L'atelier

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Bruxelles, 2003.

J’adorais me perdre dans ses venelles qui courent du Palais de Justice à la Grand Place. J’affectionnais surtout Les Marolles. Ces quartiers uniques, suspendus entre les époques, n’avaient pas encore été affectés par la nouvelle étiquette internationale de la capitale européenne. Les échoppes sans âge de brocanteurs qui surgissaient au hasard de mes balades regorgeaient d'articles en tous genres, dont l'ancienneté ne rimait pas forcément avec la qualité. Fouineur professionnel, je pouvais passer des heures à chercher la pièce rare dont je n’avais pas besoin, qui viendrait prendre la poussière sur une des étagères de mon salon. Les objets en bois faisaient mon bonheur plus que le reste. Je les retapais à la hauteur de mes modestes talents d'ébéniste amateur.

Un dimanche de février, mes pas m’avaient conduit jusqu’au Grand Sablon. Une pluie battante s’était mise à tomber. En quête d’un meilleur abri que mon parapluie, je m’engouffrai dans une ruelle inconnue contiguë à l'Impasse Saint Jacques. Une vieille pancarte sculptée dans une belle planche de chêne se balançait doucement au milieu de la rue, suspendue à deux grosses chaînes en fonte. Mon œil de chineur averti ne manqua pas l'invitation publicitaire qui lui était proposée.

L'Atelier

Bois, meubles et jouets

La devanture austère ne laissait filtrer qu'une faible lumière à travers des carreaux sales. Impossible de voir les trésors que recelait l'endroit depuis la rue. La maison entière ne payait pas de mine, mais elle devait être ancienne et avait peu subi les modifications du temps. La porte, cependant, dénotait du reste. Admirablement conçue, ses montants étaient ornés de belles sculptures d'anges et de démons. Sur leurs extrémités supérieures, deux lanternes diluaient une chaude lueur, comme celle des bougies. Je flairai directement la caverne d’Ali Baba. Pouvais-je rêver de meilleure distraction en attendant que l'orage passe ? Voilà un propriétaire qui semblait avoir créé son magasin dans l'attente de clients comme moi. J'entrai d'un pas décidé afin d'assouvir ma curiosité.

Posant mon parapluie dans un coin, je me sentis immédiatement satisfait. Dans l’air cloisonné tourbillonnaient d’invisibles volutes de hêtre, de merisier, de cèdre rouge, de chêne et de sapin. Tous les objets exposés valaient le détour : de splendides jouets, sculptures et meubles du XVIIIe. Je n'aurais pu les dater avec plus de précision, mais ces soldats de bois, ces vieilles carrioles, ces poupées, ces gargouilles, ces commodes en marqueterie et ces secrétaires dans un style Louis XV ne me trompaient pas. Je me trouvais dans l'antre d'un remarquable artisan, capable de reproduire ou de restaurer des objets anciens avec l’art et les moyens de leur époque.

L'atelier de la boutique se situait dans la pièce attenante, ouverte sur l'espace commercial. Laissant mon regard vagabonder, je fus surpris de ne voir aucun appareil électrique. Certains ébénistes mettent un point d’honneur à travailler comme autrefois, avec les mêmes outils. Ici, j’étais tombé chez un véritable puriste du genre. Aucune scie circulaire sur table ou raboteuse, instruments pourtant indispensables à l'équarrissage du bois, ne défigurait le plan de travail. Bien rangée sur les murs, toute une panoplie de ciseaux, scies, gouges, maillets et rabots en tous genres attendait sagement d’être utilisée. Je n'avais jamais vu la plupart d'entre eux, mais l’idée qu'il y ait encore de nos jours des gens capables de différencier autant d'outils manuels m’enchanta. Dans un coin, de grandes planches d'essences variées s'alignaient sur un râtelier. Je m'en approchai, caressai ces surfaces parfaitement sèches et entretenues. De toute évidence, ces bois étaient extrêmement vieux pour avoir obtenu une telle rigidité.

Un grincement dans mon dos me fit sursauter. Surgissant d'une petite porte que je n'avais pas remarquée, un vieil homme apparut. Son long visage en partie caché par une barbe pointue lui donnait un air intrigant.

— Oh, excusez-moi monsieur, je ne vous avais pas entendu entrer. Que puis-je faire pour vous ? dit-il d'une voix mielleuse.

L'homme s'arrêta quelques secondes, me détaillant comme un extraterrestre. L'action était réciproque. Je contemplai des pieds à la tête son curieux accoutrement. Il était vêtu de bottes de cuir suivies d'une sorte de pantalon bouffant qui partait du haut des mollets jusqu'à la taille. Ses cuisses étaient à moitié recouvertes d'un tablier noir. On aurait dit une simple pièce de tissu attachée par une ceinture de cuir ciselée de runes étranges. Une chemise blanche à col Mao couvrait son torse. Son nez fin et délicat était surplombé d'un lorgnon. « Un lorgnon, pensai-je, qui porte encore cela de nos jours ? Voici quelqu’un qui ne cherche pas à convaincre son client uniquement par ses méthodes de travail. » Mais le plus étrange, c'était ses sourcils. Ils lui donnaient un air à la fois serein et inquiétant, sévère et rassurant. Ils étaient taillés de telle sorte qu'ils dansaient selon les moues de son visage. Au gré des regards qu'il m'accordait, je me sentais parfois client gogo victime d'une mise en scène, parfois personne importante qu'il cherchait à satisfaire.

