The Black Dog Motel

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— T’es sûr que c’est là ?

— Oui. C’est ce que m’a indiqué le type. Tiens regarde : je vois quelque chose briller.

À cette heure entre chien et loup, il était difficile de discerner quelque chose. La forêt de Newhaven apparaissait comme une ligne d’horizon lointaine, sa ligne de conifères noirs se découpant sur un dégradé de bleu pervenche, soulignée par un trait de lumière mauve. En haut, à l’apex de ce tie-and-dye crépusculaire, le soleil avait déjà abandonné les lieux à la nuit et aux étoiles.

— C’est le lounge dont le vieux nous a parlé. Le truc avec la chouette.

Un oiseau de néons surgit, dominant la ligne de sapins au loin. Le rapace nocturne, qui arborait les couleurs d’un perroquet kitsch, était couronné d’une demi-lune jaune. Il dardait sur nous un clin d’œil malveillant, et portait entre ses serres une inscriptions en tubes fluorescents qui indiquait :

The Empty Lounge. Hide before the sun goes down.

Olivier lâcha le panneau des yeux pour se tourner vers l’arrière.

— Aby ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Adossée contre la banquette arrière, Aby fixa le panneau d’un air morne.

— Ce n’est pas l’endroit qu’il nous a indiqué. Il a dit d’éviter le camping dans la forêt.

— C’est un camping ? Lounge, ça veut pas dire salon en anglais ?

— Dans ce genre de cas, ça désigne un ensemble de bungalows.

The Empty Lounge. Le bungalow vide.

— Ça ne me dit rien qui vaille, murmurai-je.

Olivier, qui avait nettement ralenti, avisa les baraques sombres qui se tassaient à l’orée de la forêt. Tout était éteint.

— Ok, on va ailleurs. Ça a l’air fermé de toute façon.

La Nissan passa automatiquement la seconde. Dans le rétroviseur, je suivis des yeux la chouette en haut de sa tour de guet, qui s’éloignait dans le noir.

— Il fait de plus en plus sombre, remarquai-je.

— Oh ça va Macha, c’est toi qui as refusé le bungalow ! me tança Olivier.

Je m’abstins de répondre. On s’était déjà bien engueulé dans la journée, à rechercher cette fameuse forêt dans cette foutue campagne. Elle ne figurait sur aucune carte.

Aucun de nous n’avait pu laisser passer l’occasion d’explorer une forêt primaire, ici, dans ce coin paumé des États-Unis. Nous avions l’intention de continuer la route vers les grands parcs nationaux et l’arrêt prolongé dans cet état ne figurait pas au programme initial. Mais nous avions fait cette rencontre à la station-service, d’un vieux garde-chasse à la retraite qui avait su nous convaincre. Lorsqu’il avait vu les autocollants sur la Nissan d’Olivier, il avait compris que nous étions des écologistes passionnés de nature. Alors, il nous avait parlé de Newhaven.

— Il y a cette forêt extraordinaire à moins de cent kilomètres de là. On l’appelle Newhaven.

D’après la description des espèces que nous fit le vieux, et la zone climatique, il s’agissait d’une forêt de feuillus caducifoliée sur un plateau calcaire du crétacé. Nous fûmes étonnées de l’étendue de son domaine boisé, qui, selon les dires du vieux, couvrait plus de cinq cent hectares. Mais dans ce pays, tout était à grande échelle.

— Étonnant qu’on n’en ait jamais entendu parler, remarqua tout haut Olivier en français tandis qu’Aby interrogeait le vieux.

— Newhaven est une forêt privée. Mais elle est ouverte aux visiteurs quelques jours dans l’année, et par chance, on est pile dans la bonne période !

Le vieux hocha la tête, comme s’il comprenait le français.

— Rappelez-vous juste de ne pas y camper, précisa-t-il. Pas de feu, aucune trace. Rien ne doit rester de votre passage. Rien du tout. C’est important.

— Il y a des hôtels à proximité, qu’on puisse l’explorer un peu ?

— Je vous conseille le Black Dog. Évitez les autres.

Sur le coup, nous avions imaginé l’endroit comme envahi par les établissements touristiques et autres commerces dénaturant la sauvagerie de l’endroit. Mais il n’y avait rien aux alentours de la forêt. Rien du tout, pas le moindre commerce ou station-service. Et aucune habitation. Nous avions dû rouler jusqu’au crépuscule, et finalement, cette enseigne lumineuse de mauvais goût, vue de loin, nous avait paru rassurante. Jusqu’à la seconde, qui était du même acabit.

The Sobbing Stag Lodge. Sleep where they don’t see you. Dans le même style criard et décalé que la première, qui évoquait plus la boutique de tatouage que l’hôtellerie, on pouvait voir une tête de cerf à quatre cors. Le plus étrange était la larme qui pointait au coin de son œil effilé, comme quelque enseigne mystique tout droit venue du moyen-âge européen.

