IV

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Le surlendemain d’un dimanche ; un matin presque ensoleillé en cette fin d'hiver. Alors que les flocons blanchissaient à peu près tout, je rencontrai une Arménienne dans un café où j'avais échoué pour boire de la bière.

Jamais mes yeux ne contemplèrent femme aussi belle sur terre ! Je la regardai siroter une menthe à l’eau avec un raffinement tel qu’elle me laissait croire qu’elle n’était pas habituée à sortir, qui plus est seule. Elle devait sans doute appartenir à cette engeance d’une minorité de femmes qui se montrent seulement à l’extérieur, dans des lieux publics, et de façon très ponctuelle, très exceptionnelle, pour cultiver le grandiose. Comme l'éclipse ne manquant jamais d’impressionner le monde entier quand elle, gracieusement, apparaît, de telle sorte alors que le goût du miracle s’en retrouve renforcé pour l’avenir, sa personne également relevait d'un miracle et encore plus que l'on espérait déjà la revoir alors qu'elle n'était pas encore partie.

Sa présence dans ce café suscita la jalousie et déjà une vengeance en germe dans l’esprit des quelques vieilles filles présentes. Qu'elle était belle... Leur jalousie était légitime. En matière de charme et de beauté, on ne pouvait en toute bonne foi rivaliser.

Pour vous en convaincre, laissez-moi vous en faire une image : l’extraordinaire de sa présence violentait l’ordinaire parmi les profanes et tout ce qui s’y trouvait de petit braconnait les papillons dans le ventre des hommes qui sauvagement la regardaient, eau à la bouche. Ah qu'elle était grandiose... oui ! Moi, j’étais au nombre de ces hommes (moins la salive coulant de la bouche). Elle, cependant, ne regardait personne (les yeux seulement rivés, paille tournant, sur les vaguelettes à la surface de sa menthe à l’eau). Feignait-elle de ne s’apercevoir de rien ? Ou c’est d’innocence que… peu importe ! Il fallait que je lui parle, que ma présence dans ce café retînt son attention. « Mon existence ne sera pas vaine ! J’irai lui parler » me murmurai-je à part moi.

Palpitations à l’intérieur, mains moites. Je n'osais m'avancer...

L’attente

Et soudain… Quelle chance ! Elle sortit de son sac à main un livre et pas n’importe lequel : La Nausée de Sartre ; l'ouvrit avec un enthousiasme qui ne mentait pas – elle aimait les livres. J’étais sauvé ! Et chance supplémentaire pour moi : j’avais lu ce roman, et pas qu’une fois.

« J’hameçonnerai cette belle sirène avec ce gros poisson qui louche ! ». Un rire victorieux mis un point final à cette résolution intérieure – résolution que je mettrais à exécution au moment que je jugerais opportun.

Sartre, Sartre, Sartre… « Que pourrais-je donc improviser... ».

L’attente

Tandis qu’elle avançait dangereusement vers la fin du livre (le volume des pages désormais à gauche), je réfléchissais à la technique d’approche avant qu’elle ne le terminât et donc ne partît. L'avantage, non des moindre par rapport aux autres, était que je connaissais bien l’œuvre de Sartre, vraiment bien, ses romans comme ses essais. La culture, plongée dans des années de solitude, représentait ainsi l’arme la plus redoutable du lieu – comparée à celles des autres (les gros bras, les gros billets, les gros tatouages…), ce n'était pas difficile, j'en conviens. L'important, c'était que j’allais remporter la bataille sur mes concurrents, c’était certain.

J’attendis encore. J’attendis qu’il n’y ait plus un bruit pour ménager la meilleure entrée en matière. J’attendis.

Le brouhaha, la tension, le monde et le café se transformait peu à peu en étuve. Quand, étrangement, tout, inexplicablement tout se calma soudainement. Et là, enfin, plus un bruit.

Éblouie alors qu’elle était par les rais du soleil au moment où le silence fut de cathédrale, je m’avançai vers elle. Debout dans son ombre, la posture droite, éclipsant en cet instant le soleil dos à moi et dont les rayons transperçaient jusqu’alors les vitres, je la regardai d’un œil résolu – d'un œil messianique.

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