Chapitre 1- Au 62.

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Au 62, Mary’s Street,

Harry Mac Dyon se réveillait tout juste. Songeur, une cigarette à la main, une tasse de café dans l’autre, il contemplait la rue à travers le carreau de la cuisine. La pluie s’écrasait en fracas sur les pavés, au dehors, tandis que l’atmosphère alourdie étouffait l’habituelle cacophonie de la ville… Assis sur un tabouret haut, il conjugait un paisible réveil avec la lenteur volontaire de ses mouvements.
Les temps orageux avaient quelque chose d’apaisant pour Harry, et il ne voulait pas troubler ce sentiment d’aussi bon matin… Derrière sa fenêtre, il s’imaginait aisément quelqu’un de ses lointains ancêtres, des siècles auparavant, assistant depuis quelque faille ou caverne façonnée dans la roche au spectacle de l’immensité d’une nature puissante et indomptable, semblant vouloir rappeler aux hommes que ces caractères lui demeureraient toujours… Et qu’autant, un abri leur y serait toujours prêté, tel qu’une main bienveillante les recouvrirait au temps opportun, et dont le détenteur leur soufflerait, de temps en temps, qu’il n’y avait rien à craindre… De même ici, aujourd’hui, on se rendait compte que la ville toute entière baissait le ton sitôt l’orage approchant… Elle mesurait tout à coup chacun de ses pas, comme si, de crainte de provoquer le ciel, elle se voulait rappeler que la moindre goutte restait sous la protection de celui-ci. C’était inné, on avait toujours agi ainsi… Les hommes étaient restés les mêmes; et le ciel aussi.
Harry pouvait passer des heures de contemplation coite… Bien qu’à y penser vraiment, un appartement en ville avec vue sur le bitume, même douillet et chaud comme le sien, n’aurait jamais le charme d’une grotte humide faisant face à l’étendue sauvage d’une forêt vierge… Et clairement pas ici.

Une semaine plus tôt, le corps sans vie de Miss Hooseberg, la jeune coiffeuse du bout de la rue, avait été retrouvé à quelques pas de là, chez elle, au 31… Encore un an auparavant, des barbecues communs étaient régulièrement organisés au sein du quartier, si bien que tout le monde s’y connaissait. Et pourtant, quelqu’émoi qu’ait suscité cette nouvelle, il fut passé sous un lourd silence…
Il fallait dire qu’à l’évidence, le drame coïncidait avec la vague de violence qui déferlait sur Palimburgh depuis peu. En fait, on pouvait carrément parler de raz-de-marée… Tandis que les élections présidentielles approchaient, la crise financière gagnait clairement l’économie locale, et presque toutes les manifestations politiques viraient désormais à l’émeute. Tellement, que l’on ne s’informait maintenant de la tenue de celles-ci plus qu’à savoir quand rester chez soi… Pendant que la presse à scandale envenimait encore davantage le climat de défiance omniprésent à la moindre bavure policière et à la moindre voiture incendiée, vols à main armée et cambriolages faisaient, depuis deux bons mois, train quotidien avec les règlements de compte.
De plus ou de fait, à en croire le fier étendard du silence qui se juchait à présent au milieu de Palimburgh, il semblait devenu clair qu’une mafia était finalement sortie de l’ombre, d’au milieu du chaos environnant…
Et, quoi de plus logique? Quoi de plus opportun, pour des brigands, qu’un navire dérivant à portée de récifs, pour rallier un équipage pris dans la tempête? Et quel équipage resterait alors, pour ainsi dire, à la barre?… Et comme Palimburgh sombrait littéralement, c’est donc dans un tourbillon de crainte et de terreur que les gangs tiraient leur saoûl de main d’œuvre dans le large filet des pères de familles désespérant de payer leurs loyers en fins de mois… La ville était devenue complétement folle, et l’atmosphère, des plus irrespirable.
… Alors, évidemment, les voisins s’attristaient du décès de Miss Hooseberg, mais au détour de furtifs a-parte, et dans un deuil contenu… A voix basse, certains avançaient l’idée d’un bête accident en cuisine, ou bien d’une possible vengeance passionnelle… Mais évidemment, on n’y croyait pas. Tout le monde songeait à une condamnation mafieuse. C’était la seule idée qui persistait, et à vrai dire, sans plus d’élément; mais comme c’était là une assez bonne éventualité pour s’interdire de l’évoquer, forcément, personne n’allait chercher plus loin. On en restait là… On s’entretenait encore vaguement des élections, ou de la météo -quoi d’autre?-, et chacun repartait à ses affaires, sans oublier de ne s’occuper que de celles-ci…

