Le nurarihyon

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Carla et Yukari avaient un jour été assez proches, mais les vicissitudes de la colocation avaient fait d’elles un vieux couple ayant de plus en plus de mal à se sacquer. La présence d’un petit copain patibulaire avait fait le reste. Il arrivait que Yukari s’absente pendant des jours, voire des semaines, chez ce type louche. Carla, elle, ne sortait quasiment pas de chez elle, sauf le week-end où elle partait en montagne. Finalement, les deux filles étaient arrivées à un consensus jamais prononcé ni écrit : Yukari passerait la semaine chez son gars, et Carla lui laisserait l’appart les samedi et dimanche. Et, il y avait une règle absolue : ne jamais toucher à la bouffe de l’autre.

Or, ce matin là encore, Yukari y avait contrevenu.

En fixant son paquet de yaourts dépouillé, Carla devina que Yukari était encore passée à l’appart tard hier soir, après le service. À cette heure-là, Carla dormait, où plutôt, elle faisait du jeu de rôle en ligne sur Tumblr avec un casque sur la tête. Yukari pouvait donc se servir impunément dans ses réserves de nourriture. Ces derniers temps, c’était devenu habituel : une canette de bière par ci, un paquet de cacahuètes par là. Discret, mais ennuyeux.

Carla referma la porte du frigo en soupirant, et sortit le vieux règlement de la coloc du tiroir où il prenait la poussière. Comme il paraissait lointain, ce temps où les deux filles l’avaient co-écrit en riant ! « Tu crois que c’est la peine d’écrire ça ? » et autres « je ne ferais jamais ça » leur avait servi de professions de foi. Et au bout de quelques mois, c’était Yukari elle-même qui s’était mise à rajouter des clauses : « courses individuelles, rangées en deux parties du frigo séparées ». Carla avait contre-attaqué : « Obligation de fermer la porte du couloir si retour à plus de deux heures du matin. Ménage une fois par semaine minimum. » Ah, c’est qu’elle ne manquait pas d’air, la Yukari ! Imposer la séparation stricte des provisions, pour ensuite venir lui piquer les siennes…

Cette nuit-là, Carla retira son casque en ayant eu la nette intuition que la porte claquait. Yukari était encore rentrée. On pouvait l’entendre aller et venir dans la cuisine, ouvrir le frigo, se prendre une kirin. Elle allait ensuite revenir dans sa chambre en faisant trainer ses pantoufles sur le parquet, grignoter des pois au wasabi et appeler son idiot de mec. Carla remit son casque sur ses oreilles. Elle n’avait pas envie d’entendre les gloussements minaudiers de sa coloc.

Le lendemain, elle constata qu’il manquait encore des choses dans sa partie du frigo. Yukari s’était encore servie ! Cette fois, elle prit les Post-its rouges et les colla sur chacun de ses aliments, après avoir marqué son nom en gros caractères. Puis elle referma le frigo et passa devant la chambre de Yukari : elle était déjà repartie.

Le reste de la semaine se passa de la même manière. Yukari rentrait tous les soirs – son mec ne devait pas être dispo – puis elle s’envoyait des bières accompagnées de friandises pendant que Carla était au lit. Les aliments continuaient de disparaître dans le frigo, et lorsque Carla le découvrait, c’était trop tard.

Finalement, le vendredi soir, Carla décida de renoncer à son week-end rando pour attraper Yukari et pouvoir s’expliquer une bonne fois pour toutes avec elle. Le vendredi, Yukari rentrait plus tôt. Lorsque Carla revint de la pizzeria en bas de la rue, elle était déjà là : de la lumière filtrait sous sa chambre. Carla enfourna sa pizza dans le four – elle était déjà froide – et partit attendre dans sa chambre pour reprendre sa partie en cours : elle parlerait à Yukari plus tard.

Mais, lorsqu’elle ressortit prendre son plat… la pizza avait disparu !

Cette fois, c’en était trop. Carla alla directement tambouriner à sa porte.

— Yukari ! C’est toi qui m’as piqué ma pizza ? T’abuses, quand même ! C’est mon repas du soir !

Personne ne lui répondit. Carla tambourina une nouvelle fois, puis ouvrit la cloison à la volée. La chambre était noire, le futon soigneusement plié. On aurait dit qu’elle n’avait pas été habitée depuis plusieurs semaines : le chauffage n’était même pas mis.

Les sourcils froncés, Carla tourna son attention dans la salle d’eau : Yukari devait être dans son bain. Pour appuyer cette théorie, de la lumière filtrait sous la porte. Elle y avait emmené la pizza, en plus ! Furieuse, Carla alla frapper à la porte.

— Yukari ! Tu fais chier ! C’est ma pizza !

La porte était bloquée. Normalement, ni l’une ni l’autre ne la fermait : cela prouvait bien l’état d’esprit de Yukari ces derniers temps.

Cette coloc va à vaut l’eau, pensa Carla en se dirigeant vers sa chambre, furieuse.

Yukari ne l’entendait pas. Mais elle avait sûrement pris son portable, comme tous les soirs, pour pouvoir taper une bavette avec son gars. Elle devait l’appeler en visio et manger la pizza devant lui, tout en sirotant une bonne bière, assise dans l’eau chaude ! Sa pizza, à elle, Carla.

Sur la table chauffante de Carla, près d’un vieux macbook pro, le portable à clapet attendait son heure. Une main hâtive le saisit et chercha le numéro de Yukari dans la liste des contacts. Étonnamment, elle répondit dès la première sonnerie.

— Oui ?

— C’est Carla. Faudrait que t’arrête de me voler ma bouffe, Yukari ! On avait convenu d’un règlement. Me piquer ma pizza, c’était de trop. Pour l’emmener dans la salle de bain, en plus ! C’est moi qui fait tout le temps le ménage et…

— Crie pas.

— Quoi ?

— Crie pas ! J'y suis pour rien.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Te cherches pas d’excuses et…

Soudain, Carla prit conscience de l’énorme silence qui résonnait dans l’appartement. La voix de Yukari semblait lui parvenir de très loin.

— Ça peut pas être moi, ok ? Je suis à Hakone avec Olivier. Et surtout, ça fait une semaine que je ne suis pas à la maison !

Carla se figea. Derrière elle, la porte de la salle de bain glissa sur ses gonds.

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