Les Yeux du Marché

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Le marché Dantokpa de Cotonou vibrait d’une énergie brute, un kaléidoscope de couleurs où les pagnes bariolés dansaient sous le soleil brûlant. Les klaxons des zemidjans, ces motos-taxis intrépides, rivalisaient avec les cris des vendeuses vantant leurs tomates ou leurs amulettes. Adéyemi Koffi, 32 ans, traversait ce chaos avec une assurance feinte, son costume bleu marine froissé par la chaleur. Il venait de quitter une réunion tendue avec des investisseurs pour son entreprise d’huile de palme, Koffi & Fils, et une promesse à sa grand-mère – acheter des herbes pour un rituel vodoun – l’avait poussé ici. Ses mocassins de cuir glissaient sur le sol poussiéreux, et il maudit intérieurement cette corvée. Pourtant, quelque chose dans l’air, une intuition, le fit ralentir.

Devant un étal débordant de fioles et de plantes séchées, il croisa un regard qui le cloua sur place. Aminata Sow, 29 ans, avait des yeux comme des lacs profonds, capables de lire les âmes ou de les noyer. Ses tresses serrées scintillaient sous un foulard aux motifs d’écailles, hommage discret à Mami Wata, la divinité des eaux. « Tu cherches quoi, le riche ? Des herbes ou une excuse pour traîner ? » lança-t-elle, sa voix teintée d’un sarcasme qui fit sourire Adéyemi malgré lui. Il tenta une réplique charmeuse : « Peut-être un remède pour l’ennui… ou pour des yeux comme les tiens. » Les commerçantes voisines gloussèrent, et Aminata leva un sourcil, pas impressionnée.

Leur échange, vif comme une passe d’armes, fut interrompu par un client furieux, un homme bedonnant qui agitait une fiole vide. « Ton truc pour l’amour, c’est de la camelote ! Ma femme me déteste encore plus ! » hurla-t-il. Aminata, imperturbable, croisa les bras : « Peut-être que c’est ton caractère, pas ma potion. » La foule éclata de rire, mais l’homme devint menaçant, saisissant son bras. Adéyemi, mû par un instinct qu’il ne s’expliquait pas, s’interposa : « On se calme, tonton. L’amour, ça s’achète pas au litre. » Sa voix, calme mais ferme, désamorça la tension, et l’homme s’éloigna en grommelant.

Aminata, agacée mais intriguée, ajusta son pagne. « Je n’avais pas besoin d’un sauveur, tu sais, » dit-elle, un sourire en coin. Adéyemi haussa les épaules : « Et moi, pas besoin de gratitude. Mais un thé, ça te tente ? » Elle éclata d’un rire franc, un son qui résonna dans la poitrine d’Adéyemi comme un tambour vodoun. « Tu rêves, le riche. Reviens quand t’auras moins d’orgueil. » Il partit, le sachet d’herbes à la main, mais son cœur battait trop fort pour n’être qu’un hasard.

Dans la foule, une silhouette encapuchonnée observait, ses doigts serrant un pendentif en forme de serpent. Elle murmura quelque chose, un mot inaudible sous le vacarme du marché. Était-ce une prière ? Une malédiction ? Adéyemi, inconscient, sentit un frisson malgré la chaleur. Il se retourna, mais la silhouette avait disparu, avalée par la marée humaine.

Les odeurs de poisson séché et de piment flottaient autour de lui, mêlées à l’écho des rires d’Aminata. Il ne le savait pas encore, mais ce moment, cette rencontre, était une étincelle dans une poudrière. Koffi & Fils, l’entreprise qu’il dirigeait, reposait sur des secrets plus sombres que l’huile qu’elle produisait. Et Aminata, avec ses fioles et ses visions, n’était pas une simple vendeuse.

De retour dans sa jeep, Adéyemi posa les herbes sur le siège passager, leur parfum âcre emplissant l’habitacle. Il démarra, mais son esprit restait au marché, accroché à ce regard qui promettait autant de trouble que de vérité. Une radio crachota un vieux tube de Gnonnas Pedro, et il monta le volume, espérant noyer ses pensées. Mais une question le hantait : pourquoi cette femme, cette inconnue, semblait-elle déjà si familière ?

À quelques rues de là, Aminata rangeait son étal, ses gestes précis masquant une tempête intérieure. Elle avait vu quelque chose dans les yeux d’Adéyemi, une ombre qu’elle connaissait trop bien : celle des hommes poursuivis par leurs fantômes. Elle toucha une amulette sous son foulard, murmurant une prière à Mami Wata. « Guide-moi, mère des eaux, » chuchota-t-elle.

Le soleil déclinait, peignant le ciel de Cotonou d’un rouge sanglant. Aminata ferma son étal, ignorant les regards curieux des autres vendeuses. Elle n’aimait pas les rumeurs, mais elles couraient déjà : une étrangère, une guérisseuse, et un riche héritier. Mauvaise combinaison dans une ville comme celle-ci.

En rentrant chez elle, elle trouva une plume noire glissée sous un panier, un signe qu’elle reconnut immédiatement : danger. Son pouls s’accéléra. Était-ce lié à cet homme, Adéyemi ? Ou à quelque chose de plus ancien, tapi dans son propre passé ? Elle serra la plume, résolue à ne pas fuir.

Dans l’ombre, la silhouette encapuchonnée réapparut, immobile près d’un mur tagué. Elle tenait un carnet, où un nom était entouré : Adéyemi Koffi. À côté, un autre : Aminata Sow. Une ligne les reliait, tracée à l’encre rouge. Que signifiait-elle ?

Et alors que la nuit enveloppait Cotonou, un cri étouffé résonna dans une ruelle proche du marché. Personne ne l’entendit, sauf peut-être les esprits. Qui était tombé ? Et pourquoi ?

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