— Eh ben, ils ont le génie des slogans ! ricana Olivier en lisant à voix haute ce qu’annonçait le lieu : Dors où ils ne te verront pas.

Pour ma part, je ne trouvais aucun côté comique à ces catchphrases. Ils sonnaient comme des avertissements.

En arrière-plan, la ligne de la forêt s’était rapprochée. Oliver posa les deux mains sur le volant et nous regarda d’un air interrogateur.

— Ça vous va ?

Aby secoua la tête. Elle semblait encore plus morose que moi.

— C’est pas celui qu’il nous a indiqué. Toujours pas.

— Et ce panneau est sinistre, ajoutai-je. T’arrête pas.

Olivier me jeta un coup d’œil étonné. C’était sorti tout seul : je ne voulais pas qu’il s’arrête.

Mais la forêt se rapprochait. Il fallait vite trouver une solution.

— On peut dormir dans la voiture, proposa Aby.

— Je ne préférerais pas.

Ma voix avait pris une intonation suppliante. Olivier me jeta un petit coup d’œil surpris, à nouveau.

— Si on éteint les lumières et qu’on ne fait pas de feu… ça ne dérangera pas les propriétaires, argumenta-t-il.

Les propriétaires. Je me demandais quel type de gens cela pouvait bien être.

— Il y a encore l’option du Black Dog, précisa Aby. Ça ne devrait plus être loin, maintenant.

Elle colla son visage sur la vitre, pour scruter les ténèbres qui prenaient possession des lieux, dehors. Son visage disparut derrière ses dreadlocks rousses… puis elle se recula brusquement avec un hoquet.

— Aby ? Qu’est-ce t’as vu ?

Elle se laissa retomber sur la banquette arrière, les yeux sur l’espace laissé vide entre nos deux sièges avant. Même ses taches de rousseur avaient blanchi.

— Remontez vos vitres.

J’appuyai sur le bouton. Les vitres avant, les seules qui étaient restées ouvertes, remontèrent lentement. Jamais une vitre ne m’avait paru prendre autant de temps.

— Aby ? insista Olivier.

— Rien. J’ai rien vu. Continue à conduire. Il faut trouver ce motel avant que la nuit tombe, ok ?

Sa voix avait une intonation bizarrement hystérique. Elle ne nous avait pas habitués à ça.

Je me renfonçai dans mon siège, de plus en plus mal à l’aise.

— Ce n’était pas une bonne idée, finis-je par lâcher du bout des lèvres. Cette forêt, ce détour de cent kilomètres loin de notre route… on n’aurait pas dû venir.

Le visage d’Olivier fit un aller-retour rapide dans ma direction. Sous la casquette, son œil brun ressemblait à celui du cerf pleureur de tout à l’heure.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Depuis quand t’as peur de la forêt ?

Peur. Le mot était lâché, comme quelque animal incontrôlable.

— J’ai pas peur de la forêt, Olivier, rectifiai-je. Ce que je crains, c’est qu’on nous ai attirés dans un piège.

Je m’attendais à une réaction outrée. Mais elle ne vint pas : Olivier lui-même avait commencé à se douter que les choses ne tournaient pas rond.

— Un piège ? Comment ça ?

Je serrai mes bras étroitement contre mon corps. Il y a une heure, on avait si chaud que même les vitres ouvertes ne parvenaient pas à nous rafraichir. Maintenant, j’étais glacée.

— Ces campings vides, ces panneaux bizarres… ces slogans, ce sont des avertissements.

— Elle a raison, renchérit Aby d’une voix forte. Ils nous délivrent un message.

— Un message ? Quel message ?

— Vous n’avez rien à faire ici, souffla-t-elle. Ce n’est pas votre monde.

Un silence de mort emplit l’habitacle. Il était aussi opaque que la nuit à l’extérieur.

Et soudain, le dernier panneau apparut. C’était celui que nous cherchions.

— Le Black Dog Motel ! s’exclama Olivier d’une voix de fond de gorge, comme s’il craignait d’attirer des attentions malvenues sur lui.

Le dessin de néon s’élevait juste au-dessus de la forêt, à gauche d’un chemin qui serpentait entre les arbres noirs. C’était là que la route s’arrêtait.

Un chien à deux têtes, qui tenait plus du loup que du gentil compagnon des humains. Langues sorties, yeux rouges. Il était couché sur l’appellation éponyme, comme un gardien. En dessous, le slogan disait : Drive until your lights go dark.

Personne n’eut besoin de traduire. Olivier jeta un coup d’œil rapide à la jauge d’essence, puis, sans un mot ni la moindre hésitation, il prit sa décision.

La Nissan fit demi-tour sur la route caillouteuse avec un crissement de pneus. La semelle d’Olivier enfonça l’accélérateur, et la boîte automatique monta en troisième, puis en quatrième. Il était plus que temps de se tirer d’ici.

Drive until your lights go dark. Conduis jusqu’à ce que tes lumières s’éteignent. C’était le dernier avertissement, celui du Black Dog Motel.

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