tout y était permis et les symboles de l’ordre se faisaient petits lorsqu’ils accostaient dans les parages. Chacun faisait sa loi et seul le meurtre restait interdit. Le peu de monde qui s’y étaient tentés avaient été traqués par les habitants eux-mêmes et châtiés par ces derniers.
Si on oubliait le côté dépravé de la ville, et de ses habitants, Bieran était un bel endroit pour vivre sans problème, quoi qu’on ait fait de sa vie.
— On va jouer ? proposa Erwan avec ce regard plein de malice, qui le caractérisait tant, et pour lequel Milia avait succombé.
Elle le regarda avancer, profitant de la vue. Le timonier était un bel homme. Ses cheveux blonds légèrement ébouriffés sur le haut de la tête illuminaient sa peau bronzée pour avoir passé trop d’heures sur le pont à la merci des rayons des soleils.
— Bien sûr ! Quelle question, répondit-elle avec le même air espiègle avant de le rattraper.
Ils déambulèrent encore un peu dans les ruelles étroites de la ville. Ils s’amusaient de chaque fissure, où ils arrivaient à distinguer une silhouette plus ou moins difforme. Leurs rires firent fuir les pisis, des chats tachetés aux longues oreilles remontant sur le haut de leur tête, attirés par l’odeur de poissons rassis.
Ils croisèrent sur leur chemin quelques brigands en train de tabasser un pauvre homme qui avait eu le malheur de les regarder de travers ainsi qu’une femme qui courrait après deux jeunes enfants qui lui avaient volés sa bourse. Les deux pirates ne se mélangèrent ni aux uns ni aux autres. Il valait toujours mieux dans cette ville s’occuper de ses propres affaires.
Ils flânèrent entre les magasins en tout genre, et les étals aux mille splendeurs en tocs, avant de trouver une petite taverne au bout d’une rue. Rustique comme tout le reste dans cette ville, la façade offrait craquelures, taches d’infiltrations, et moisissures sur toute sa largeur.
Ils entrèrent à l’intérieur bras-dessus bras-dessous arborant chacun un grand sourire angélique à tromper même les plus sceptiques.
Erwan déposa son sabre et ses couteaux à l’entrée comme l’exigeait l’enseigne et Milia en fit de même avec sa fine lame, omettant de retirer la petite dague cachée entre ses seins. Elle avait l’habitude de sentir la froideur de l’acier contre sa peau et personne ne venait jamais vérifier si elle avait bien tout enlevé.
Plusieurs clients étaient assis çà et là dans la salle principale aussi miteuse que le laisser penser la devanture. Au comptoir, un jeune garçon d’une quinzaine d’années, tout au plus, s’occupait du service. Il était sûrement nouveau au vu de la peur qu’il cachait bien mal. Il ne regardait jamais vers la salle et ne soutenait aucun regard. Il concentrait toute son attention sur la chope qu’il frottait entre ses mains.
Milia avait presque de la peine pour lui, une forme de nostalgie qui la poussait à se revoir à la place du petit. Sa vie avait changé depuis le temps, elle n’était plus la jeune fille de dix-neuf ans qui travaillait comme serveuse dans des tavernes mal famées, maintenant, elle était une pirate de l’Aiguille de la Sirène. Tout le monde connaissait la renommée de cet équipage. Leur nom les suivait, ils ne rataient aucun assaut et aucune tempête ne pouvait les arrêter.
Ils s’assirent avec nonchalance à une table, sous les yeux curieux de quelques clients. Rassurés de voir qu’ils n’étaient pas là pour poser problème, chacun retourna bien vite à ses occupations.
Ils commandèrent deux gobelets de gnôle qu’une jeune femme leur apporta, l’odeur d’alcool attaquèrent les douces narines de la pirate habituée à l’air marin. La serveuse s’attarda plus longtemps que nécessaire à leur table. Elle essaya tant bien que mal d’attirer le regard du beau pirate dont les cheveux blonds faisaient ressortir ses grands yeux verts envoûtants. Elle avait beau tout tenter, Erwan ne détournait jamais le regard de sa compagne.
Milia ricana en la voyant partir d’un air outré. Elle ne devait pas avoir l’habitude qu’un homme ne la remarque pas. Elle était tombée sur adversaire bien plus fort. À ce jeu-là, la pirate gagnait toujours et encore plus lorsqu’il s’agissait de son timonier.
Elle n’avait rien à envier aux autres femmes et encore moins à celle de Bieran qui n’avait que leurs atouts féminins pour plaire aux hommes.