En bas, sur le trottoir d’en face, passait Mr Samson, avec son fils, qu’il conduisait sur le chemin de l’école. Harry les observa un instant. Comment faisait-il pour tenir?… Peut-être se voyait-il chez lui ici, ou peut-être n’était-il simplement pas inquiet du tout. Harry l’aurait été. A sa place, et avec un petit, il aurait mit les voiles depuis un bon moment.
Le visage livide du jeune garçon faisait peine à voir. Peut-être était-ce le froid. Peut-être pas… On ne voyait plus gambader les enfants de Palimburgh auprès de leurs parents comme auparavant. Ces derniers leur tenaient fermement la main pendant qu’eux regardaient passivement le sol… Tout était devenu triste, froid, et lugubre. Les pauvres petits ne devaient absolument rien comprendre à tout ce qui se passait… Mais certainement voyaient-ils l’inquiétude omniprésente des grandes personnes. Comment pouvaient-ils supporter tout ça? Pourraient-ils le supporter, à la longue?…
Harry se sentit soudain très triste, à cette pensée… Ce n’était pas le genre d’un enfant de crier aux adultes à quel point leur bêtise gâchait tout, à quel point ils étaient inconscients et aveugles… Ni que tout ce qui importait aux petits était de voir des sourires partout alentours, et que là était la seule raison.
Non. Les petits essayaient vaillamment de tempérer la désharmonie absurde dans laquelle se seraient béatement enfoncés les adultes, sans eux, depuis longtemps. Voilà la part qui revenait à un enfant dans le monde actuel. Harry pesta silencieusement à l’égard de ces adultes hypocrites…
D’aucun aurait témoigné de son propre abrutissement à qualifier les enfants d’êtres naïfs… D’être adulte, serait de se montrer brute, et de faire de son propre cœur un roc infaillible? Quel monde était-ce que celui-là?…

A la limite de la crise de dépression, Harry se laissa bientôt happer par le reflet de son visage dans la vitre… Les cernes tombant lassement sous ses yeux verts donnaient à son visage émacié l’impression de soutenir la fatigue d’un siècle d’existence. Il avait trente-deux ans. Il vivait seul. Aurait-il jamais de femme? Aurait-il un jour des enfants, une famille, et la joie seulement de les voir grandir heureux?…
Dans la situation actuelle, il était loin du compte. Sans travail depuis six mois, Harry Mac Dyon vivait d’une caisse d’épargne “chômage” et de l’héritage de sa défunte grand-mère… Pour l’instant, trouver un job ne lui était pas urgente question. Du fait de son absence d’attache et de famille à proprement parler, c’était aujourd’hui le cadet de ses soucis.
… Même si la situation devait l’imposer, il pourrait toujours partir à la campagne. Et il ne mourrait certainement jamais de faim… Personne ne mourait de faim. Néanmoins, cette perspective était aussi celle d’un évident renoncement. A mesure qu’Harry profitait de ce quotidien tranquille, celui-ci lui devenait de plus en plus pesant… A chaque réveil, un fourmillement sourd semblait venir frapper à la porte de son âme, l’implorant de se libérer de l’épais marais d’oisiveté vaseuse dans lequel elle s’était enlisée…
Pour autant que le confort seye volontiers à tout homme, il n’était, à lui seul, absolument d’aucun intérêt… Que valait la vie si l’on ne pouvait se sentir utile en rien, si l’on n’avait personne à embrasser en rentrant chez soi et si chaque journée ne se résumait finalement plus qu’à attendre la suivante, du tabouret d’un bar au fauteuil de la télévision? Rien du tout. Parfaitement.
Toujours face à son reflet, Harry conclut que le choix s’imposait à lui. Le grison qui gagnait peu à peu ses tempes lui serait habit dérisoire d’une vie de propre imposture, ou bien le signal hissé haut d’un nouveau départ et de l’abandon définitif d’un vain écueil. Aujourd’hui.
Café fini, clope éteinte au milieu d’un cendrier déjà plein, il était temps d’aller prendre l’air. Une douche. Harry s’interdit d’allumer le poste de radio. Au diable l’actualité. Il s’habilla en vitesse, enfila son imperméable, et sortit dehors. Passant par le bas de la rue, cette fois, afin de s’éviter d’être alpagué par les lève-tôt de « La Fin du Monde », Harry prit la direction du parc de Pine Hills, à l’Est…

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