Chapitre IV
L’aube.
C’est le premier instant d’une nouvelle journée. L’obscurité se laisse envahir par la lumière, l’air stagne est frais. Le ciel se gorge d’un mélange pastel de bleu et d’orange, à l’image d’une peinture à la craie. Pour des raisons qui m’échappe, lorsqu’elle arrive, mon cœur se libère d’un poids puissant. Peut-être est-ce la peur ancré au fond de mon être qui le saisit lorsque la nuit s’empare du monde.
Quoi qu’il en soit, je n’ai pas dormi une seule seconde. Encore. Mon corps est engourdi, lassé de mes insomnies répétées. Elles sont de plus en plus fréquentes. Je pense que rester trop longtemps dans les milieux urbains stress mon esprit. La campagne me manque. Ça me rappelle mon ancien chez-moi.
Il est loin maintenant, cet endroit que je pouvais appeler « maison ».
Durant la nuit, le monstre n’a cessé de hurler. Il a dû passer à côté de l’immeuble dans lequel j’ai logé, mais je n’ai pas risqué de regarder en bas. Mieux vaut rester prudent et ne faire aucun bruit. Le soir, en plus d’être deux fois plus actifs, ces monstres peuvent entendre de très, très loin.
Il a longtemps tourné dans la rue, avant de se casser. Mais rien ne dit qu’il a disparu pour de bon. Moi aussi, je dois déguerpir. Un mauvais pressentiment. La journée risque d’être un merdier sans nom.
Le feu éteint, j’attrape mes affaires et descend à pas feutrés de l’immeuble, et me retrouve dans ce boulevard délabré et saccagé. Pas une minute à perdre. Je prends la direction opposée à la route de la veille, et continue ma route en levant l’oreille. À par le vent froid du matin, pas un son. Pas d’oiseau qui chante, de chevreuils qui broutent l’herbe, de chaussures contre le gravier. Je me presse. Je déteste lorsque ce silence bruyant flotte dans l’atmosphère. Ça pourrait être l’air matinale qui donne cette impression, mais elle pour moi toujours de mauvaise augure.
Un tir. Je sursaute, me retourne dans la direction. Je n’aperçois que les oiseaux effrayés s’envoler. Un deuxième tir. Plus proche encore. Merde. Finie la discrétion pour aujourd’hui, on passe à la vitesse supérieure. Je saisis mon arme, et cours le plus loin que je puisse de ces coups de feu menaçant. Un troisième. On aurait dit qu’il était à mon oreille.
Je change de rue, me cache. J’inspire un grand coup, jette un œil pour savoir qui est à l’origine des tirs. Personne. À part ça, un brouhaha s’élève. Des humains, ça c’était sûr, mais ils sont nombreux. Le groupe du centre commercial surement. Ce n’est pas après moi qu’ils en ont. Ils ne tireraient pas comme des imbéciles pour me faire fuir. Ils essayent de flinguer quelqu’un.
Bon. J’exhale un grand coup. Mon cœur doit rester placide dans des situations comme celle-ci. Il n’y a pas de place à la terreur et au doute. Je suis seule, ils sont plusieurs. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. C’est la deuxième certes. La première date du premier mois de décembre, c’est à des années lumières.
J’ai confiance en moi, en mes capacités. Je ne suis pas celle d’il y a trente-six mois, je suis celle d’aujourd’hui. Celui qui pointe son arme sur moi est mort avant même d’avoir pu tirer.
Si je peux éviter la bataille, alors je le fais. La rue semble déboucher plus loin, si je l’emprunte je peux peut-être m’en sortir. Un jeu d’enfant.
Ça, c’est sans compter cette fille, une fois de plus, qui vient d’apparaitre dans la rue, par le même chemin que j’ai emprunté. Nos regards se croisent rapidement, avant que je ne braque mon arme sur elle. Ses bras se lèvent, ses lèvres bougent mais aucune voix ne sort de sa bouche. Je remarque, oui. Ce corps attaqué par l’essoufflement, ses tremblements incontrôlés dans ses jambes et des doigts, ses yeux écarquillés qui paraissent avoir croisé la Mort elle-même.