Dans les autres villes, les autres royaumes, ce que les femmes avaient en grâce, Milia le compensait par une petite maladresse touchante. Ce qu’elles avaient en politesse et connaissance de la vie de cours, elle le remplaçait par sa connaissance du monde et de ses cultures. Ce qu’elles avaient en maquillage et en coiffures sophistiquées, Milia se satisfaisait de la simplicité de ses cheveux roux et de ses taches de rousseur.
— Arrête de te moquer d’elle, tu as vu les autres clients ? Elle doit beaucoup s’ennuyer, la taquina Erwan. Il est normal qu’elle cherche meilleure tribu.
— Mais t'as pas vu ces regards aguicheurs qu’elle te lançait ! Elle se prend pour qui?
— Entendrais-je une pointe de jalousie dans ta voix ?
La jeune femme finit son verre cul-sec et se renfrogna dans le silence alors que le rouge lui montait aux joues et que l’alcool enflammait sa gorge. Elle croisa les bras sur son ventre et s’avachit un peu plus sur sa chaise. Jouer l’enfant était une autre de ses spécialités. Erwan le savait et s’en amusait beaucoup.
— Eh bien, ma douce. Tu sais que tu seras toujours la seule donzelle de ma vie.
Il avait légèrement rapproché sa chaise de la sienne et posait à présent une main sur sa cuisse tout en la regardant droit dans les yeux.
Il voulait la séduire, la faire flancher. Il voulait prendre l’ascendant sur elle. Il oubliait qu’elle avait toujours été bien meilleure que lui à ce petit jeu.
Elle décroisa les bras et se pencha vers lui. Elle lui caressa la main du bout des doigts et le vit frémir au contact de sa peau. Elle regardait tantôt ses yeux, tantôt ses lèvres qui semblaient l’appeler de plus en plus fort à chaque fois. Elle n’avait qu’une envie, se saisir de sa bouche, sentir la chaleur de son corps contre le sien, la douceur de ses mains sur chaque parcelle de son être. Elle se mordilla la lèvre et laissa ses pensées dans un coin de sa tête, elle ne devait pas se laisser aller aussi facilement. Elle ne voulait pas le laisser gagner.
Un véritable jeu de séduction s’installa entre les deux amants au fond de la taverne. Ils n’échangeaient aucun mot, seulement des regards et des gestes dans l’intimité inexistante de leur table.
Aucun des deux ne voulait s’avouer vaincu alors que les clients quittaient les uns après les autres le bâtiment et que les soleils Ulduz et Kines déclinaient lentement sur la mer.
Erwan n’en tenant plus fit le premier pas et colla ses lèvres à celles de Milia dans un baiser des plus chastes. Il avait gardé la même retenue qu’il affichait lorsqu’ils étaient en mer.
— On en profitera tout à l’heure, lui dit-il avec un clin d'œil. Il n’y a presque plus personne. Tu as choisi?
Elle lui adressa un grand sourire de consentement et lui montra du menton un homme assez robuste installé non loin de l’entrée.
— Il devrait être une cible facile. Il n’a pas de femme, sinon il ne serait plus là à l’heure qu’il est. La serveuse n’essaie pas de le séduire donc c’est un saoulon du coin et elle ne veut pas de lui. Au vu du nombre de pintes qu’il a prises, il ne doit plus être très frais. Et même s’il nous prend, vu son gros corps, on devrait facilement pouvoir le semer dans les rues de la ville.
Erwan acquiesça simplement et laissa sa compagne se lever toute seule. Il la regarda se diriger vers l’homme de sa démarche féline. Lorsqu’ils jouaient, elle devenait une vraie prédatrice.
Milia ne s’était pas trompée. Bien qu’imposant, la bière l’avait déjà bien amoché. Il mit du temps à se rendre compte qu’une femme s’était assise à sa table, juste à côté de lui.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi ma jolie ? demanda-t-il alors que l’odeur d’alcool dans son haleine titillait le nez de la pirate.
— Mon copain m’ennuie, répondit-elle d’une voix suave. Alors, j'espérais pouvoir trouver une meilleure compagnie.
Milia savait charmer chaque homme qu’elle croisait. Elle analysait rapidement et trouvait le point faible de chacune de ses proies. Même si bien souvent le point faible des hommes était la femme elle-même.
Elle avait appris nombre de combines pendant son adolescence. Ses parents morts d’une maladie qui avait d’abord touché les bêtes de leur élevage avaient laissé derrière eux la petite fille de dix ans qu’elle était à cette époque. Elle avait erré plusieurs semaines avant que Lady Zora ne la trouve et la prenne sous son aile comme d’autres enfants de son âge. Elle leur avait enseigné l’art d’analyser et de séduire. Milia avait été l’une de ses meilleures élèves.
