Chapitre 3- La fin du monde.

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« Eh, Tom, tu as vu Harry aujourd’hui? »

Sur l’unique écran de télévision, usuellement placé dans un coin en hauteur, s’affichait l’image d’un journaliste en costume et cravate qui commentait les conditions d’un carambolage tout récent tandis que semblaient encore s’affairer, derrière lui, pompiers et autres secouristes…
Thomas Anwitch était un type simple.
Barman et propriétaire de « La Fin du Monde », il occupait ses journées à veiller à l’aise et à la tranquillité de ses hôtes, comme tout bonhomme du métier savait le faire. Du haut de ses quarante-cinq ans, et de son bon mètre quatre-vingt-dix, le massif Tom était très apprécié de ses clients, dont il avait fait de la plupart ses amis. C’était par ailleurs comme cela qu’il entendait mener son commerce.
Aussi, la télévision ne constituait ici rien d’autre qu’un recueil de sujets que l’on consultait lorsque les conversations commençaient à se faire lassantes. Tom n’avait de toute façon pas d’avis tranché quant à ce que les journalistes pouvaient raconter. Il écoutait passivement leurs histoires, comme le plus simple mortel; en essuyant les verres propres derrière le bar… A chacun son gagne-pain.

« Eh, Tom! »
Le barman sortit de son hypnose cathodique pour tourner sa tête chauve et ronde en direction de Pete, un brun d’une trentaine d’années, à la barbe mal taillée assis à la table d’en face.
« Hein?…
– As-tu vu Harry aujourd’hui? Oui ou non?…
– Tiens, non. C’est vrai, il est ici à cette heure, d’habitude.
-… ’m’étonnerait pas qu’il ronfle encore celui-là… », fit le dénommé Matt, assis en face de Pete, un journal dans les mains.
« Vous êtes toujours fichés ensemble, tous les deux. Il ne t’as rien dit? – Non, Matt, puisque je demande!… » répondit Pete.

Mattew Dorset formait le troisième accolyte de la bande des habitués principaux de Tom. Blond, grand et maigre, un peu rougeot, mais comme tout le monde ici, Tom classait Matt dans la catégorie des « anti-oxyboules »… Propre boulet, tant que spray d’aluminium se préservant de jamais rouiller, celui-ci était piégé dans une propre caricature de lui-même… Le genre à fanfaronner à tout bout de champ, et si peu sûr de lui qu’à peine lui tendiez-vous la main pour le sortir de sa mésestime bornée, qu’il trouvait le moyen de vous faire renoncer aussitôt…
On pouvait supporter son exubérance, mais essayer de le faire décrocher était une entreprise parfaitement impossible. C’était Matt.
Peter était journaliste pour une petite gazette locale. Le seul des trois à occuper un emploi. Lui se rangeait dans l’aile des indépendants, avec Harry, nonobstant que ceux-là se quittaient rarement d’une semelle, au rayon des loosers optimistes, juste à côté de celui des idéalistes dépressifs, celui d’Harry… Discrets, pris isolément, en exergue mis ensemble, tous trois passaient aisément pour des tire-au-flanc aux yeux du premier venu, ou pour des originaux devant le client régulier… Ils n’en demeuraient pas moins des types de confiance et de bonne volonté pour qui les connaissait un peu.

« Peut-être qu’il a préféré rester au sec, chez lui… suggéra Tom.
– Tu parles! répliqua Pete. Harry est le premier à mettre le pied dehors quand il pleut! Ce gars-là adore la flotte!
– Bah. fit Matt. Appelle-le si ça t’inquiète tant que ça!
– Bah il est là, d’habitude…
-… C’est ça. répliqua Matt. Vérifie quand même ses textos, quand il arrivera! » Tom pouffa de son côté du bar. Et Matt, tellement réjoui par sa propre blague, manqua de s’étouffer dans une gorgée de café qu’il répandit allègrement sur la table et alentour dans une toux absurde et incontrôlable.
Un bras devant le visage, pour se protéger d’éventuels nouveaux rejets, Pete considéra Mattew, flegmatique:
« Au moins en ce qui te concerne, l’image parle d’elle-même. Si je ne te connaissais pas, je t’aurais lâché un peu de monnaie, seulement par pitié… »
Finissant de tousser, l’intéressé lâcha: « Qu’est-ce que t’as?!… T’es homophobe, Pete? »

Peter Blake, de son vrai nom, consulta son smartphone un instant, puis, braqué, la mine sombre, se leva de sa chaise. « C’en est trop… » Dramatique, il enfila son par-dessus.
« Eh, où vas-tu?… Pete, tu ne l’as pas mal pris quand même? s’inquiéta Mattew.
– Non, Matt, mais tu as franchi les limites que mon indifférence peut tolérer… » Sur ce, il sortit soixante-cinq pounds de la poche de sa veste et les posa en tas sur la table, à côté du cendrier.