Elle n’est pas armée, tout comme à notre première rencontre. Elle ne présente pas de danger. Du moins, pas sur elle.
Ai-je vraiment besoin de lui poser la question ? Dans un état comme celui-ci, il n’y a pas d’autre choix possible.
Je le vois, dans ses iris rondes, qu’elle me supplie. Une chose qui me répugne. Je recule, je n’ai pas le temps avec ces conneries. Les voix se rapprochent, je les sens presque à mon cou. Elle se débrouillera seule, moi je me casse.
Mon arme reste entre mes mains, mais je détale dans la ruelle. J’espère les semer, ne pas me prendre une balle perdue. Ça me ferait grave chier de mourir alors que je ne suis pas leur cible. Je l’aurai bien cherché à vrai dire : j’aurai du flinguer cette fille quand j’en avais eu l’occasion, la veille.
J’entends ses pas derrière moi. Elle essaye de me suivre, mais son endurance ne tient pas la route. Ils sont lents, totalement à la ramasse. À cette vitesse, elle va crever. Le cadet de mes soucis.
Mon pied passe dans le prochain boulevard, qu’un tir le frôle. Ils sont planqués ici aussi. Double merde. Prise en tenaille par une pisseuse, voilà dans quoi je me retrouve. J’aurai du un peu attendre avant de descendre, sérieusement.
Elle s’arrête à un mètre de moi. Elle l’a entendue elle aussi, et je comprends qu’elle panique. Plus que ce qu’elle n’était jusque-là. Trois personnes la suivent, tous armés. Ils gardent une distance, alors qu’il se rende compte qu’une deuxième personne est là. Oui, coucou à vous, mais là je n’ai pas le temps.
— Où pensez-tu fuir ? C’est notre ville maintenant, on connait tous les recoins, lance l’un des hommes. Tu as enfreint les règles, tu sais ce qui t’attends.
— Puisque je vous dis que je suis innocente ! se défendit la fille. Je n’aurai eu aucun intérêt à voler ses médicaments, ces enfants étaient dans le besoin.
— Ils sont où alors ? Garde ta salive, les excuses sont pour les faibles. Ces gosses sont morts parce que tu n’as pas su accomplir une mission si simple.
Bon débarras. S’emmerder avec des bambins, faut vraiment être né la tête entre les jambes pour faire pareille connerie. Non, je ne me sens aucunement coupable du vol de ces médocs. C’est son problème, pas le mien. La seule culpabilité que j’ai, c’est de ne pas l’avoir tué. Je n’aurai jamais été dans ce foutoir.
La fille ne sait pas quoi dire de plus. Elle me jette un coup d’œil, que j’ignore totalement. Je me focalise sur ses trois gars, qui ont des armes ma foi pas trop dégueu. Je réfléchis à comment les abattre tous les trois s’ils souhaitent tirer, et ma meilleure solution est de prendre cette fille comme bouclier. Elle n’a rien pour se défendre, pas même un petit couteau, et je ne suis pas sûre qu’elle est de la force dans ses bras pour se débattre.
Je le perçois. Ce faible sifflement qui n’annonce rien de bon. Quelque chose s’approche, et quand quelque chose s’approche comme lui, plus personne ne souhaite faire un bruit. C’est pour ça que personne dans la rue derrière moi ne gueule.
—Elle, c’est qui ? demande un gars au chef de la troupe.
Je ne réponds pas. Je me contente de m’accroupir. Je garde l’arme contre moi. Les quatre m’observent avec ce regard interrogateur. Les trois gars seraient même prêts à se moquer de moi pour mon geste. Ils vont moins rigoler longtemps.
— Qu’on s’en fiche ! Elle est pas d’ici, soit elle dégage, soit elle se laisse tuer comme cette pimbêche.