Ils discutèrent un bon moment tous les deux. La jeune femme abattait ses cartes les unes après les autres, elle jouait du pied sous la table, montrait juste ce qu’il fallait de son décolleté, effleurait sa main ou son bras d’un geste délicat. Elle l’avait envoûté et il se retrouvait piégé dans son filet.
Séduire était une manière de vivre pour la pirate, elle s’amusait à voir les hommes devenir étourdi devant elle. Ils étaient si facilement manipulables qu’elle n’avait jamais à innover pour les aguicher. Les seuls avec qui elle n’avait jamais rien osé étaient ses compagnons de la mer.
Il était bien trop dangereux pour elle et pour l’équipage qu’ils soient sous ses charmes. Les bagarres auraient été nombreuses au péril du bon fonctionnement du bâtiment. De plus, le capitaine lui avait formellement interdit de jouer avec ses hommes aux risques de la donner à manger aux mutylans. De toute façon, Erwan était le seul pirate et le seul homme qu’elle aimait.
— On pourrait peut-être aller se trouver un coin tranquille où passer la nuit, hoqueta-t-il alors qu’il devenait plus entreprenant.
Milia esquissa un fin sourire.
— T'as qu’à m’attendre ici, je reviens.
Erwan était déjà dehors depuis cinq bonnes minutes et elle l’avait vu faire sans aucun problème. L’homme trop saoul pour se rendre compte du manège dont il venait d’être la victime la laissa partir.
Elle récupéra son épée à la sortie, et retrouva son compagnon qu’elle embrassa bien plus avidement que durant leur petit jeu. Ils s’éloignèrent d’un pas rapide dans les rues désertes de Bieran.
— Je t’avoue que je suis un peu triste, il n’avait presque plus rien quand je lui ai pris sa bourse. Ce bois-sans-soif avait déjà tout épuisé dans la bière. On aura tout juste de quoi se payer une chambre à l’auberge.
Si l’équipage de l’Aiguille des Sirènes était connu pour être de vrais conquérants des mers, certains d’entre eux comme Milia et Erwan étaient également de très bon voleurs sur terre. Leur duo fonctionnait à chaque fois. Milia occupait l’attention des hommes pendant qu’Erwan leur faisait les poches et inversement lorsqu’il s’agissait de femmes. Ils étaient les meilleurs à ce jeu-là.
— Tu as été rapide aujourd’hui, plus que les dernières fois, lui fit remarquer Milia.
— Normal, il ne faisait plus attention à rien. Tu as sorti le grand jeu, il a tout de suite été envoûté.
— Tu parles. Je n’ai rien eu à faire qu’il était déjà pendu à mes pieds. Tu aurais dû l’entendre, il faisait peine à voir, rit-elle bientôt rejointe par son compagnon.
Ils rentrèrent enfin à l’auberge où une grande partie de leurs frères avait déjà loué des chambres. L’accueil était envahi de pirates qui mangeaient, buvaient et chantaient à tue-tête. Ils aimaient leur vie de marin et ne la quitteraient pour rien au monde, pour autant ils profitaient de chacun de leur arrêt. Lorsqu’ils étaient à Bieran, ils n’avaient pas besoin de faire continuellement attention à tout. La ville ne risquait pas de sombrer au fond de l’océan à tout instant.
Erwan et Milia mangèrent dans un coin participant de loin à la beuverie que se prêtaient les autres. Plusieurs fois, on essaya de les emporter dans la ronde. Malgré l’insistance de leurs amis, ils restèrent assis à leur table profitant du dîner qu’on leur servit.
Le repas n’avait rien d’extraordinaire, il restait quand même meilleur que tout ce qu’ils pouvaient manger lorsqu'ils étaient sur l’Aiguille.
Ils étaient heureux de voir leurs amis autant s’amuser. Ils auraient pu sans problème se joindre à eux pour faire la fête et profiter. Cependant, les deux amants n’avaient plus qu’une envie en cette fin de soirée, se retrouver seuls.
Le repas englouti, ils se faufilèrent entre les fêtards pour rejoindre les escaliers qui menaient aux chambres. Enfermés dans la leur, ils se jetèrent l’un sur l’autre. Depuis deux mois qu’ils étaient en mer, ils n’avaient jamais pu se toucher. Ils n’avaient qu’une seule envie : rattraper le temps perdu.
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