Premier mouvement : moderato con moto

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« Aux chiottes Descartes ! » hurla mon père. Bière, gigantesque bière à la main, qui faisait de l’ombre à son ventre qui lui-même faisait de l’ombre à ses pieds, mon père prostré sur le canapé, un rot, puis un autre, précéda ce qu’il s’apprêtait à réitérer, cette fois en me regardant bien fixement : « Aux chiottes Descartes ! ». L’interjection fut si forte que le canapé s’en trouva ébranlé de part en part. Le canapé, il y campait jour et nuit, si bien qu’il était dans mon esprit impensable de me représenter mon père sans le canapé et vice-versa. « Aux chiottes Descartes ! » hurla-t-il une troisième fois sous l’influence d’une ivresse à venir. D’ailleurs il choisissait, en fait non, il était plutôt contraint de salir Descartes pour dénigrer gaiement la philosophie, ne sachant pas ou ne retenant pas le nom des autres philosophes.

De sa figure, j’avais une haine, un dégoût.

Le débardeur, qui absorbait sporadiquement les gouttes de bière suintant de sa bouche, était jauni à la fois par l’effet du temps, et par la bière mais cela va sans dire, et par l’effet d’un homme trop paresseux pour concevoir l’idée même de changer, ne serait-ce que de temps en temps, de vêtements ! L’odeur qui s’en dégageait – mélange alcool, débardeur, sueur – forcerait quiconque à froncer, grimaçant, les sourcils avant de prendre la fuite en courant. Mais moi, Adrien Carpe, j’y étais habitué, depuis maintenant une vingtaine d’années.

« Oui aux chiottes ce foutu Descartes et toute sa clique de merde...! » fit-il en se levant et en rigolant grossièrement, titubant par la suite, avant de s’écrouler sur le canapé comme mort.

Depuis ma naissance, j'étais habitué à cette insalubrité dans cette sale petite maison normande d’un village non moins pauvre et répugnant, à ces miasmes ambiants, à ces asticots qui se déhanchaient sans répit dans le pain rassis éventré en deux parts sans croûtons sur une table toujours mal lavée et devant une télévision éternellement allumée, habitué à ses rots entrecoupés de ses rires gras, à la phrase de trop sur la philosophie de « merde » comme il le disait si bien.

Qui vit dans la boue depuis son enfance ne se troublera pas, ne se troublera plus des mouches alentour. Les êtres – asticots, mouches, araignées avec et sans toiles, bactéries par millions dans la barbe de mon père ; les êtres, vivants pour certains, morts pour la plupart, vivaient et avaient toujours vécu avec nous ; ils faisaient un peu partie de la famille.

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