J’espérai une telle situation. Continuer de beugler, ça me régale, ça va très mal finir dans quelques instants. Et on dirait bien que l’un d’eux n’est pas un total imbécile, puisqu’il signale alors avec une voix chancelante :
— Y a quelque chose qui va pas. Il y a plus un bruit dans la rue là…
Le mur à ma gauche émet un bruit. Comme une griffe en acier qui érafle la pierre. Stridente et effroyable. Leur regard passe du triomphe à la peur insoupçonnable. Je me sens sourire. La chose grogne derrière moi. Elle ne voit rien, mais elle entend tout. Et quand les gars commencent à prendre leur jambe à l’air cou, elle, lâche un cri ignoble à l’oreille, puis les poursuit dans cette ruelle étroite qui la ralentit mais ne la décourage pas.
La fille n’a pas pris la fuite. Elle me dépasse et sort dans le boulevard. Plus personne, la plupart avait fui. Le reste gisait au sol, intestins hors du ventre et dans une belle flaque rouge. Un beau spectacle à montrer à ses gosses.
Plusieurs hurlements s’élèvent dans la direction à laquelle les trois gars ont fui. Je crains qu’ils n’occupent pas assez longtemps le monstre. Je commence à courir, à m’éloigner de cette fille qui essaye de m’interpeler. De me demander de l’aide. Au diable la collaboration.
Je m’arrête tout de même, me tourne vers elle. Il doit y avoir quinze mètres qui nous sépare, et à peine deux entre cette fille et le monstre. Il est arrivé très vite, et les cris de la fille ont eu l’effet d’une lumière sur un papillon de nuit. À présent, son silence tiraille son visage de frayeur. Ses yeux ne quittent plus le visage à moitié humain du monstre qui bave et grogne, ses dents en avant et rouge de ses anciennes proies.
Que fais-je ici, à attendre son exécution ? Je peux fuir loin de tout ça, et continuer ma route vers mon objectif, sans me contraindre d’un poids en plus sur le dos, comme sur l’esprit. Je dois détourner mon regard, ne pas m’appesantir. Pense à autre chose, pense, pense. Pourtant, je l’observe sans un geste, alors qu’elle tombe à terre, la bête au-dessus d’elle. Elle lève ses longues griffes brunes, vibre ses cordes vocales en un cri aigue insupportable.
Je tire. Vers le ciel. Je l’informe de ma présence. Il est aveugle, mais pas très intelligent. Sa gueule à moitié dévoré par la pourriture se tourne. Il jappe, lâche son emprise sur cette fille que je viens de sauver. Je viens de me mettre dans la merde.
Le temps est compté. Je pose mon sac et sans quitter des yeux le monstre, pioche un objet. La bête avance sur ses deux pattes, parfois à quatre. Elle prend de la hauteur pour entendre le moindre bruit que j’émet. Je charge mon arme. Elle court.
Pas maintenant… toujours pas… plus près. Un mètre nous sépare. Je jette la boite de conserve par terre, sur le côté. Elle se fracasse par terre, répand plusieurs notes aigues, séduisantes à l’oreille des bêtes. Il bifurque de route, m’oublie un instant. Mon canon est contre son crâne. Je le descend sans qu’il ne reprenne conscience de ma présence. La balle le traverse, explose sa boite crânienne et sa cervelle en millier de confettis. Plus un cri, il s’écroule, la boite dans sa mâchoire.
Tout devient très calme, sans ce monstre dans les parages. Je constate alors que mon cœur s’était emballé pendant tout ce temps. Ma main sur la poitrine, j’inspire profondément, revenant à un rythme cardiaque normale. J’aurai pu crever oui, mais je suis plus maline que ça. Par contre, là ou j’ai été stupide, c’est d’avoir céder à l’envie de sauver quelqu’un.
J’aide cette fille à se lever. Sa main est moite, tremblotante. Elle n’est pas apaisée, mais toujours sous le choc de la situation. Qu’importe.
— Prends de quoi te défendre, la prochaine fois.
C’est tout ce que je trouve à dire. Rien de réconfortant pour elle, ça je le sais. Je lui tourne le dos, commence à partir. Un poids m’empêche d’avancer. Je sens des bras entourer ma taille, si fort que c’en est dérangeant.
Sa voix est si faible. Elle se répète plusieurs fois. Des mots que je ne voulais jamais entendre.
— S’il te plait… reste avec moi.
Merde…
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