"Tiens, mon brave. Ne dépense pas tout en alcool, hein! »…
Tom se gaussait, tout à son essuyage, amusé par le spectacle.
« Eh, il n’y a même pas de quoi payer une pinte! Eh, où vas-tu, Pete? l’appela Matt.
– Je vais faire un tour. » La porte s’ouvrit, laissant les volutes sonores et la fraîcheur de l’extérieur pénétrer un instant l’enceinte du bistrot… « A plus tard les gars. »
Puis le bar reprit son habituelle quiétude. Le blond entreprenait d’essuyer le café dont il avait copieusement aspergé la table avec quelques serviettes en papier. « Désolé pour ça… dit-il, à l’adresse de Tom. – Ce n’est rien. fit le barman. – Tu crois que je l’ai vexé? – Tu parles! Il se payait ta tête. Il avait envie de sortir, c’est tout. »

A l’extérieur, le Saintpath boulevard, ancienne allée menant du bord de mer à la cathédrale, était parfaitement désert. Seul un labrador noir sans maître s’abritait de la pluie sous le auvent du bar, affalé sur le côté de la porte… Au moment où Pete s’apprêtait à gâter le chien d’une caresse sur la tête, un vrombissement soudain lui glaça le sang. Une voiture arrivait en trombe par la droite. Et le conducteur ne semblait pas disposé à ralentir.
En un instant, Pete ne pût exécuter que trois enjambées dans la direction opposée avant que le véhicule ne l’atteigne, faisant éclater en une myriade de gouttes la large flaque qui dormait usuellement devant l’entrée du bar. Le pauvre chien bondit dans un couinement surpris en prenant la rafale glacée à sa place…
Pas le temps de s’attarder sur le chauffard, une nouvelle menace planait juste à côté, éternuant du museau. Pete se retourna en un éclair, et échappa de justesse à la seconde vague propulsée par le canin qui s’ébroua hardiment. A cause de son regard toujours alerte, quelque soit l’heure de la journée, ses amis surnommaient Pete « le vampire ». Mais il dormait bel et bien la nuit, et le matin, se réveillait lentement. Eh bien s’il était encore à moitié couché une minute plus tôt, le voilà qui était plus debout que jamais. Son rythme cardiaque avait dû passer du simple au double en ces quelques secondes… Si c’était là le début de sa journée, alors il ne se languissait pas de la fin…

Il savait pourquoi Harry manquait à l’appel ce matin. Il l’avait vu sur son téléphone quelques minutes auparavant… Inutile de l’appeler, c’était le jour où personne ne le verrait.
Pete était le seul à le connaître depuis suffisamment longtemps. Tous deux avaient grandi dans le même village, et qu’ils habitent à présent la même ville, et la même rue, n’était pas un hasard… Mais s’ils avaient seulement eu les mêmes affinités qui les liaient aujourd’hui, Harry ne lui aurait pas confié la date de son anniversaire pour autant. Bien qu’il eût été malsain de tirer plaisir de cette situation, Pete ne pouvait nier qu’il ressentait un certain honneur au privilège qui lui était pourvu…
Il compatissait profondément, et ces souvenirs lui déplaisaient sûrement autant qu’à son ami… Mais la triste ironie de ce calendrier avait ainsi fait de lui la seule personne à pouvoir soutenir Harry ce jour-là.
Il s’attelerait donc, comme chaque année, à chercher un cadeau chasseur d’idées noires. Le cabot, maintenant mouillé, repartait de son côté -c’est à dire, le savait-il lui-même ?-, battant gaiement de la queue… Peter, lui, prit la direction de la cathédrale et des rues marchandes.

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