L'instant de curiosité passé, nous revînmes tous deux à nos rôles respectifs de client et de vendeur.

— Oh, rien de particulier. J'ai vu votre boutique. Étant ébéniste amateur, je me suis permis d'entrer. Vous avez d'admirables meubles Louis XV, hasardai-je.

Il ne sembla pas comprendre ma remarque. Mais en bon professionnel qu'il était, ne se laissa pas décontenancer.

— Je ne prends guère de commandes ces temps-ci. Je travaille surtout pour l'archiduchesse, me confia-t-il, comme si je devais savoir de qui il s'agissait.

— Ah... euh... fort bien. Mais vous faites plutôt de la restauration ou de la création ?

— Je conçois les meubles selon les désirs des Grands de la ville. Ils formulent leurs volontés et je les réalise.

Un soupçon de fierté timbrait dans sa voix. Il poursuivit :

— Regardez ce secrétaire. N'est-il pas gracieux ? Je parie que vous seriez incapable de l'ouvrir.

Je tentai vainement d'abaisser la planche du bureau pendant quelques instants, mais dû admettre mon échec.

— En effet.

Le vieil homme désigna alors un des carrés du damier en marqueterie recouvrant l'un des montants et m'enjoignit de le presser. La planche du bureau s'abaissa toute seule grâce à un admirable système d’engrenages dont il me révéla le secret, caché dans le premier tiroir. Il me montra ensuite quelques compartiments invisibles dont le meuble était pourvu. Ils disparaissaient complètement sous les sculptures ornementales qui le revêtaient. De splendides sculptures de scènes religieuses de l'Enfer dans sa conception chrétienne. Des dizaines de tortures sadiques de pauvres damnés qui présentaient tant de réalisme que certaines me faisaient frissonner d’effroi.

— C'est stupéfiant ! dis-je, tout enjoué.

— Ingénieux, n’est-ce pas ? C’est un présent pour Son Altesse Marie-Élisabeth. Elle désirait un meuble de la sorte, rempli de tiroirs secrets. Elle se méfie de la curiosité de ses domestiques. Je crois qu'elle ne réalise pas encore à quel point ce meuble est... plein de surprises.

Il laissa s’échapper un petit rire sardonique glaçant que j'attribuai à de l'autosatisfaction. Ignorant à quelle altesse mon homme faisait référence, je le félicitai abondamment pour le travail magistral accompli. Je m'apprêtais à lui demander plus d’informations quand il me chassa poliment des lieux, prétextant qu'il était tard et qu'il devait peaufiner quelques détails avant la livraison du secrétaire.

Déçu, je pris le chemin inverse vers la Place du Sablon. À hauteur de l'église, une bruine enveloppa doucement les lieux. Je me rendis compte que j'avais oublié mon parapluie dans l'atelier de l'ébéniste et me réjouis à l’idée d'avoir une raison de le déranger à nouveau.

Ce jour-là, j'ai tourné en rond pendant des heures entre le Palais des Beaux-Arts, le Palais Royal et la rue de Ruysbroeck. Je n'ai jamais retrouvé l'atelier. De retour chez moi, j'ai écumé le plan de Bruxelles. Rien. J’ai dû me résigner et admettre que j'avais fait une sorte de rêve éveillé, ou que j’avais été pris d’une folie passagère. Toute une rue ne disparait pas en fumée comme ça, en quelques instants.

Des années plus tard, au hasard de mes lectures, une rubrique historique sur Bruxelles attira mon attention.

L'incendie du Palais du Coudenberg :

Cet immense palais, jadis résidence des membres des familles de Bourgogne, de Habsbourg, d'Espagne et enfin d'Autriche lors de leurs passages à Bruxelles, fut détruit au cours d'un incendie le 3 février 1731.

La version officielle raconte que l'archiduchesse Marie-Élisabeth, fatiguée, aurait négligé de faire éteindre les bougies et les braséros. Une chandelle qu’elle aurait renversée durant son sommeil aurait mis le feu aux tapisseries et aux boiseries. Il se serait ensuite répandu dans tout le château et finalement dans tout le quartier. La maîtresse des lieux put échapper in extrémis aux flammes ravageuses.

Il existe une autre version à l’explication de cette catastrophe. Il s’agit d’une légende urbaine représentée sur une tapisserie d’époque mais d’origine inconnue que l’on peut découvrir dans le musée Coudenberg à Bruxelles, en contrebas de l’actuel palais royal. La cause de l’incendie serait due à l’explosion d’un secrétaire piégé conçu par « l’ouvrier de Satan », un artisan intriguant à la solde de Frédéric II de Prusse, et offert par celui-ci le jour même à la gouvernante des Pays-Bas autrichiens. Il aurait voulu punir Marie-Élisabeth d’un pacte qu’elle n’aurait pas respecté avec son suzerain, parfois associé à l’incarnation du diable.

L'incendie ravagea non seulement le Palais, mais également les demeures des rues avoisinantes, lesquelles furent réaménagées par la suite en Petit et Grand Sablon, selon la configuration actuelle de la ville. Quelques ruelles y ont échappé, telle l’impasse Saint Jacques. L’eau gelée dans les puits fut la principale raison de la propagation rapide des flammes, qui…

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