XXIII

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Mme Cassin s’était approchée du tabouret.

— Vous avez obtenu le bleu que vous vouliez ?

— Oui.

La femme aux cheveux gris avait souri.

— Vous avez vraiment trouvé votre technique.

Au cours de la séance, l’art-thérapeute venait discuter avec eux. Discrètement, gentiment, sans forcer ni insister. Elle venait avec un autre regard, serein et sage, recueillant les émotions des patients au creux de sa paume. Séverine se laissait bercer par les éclats de vie chuchotés sans entrave et les coups de pinceau. Mme Cassin avait les mots pour apaiser et leur faire voir le bon de chaque instant. Séverine l’entendait parler avec Jacques, immobile devant sa feuille aux formes géométriques enfantines : « Il y a toute une création de votre part. Déjà, profitez de ce que vous avez trouvé aujourd’hui. »

Un instant de paix, l’atelier était hors du temps.


Elles sont robustes. Trop, même. Ne se rompront jamais les os. À croire que ça n'arrive toujours qu'aux autres. Un rire amer lui parcourt la gorge, des pleurs de rage lui secouent l’estomac.

Jour après jour, elle baissait les bras. Avec ces grammes qu’elle reprenait, sa résolution déjà flanchait. Elle perdait le contrôle. Depuis le début, c’était voué à l’échec. Même sa maladie la quittait.

Un idéal qu’elle n’atteindrait jamais.

— Je me dis que si j’allais jusque-là au moins je saurais ce que c’est, et peut-être que je n’aurais plus ce besoin, il partirait.

— C’est un jeu dangereux, lui avait dit Mme F. Ce que vous recherchez n'est pas dans la maladie. Au bout du compte, l’anorexie n’est jamais une solution. Je crois que vous en faites l’expérience.

Séverine aurait voulu croire qu’une autre issue était possible, plonger dans le doux monde de certitudes de Mme F.

Certains êtres étaient peut-être simplement attirés par le vide. Tutoyer les extrêmes.

Jamais l’idée ne partirait.


Sa maladie manquait d’éclat. Si encore ça avait de la gueule. Elle n’avait pas été violée, elle n’avait pas été battue. Son anorexie était venue comme une compagne, pour faire briller les jours d’un être esseulé, terrifié par la clameur de la vie. Est-ce que cela choquera ? Elle conçoit, elle accepte, c’est tout bonnement horrible. Et puis en quoi serait-ce pire. On ne pense pas aux autres. À ceux qui devraient aller bien. Ils disent qu’il n’y a pas de hiérarchie des douleurs, que chacune peut transpercer une âme. Il ne faut pas d'événement grave pour s'autodétruire. Les petites choses suffisent. S'il y a bien une chose que Séverine a apprise, c'est qu'on ne peut juger personne. Qui sommes-nous pour juger.

Elle a le droit d’être là, le droit d’être malade. Autant que les autres.


Le plus déstabilisant est qu'on a l'impression de construire ce trouble de toutes pièces. Elle l’avait bâti à la sueur de son front, imbriqué calmement chaque mois les uns après les autres les pièces de sa maladie. Vouloir avoir l'air fatigué. Elle n’était qu’une usurpatrice. À côté ils avaient des cancers. Ses symptômes étaient risibles.

Elle mange quand même, elle propose des restaus, elle n’est pas légitime. Tu n’es pas une véritable anorexique, tu vas craquer avant, ils te démasqueront. Pourquoi est-elle ici ?

Le docteur Berlioz lui avait dit un jour qu’elle avait de bonnes perspectives de guérison. Son implication dans les soins, son désir de s’en sortir étaient rares. « Vous avez une attitude excellente vis-à-vis de l’équipe soignante. » C’était sûrement parti d’une bonne intention. Elle avait eu envie de lui dire c’est bien tout le problème. Elle a si honte. Elle fait exprès. Elle fonce en sens inverse. Normalement le patient ne demande pas sa prise en charge. Ça ne marche pas comme ça. On ne se dénonce pas. On n’en parle pas. C’est grotesque. C’est moins digne. D’habitude, les autres voient et confortent, alarment, les autres alertent et forcent.

— J’ai l’impression que c’est moi qui l’ai voulu, avait-elle confié au docteur Di Milano. J’ai toujours eu le sentiment d’être un imposteur.

— Au départ il y a une vraie souffrance, avait répondu la psychiatre. Sur toutes les personnes qui ont essayé une fois dans leur vie de réduire leurs calories, et il y en a énormément, peut-être plus de la moitié d’entre nous, seul 1 % ont développé une anorexie. Il y avait un terrain favorable, des facteurs ont fait que vous êtes tombée malade et ça ne s’est pas arrêté à deux kilos en moins.

Le sourire de la psychiatre s’était effacé.

— Si vous aviez fait semblant d’être anorexique – et je ne sais même pas comment ce serait possible – vous ne seriez pas dans cet état. Le déni peut prendre plusieurs formes. Parfois ce n’est pas nier l’anorexie, mais nier sa gravité.


Bastien s’attablait parfois avec elles et restait discuter. Son air jovial aidait à faire passer les museaux de porc et les entrées charcuterie. Se resservant de la tarte au chocolat qu’il leur avait préparée, il leur a dit qu’il avait commencé en pédopsychiatrie, que c’était une maladie complexe. Il avait été marqué par une petite fille de huit ans, s’est demandé comment c’était possible. « Elle n’avait même pas commencé à vivre ! » Elle lui avait fait un dessin et il leur a fait deviner quoi.

— Un arbre ? avait tenté Séverine.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Ils m’évoquent la sérénité. Le calme.

— C’est vrai. J’aime beaucoup les arbres. Vous avez un sixième sens !

Puis il leur a dit en riant que c’était un cochon qui dansait la tête en bas.


Depuis quelques jours, Séverine apprend le tricot à Viviane. Elles s’assoient côte à côte dans la petite salle, Viviane copie ses gestes et fait de petites bourses au point mousse pour ses enfants. Elle l’avait remerciée. « C’est la seule activité qui me permet de rester en place. »


Son frère était passé chez ses parents, un soir que Séverine s’y trouvait.

J’ai ramené des bières, il avait dit.

Le temps d'une soirée elle avait lâché prise. Elle voulait faire comme eux, boire une bière et prendre un apéro. Tous ces plaisirs superflus qu'elle n'en finissait plus de s'interdire. Ne plus pouvoir boire un cocktail avec des amis ou un verre de vin lors d'un repas, que des calories vides. L’anorexie c’est dire non à chaque fois qu’un aliment nous ferait plaisir. Elle voulait s’autoriser ce moment, comme les autres. Après tout qui lui interdisait.

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