II

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Ce cauchemar revenait toutes les nuits, chevillé au corps. Comme si l’angoisse de mon père – l’alcool, son manque, le mal être, son poison – s’était incarnée en moi, contre moi. De sorte que c'est sous les instances d'une force inconnue, à mon tour, que je m'étais mis à boire. J’avais moi aussi hérité du mal de la famille : l'alcool.

Acculé à l’ennui des jours identiques (ceux sans surprises), j’étreignais secrètement l’espoir de rencontrer l’extraordinaire par la présence d’une femme, fût-elle banale, d'une femme en tant qu'elle est femme.

Le dimanche passé, et l’alcool aidant, je me surpris un courage inaccoutumé jusqu'alors. Je résolus de retourner le lendemain à la fac, après bientôt deux ans d’absence. Les semaines passèrent, sans que mon courage ne trouvât de justification. Car les élèves ne me considérèrent pas, du moins au début ; tout au plus furent-ils curieux, pour certains, de mon retour comme on peut l’être d’un homme mort qui ressuscite.

Robert sortait de plus en plus, accompagné d’une euphorie qui posait toujours question. Pourtant, je le jure, à moins que je n'aie rien compris (mais ça m'étonnerait fortement), il ne buvait pas. Il tenait toujours bon, je le sentais. Ou plutôt parce que je ne sentais plus les effluves d’alcool charriés dans le sillage de sa main qui parle, ses grands gestes à l’italienne !

Telle la femme à barbe traversant et retraversant des ronds de feu sous les applaudissements du chapiteau, ma figure, traînant par-dessous des lambeaux de vêtements, puant la bière, se réduisit peu à peu et pour les autres à un objet de curiosité (comparable un peu à une bête de foire s’étant échappée d’un cirque de mauvaise réputation, à ceci près que la bête, on veut la retrouver).

Une fois sorti de l’anonymat des premiers jours (non sans rapport évidemment avec la débauche qui était mienne), il est vrai que l’alcool m’obligeait par moments, et cela sous les rires des élèves et surtout sous leur incompréhension, à dessiner des ronds, à slalomer, les paupières mi-closes, et donc à rater des cours. Sur ces entrefaites, quelques onomatopées hurlants – Hé ! Héo ! Ah ! – ci et là accompagnaient mes titubations. « Pauvre type » crachait tantôt une fille à couettes, « sale ivrogne» tantôt un garçon avec une veste en cuir. Je devins connu, plus qu’espéré, comme l’est contre son gré un vieux clochard de profession.

Ma consommation ne cessant pas, mes titubations non plus, l’université alors n'eut d'autre choix que de me pointer du doigt la porte à prendre dans ces circonstances. Retour à la maison. Le temps des livres et des grands discours troqués par le temps où me voilà ivre la nuit comme le petit jour ! J’en étais – encore – là.

Je dormais quand je ne buvais pas et je buvais quand je ne dormais pas, et nul interstice au carrefour de cette alternance n’existait pour marquer ce qui aurait pu s’apparenter à une pause. Et quand on boit comme je picolais on ne chôme pas ! C’est moi qui vous le dis. Et c’est bien parce que mon père en savait quelque chose qu’il se gardait d’ailleurs de me juger. Ne soyez pas dupe pour autant : il ne me parlait quasiment pas. Il m’ignorait, comme si j’étais une espèce de miroir terrifiant : une soustraite au temps, lui renvoyant une image déformée (à la fois passé et futur, souvenir et promesse) de ce qu’il aurait été s’il avait continué à lever le coude – un pauvre ivrogne.

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