V

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Les gens normaux – espèce rare dans mon village – se réveillaient peut-être par l’odeur du café, partant de la cuisine, volant au-dessus de l’escalier et libérant tous ses arômes une fois le lit atteint, ou peut-être par les effluves d’un croissant chaud embaumant toute la maison jusqu’au jardin. Mais ceux de ma famille n’étaient pas normaux comme on l’entend d’ordinaire. Nulle odeur de café me réveillait chaque matin accompagnée d’un sourire, pas plus que l’effluve d’un croissant chaud. Non. Un long râle de la bouche de Robert qui dans sa course charriait jusqu’à mon lit le fruit pourri des exhalaisons odorantes d’un corps aussi hybride que putride – tabac froid, sueur non moins forte que l’alcool consommé, urine bien jaune en ce qu’elle de plus acide et l’haleine tristement célèbre, celle de la première heure matinale qui condensait à chaque fois le tout.

Dimanche. Automne. Les feuilles tombent pêle-mêle sur un sol boueux. Alors que mon père regardait un (énième) match de foot avec Francky, j’écornais de mon côté les pages d’un livre passionnant : le mythe de l’éternel retour de Mircea Eliade. À l'époque je ne trouvais rien de mieux que de lire un livre dont le sujet se porte sur la répétition un dimanche ! Et pour cause. C'était ma vie : jour de repos, jour qui sommeille dans l’ornière d’une vie fatiguée de vivre (par sa force centripète absorbe tous les autres de la semaine). Bref, dimanche, jour emblématique de la répétition : le foot, les bâillements, la sieste, les étirements, l’alcool, les phrases longues et sans conviction, la petite joie, avare de rire, la grande tristesse au vu de sa vie en général ou en vue du début de semaine en particulier... Et encore la même chose la semaine prochaine mais dans un ordre différent : les étirements, la sieste, le foot, la petite joie, avare de rire, les bâillements, l’alcool, la grande tristesse au vu de sa vie en général ou en vue du début de semaine en particulier, les phrases longues et sans conviction, et encore dans un autre ordre la semaine prochaine... Et ça se répète, encore, toujours.

« Le jour du Seigneur, il faut se reposer, oui se reposer ! » chante comme une casserole l’humanité tout entière. Mon père, mon oncle et leurs croix arborées dans l’encolure de leurs débardeurs, qu’ils portaient avec fierté mais dont le sens pourtant leur échappait (tradition familialement millénaire oblige…), aimaient beaucoup ce chant a cappella. Comme l'humanité chantant comme une casserole, ils se « reposaient » à leur façon, et noyaient leur misère de vie aussi comme ils pouvaient – celle de leur passé à jamais silencieux pour moi. Leur tristesse oui, ils la noyaient avec tout ce qu’ils ne savaient, ou ne pouvaient dire, jusqu’au fond de la mer rouge de vin.

La débauche des frangins persistait, toujours plus. Le temps lui-même avait du mal à suivre le rythme, quoique l'oeuvre de Chronos semblait à mes yeux (certainement parce que je lisais beaucoup) passer à toute vitesse. Une semaine, deux semaines, trois semaines, puis quatre, cinq, six, et j’abandonnais mes cours et l’université , puis un mois, deux mois, trois mois, et le temps filait sans que je n’en ressentisse sa présence, ni d’ailleurs son absence, son étoffe, sa course. Ils descendirent à deux plus de bouteilles qu’il n'y a d’heures dans une journée. Seulement, le lendemain d’un dimanche, le temps rattrapa son retard et d’une course, que dis-je ! d’une chevauchée mémorable ! La bulle éclata ; l'abcès crevé, du pus coulait.

Dans la nuit froide du dimanche (le dernier avant les vacances de Noël), mon oncle, Francky le simplet, le petit Francky qui n’avait jamais été grand et avec qui je n’avais jamais eu de grande discussion, ne quitta plus le repos.

Coma éthylique

Il pleuvait pendant que le petit dormait paisiblement dans les bras de Robert, paupières closes et sourire aux lèvres. Éternel sourire, dira mon père le soir du réveillon tout en coupant la bûche sur laquelle pleuvront les larmes d’un homme fatigué ; sur laquelle la magie de noël fondra comme elle, la bûche : personne ne l’aura au final mangée, c’était pour oncle Francky qu’on l’avait achetée, en hommage, car lui seul adorait la bûche.

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