VI

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Devais-je partir de mon village et me séparer de mon père, alors même qu'il était mourant, pour aller mieux ? Je compris (je le compris intuitivement, compris jusque dans mon âme, sans pouvoir l'expliquer) que ma vocation d’écrire ne pouvait prendre son envol que si j’étais loin de cet homme et de cette infernale monotonie du dimanche. Mais une chose certaine s’éclairait pour quiconque prêterait une attention particulière à la vie d’Adrien Carpe dans son ensemble. C’était que ma vie, ma vie entière, ma famille, le village, tous, me fixaient inexplicablement sur le sol de la répétition, m’arrimaient sur le humus de tout ce qui renvoie à la mort, sur la terre aride d’un dimanche éternel (ou peut-être était-ce moi-même qui me fixais ?). Pourtant, à la surface de ce sol, et curieusement, germaient presque imperceptiblement les conditions favorables de mon existence.

Oui, la mort peut féconder la vie tout comme les « autres » semblent rendre possible, à tout prendre, les conditions de mon existence. Et de ce point de vue-là, on peut effectivement dire que « l’enfer, c’est les autres ». Car l’enfer, au moins étymologiquement, contraint, par le fait d’être l’espace contenu dans le ventre de la terre, à la fixation littérale d’ici-bas, voire à l’engloutissement total selon les étages infernaux, donc protège d’une certaine manière contre l’apesanteur, contre la folie qui gonfle ses proies à l’hélium – danses macabres obligées alors dans les airs – ; protège en bref contre l’appel constant d’une mort en lévitation. Le gros poisson qui louche avait vu juste.

Hélas, je ne pus partir : un sentiment de culpabilité me retenait.

Quelques lunes plus tard – un dimanche (évidemment) – , mon père tomba à l’étage le plus bas de la prison rouge, là où ça sent la tombe.

Et bientôt, les douleurs : foudroyé, il mourut d’une cirrhose. Il avait à peine soixante ans.

Sur son lit de mort, le vieux, torse nu avec ce même pantalon gris, me regarda comme un père ayant alors conscience de s’adresser pour la dernière fois à son fils, c'est-à-dire avec une certaine bienveillance, avec une certaine solennité. J’étais presque collé à lui, l’oreille quasiment dans sa bouche. À bout de souffle qu’était l'homme, la parole lui était en effet difficile, voire impossible.

Arriva ce moment, ultime, où d’une voix qui préparait sa fin, il susurra longuement, lentement : « Adrien, mon fils, je ne t’aurai jamais compris. Voilà pourquoi... je ne te voyais pas, je crois, mais je t’aurai toujours aimé, ça j'en suis sûr ». Un long râle l’interrompit. Malgré l'épuisement, sa voix poursuivit : « Je ne suis pas comme toi, c'est évident, mais sache que je suis fier de toi, même si c’est p'têtre la première fois, je crois, que je te le dis. Les paupières se ferment, mais la bouche elle, encore, persiste à s’ouvrir jusqu’à la fin : « Sache... que notre voyage à vélo (il était donc réel, me disais-je rassuré) ah ! s’exclama-t-il à travers un dernier sourire, ce voyage oui, Adrien, aura été le plus beau de ma vie ! ».

Silence. Sifflement. Puis silence presque définitif.

Mon père me parla avec un accent de tendresse que je lui découvris pour la première fois. Et ce fut lorsque sa main mobilisa toute l’énergie (dont on devine que l’homme dépositaire de la source aura été, de sa première minute jusqu’à la dernière, bien bâti, costaud jusqu’à la fin) que je me mis à pleurer, beaucoup pleurer.

Dehors, le plus beau du printemps. Les oiseaux colorant le bleu du ciel où au fond un soleil lumineux resplendissait. De lourdes secondes s’égrenèrent encore, avant que sa main serrât avec rage et conviction la mienne pendant que ses yeux brillèrent en contemplant le ciel et ses astres. Quand enfin, toute pression se relâcha et le corps du vieux commença petit à petit à se raidir. Mon père appela Francky qu'il semblait voir impatient de retrouver, l'imagine-t-on, son grand frère – la tête du petit bientôt sur le torse du grand... Seul devait se trouver Francky dans l’au-delà, apeuré qu’il devait être (certainement en train de se boucher les oreilles pour ne pas avoir à entendre les insultes des grandes personnes). Et mon père de lui murmurer, les yeux autant sur moi que dans le vague, le sourire aux lèvres, avant de s’éteindre peu à peu : « Ne pleurs plus p’tit frère, j’arrive. »

J’attendis que toute trace dernière de vie soit anéantie. J’attendis encore. Et une fois assuré que mon père n’était plus que de chair, l’âme à jamais envolée, je lui répondis très doucement : « Oui papa... ». Le « je t’aime » ne sortit, ni pour lui, ni pour moi. Toutefois, entre les murs de cette petite pièce d’hôpital, placé au centre du village, l’Amour était là, quelque part, je ne sais où, mais quelque part.

Enterré juste à côté d’eux, selon sa volonté, il sera parti rejoindre les êtres qu’il aura aimés : Francky, Harry, Claudine... La cérémonie funèbre fut modeste : le village, le maire, une symphonie de Beethoven, le soleil couchant, et son fils et voilà. Mais elle était belle, mémorable cette cérémonie ! J'en frissonne encore aujourd'hui quand j'y pense.

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