Le cercle

8 minutes de lecture

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis la mort tragique de Rachel. Sur une idée de Manon, reparue du néant comme par enchantement, les anciennes copines décidèrent de se réunir dans la nouvelle propriété ardéchoise que cette dernière avait héritée de son père. Avec elle non plus, les années n’avaient pas été tendres. Comme Valou, et Rachel avant sa mort, Manon portait les stigmates d’une jeunesse dissolue, brûlée par la fête, les exploits sexuels et les excès chimiques. Hormis Rachel qui en avait payé le prix, toutes s’étaient rangées depuis cette folle première année de fac, mais seule Pénélope s’était mariée. Aucune n’avait d’enfant. Aucune n’était vraiment satisfaite de leur vie : le passage de la quarantaine se profilait comme un portail inquiétant, évoquant un peu un tableau de Böcklin. Qu’avaient-elles accompli, si ce n’est des milliers d’heures de sortie en boîte de nuit à cramer leur jeunesse, des retraites en Asie qui avaient siphonné leur salaire, d’obscures et inutiles formations et de coûteux achats ? Même les tatouages thaïlandais de Valou et le body-suit intégral de Caro, plus tellement fringant, avait pris une teinte vulgaire.

La rumeur imputait la disparition de Manon à un internement en clinique privée, où elle avait bénéficié d’une cure de désintox. À sa sortie, un coup de pouce de Pôle Emploi et la région Rhône-Alpes lui avaient permis d’ouvrir une boutique de thé et d’encens sur ce qui restait de son expérience à la Maison du Thé dix ans plus tôt. Caroline n’avait jamais pris au sérieux son savoir-faire, pensant que c’était, comme le reste, du théâtre, de la mise en scène. Rachel et elle avaient partagé ce point commun, cet amour du drame qui les avait rapprochées : c’est pourquoi personne n’avait tiré la sonnette d’alarme, au cours de ces tragiques derniers mois. À force de crier au loup…

Mais Manon avait changé. Les filles l’avaient connue peu sûre d’elle, presque effacée. En les appelant, quatre mois après l’incinération de Rachel, elle avait dit avoir découvert un moyen pour que tout lui réussisse, un sésame qu’elle souhaitait partager avec elles. « C’est l’occasion, avait-elle dit. On ne va plus se perdre de vue, comme à l’époque ! » Valou trouvait que ce n’était pas une mauvaise idée : Manon n’avait pas pu se rendre à la cérémonie, et cette réunion d’anciennes de promotion leur permettrait de se retrouver. Il le fallait : elles le devaient à Rachel, morte dans la solitude.

Après une bonne journée de voyage, les filles se retrouvèrent dans la maison campagnarde. Rien de bien spectaculaire, mais loin de tout : c’était une ancienne bergerie à peine restaurée, au milieu d’un plateau battu par les vents et le vide. Une sorte de bosquet caillouteux s’étendait à perte de vue, à mi-chemin entre la lande bretonne et la garrigue. Tout en prenant leurs quartiers, les copines de fac raccordaient les wagons du temps passé, en prenant des nouvelles les unes des autres. Certaines, restées en contact plus étroit, étaient plus au courant que d’autres.

— Tu continues à voir ton prof de yoga-masseur-chamane indien et guide de trips à la psilocybine ? s’enquit Pénélope dans la cuisine.

Caroline baissa les yeux, un pli amer sur le visage.

— Oui et non. Il ne s’intéresse pas à moi. Il préfère sauter des putes de 25 ans. De toute façon, je crois qu’il est pédé.

Valou, qui venait d’entrer dans la pièce, posa sa grande main sur l’épaule de Caro.

— Comme tous les mecs ! Fais comme moi, limite-toi aux filles. Crois-moi, c’est moins d’emmerdes.

— Si Rachel était là, elle te dirait le contraire !

Un rire nerveux, faussement jovial, secoua les trois filles. Rachel. Morte depuis moins de cinq mois, et c’était déjà difficile de parler d’elle.

— J’avais proposé à Rachel de partager mon secret, lança Manon tout de go en faisant irruption dans la pièce, toute fébrile. Mais elle avait une telle mentalité de perdante… toi Caro, je sais que tu n’es pas comme ça. Ça va marcher avec toi, et tu verras, tout se débloquera pour toi. Les lois de l’attraction ! Tu sais comment ça marche.

Caroline vissa son regard dans celui de Manon. Pour qui se prenait-elle, celle-là ? Elle l’énervait déjà.

Manon les gonfla rapidement avec son bavardage incessant. À l’écouter, elle faisait mieux que tout le monde. Après le repas, qu’elle avait bien entendu entièrement pris en main (« ne mange pas ça, ça fait grossir, tiens, je vais te montrer comment faire la mayonnaise allégée » et autres joyeusetés) elle proposa de former un cercle de parole comme Caro en avait fait à Bali, leur promettant une « surprise » en fin de soirée. La proposition irrita encore plus Caroline, qui savait que jamais Manon n’avait participé à ce genre de formation. Le développement personnel et l’ésotérisme, c’était son domaine. D’après ce qu’elle en déduisait, Manon s’était encore fait monter le bourrichon par un type, un mec bizarre comme elle, qui l’avait entrainé dans un délire sectaire. C’était le genre de fille incapable de penser par elle-même, d’avoir ses propres goûts : il fallait toujours qu’elle adopte ceux du type qui voulait bien la baiser.

Tacitement, toutes les filles s’étaient liguées contre elle. Valou, au cours d’un entretien volé aux toilettes, s’était même interrogée sur la part de responsabilité que tenait Manon dans la mort de Rachel. On disait qu’elle l’avait beaucoup vue. Elle avait dû l’embarquer dans son délire, lui faire reprendre la drogue ou un truc du genre. Elle l’avait peut-être même embarquée à nouveau au bar américain, pour éponger ses dettes… Rachel avait eu tant de mal à s’en sortir !

Une ambiance de colère commença à s’installer dans la maison, alors que le ciel se teintait de pourpre. Seule Manon semblait ne rien remarquer. Dans une énième tentative pour ramener l’attention à elle, elle disparut pour revenir vêtue d’un voile violet, comme la poupée de sorcière slovène accrochée dans sa cuisine (récupérée chez Rachel), la kvaternica. Caroline comprit qu’elle s’apprêtait justement à se dévoiler, à abattre ses cartes. Lorsque Manon leur remit à chacune une boîte en carton contenant la fameuse « surprise », qu’elles ne devaient ouvrir qu’une fois installer sur la pelouse toutes ensemble, Caroline s’éloigna pour y jeter un œil discret.

— Je vais préparer la tisane, fit-elle, joyeuse.

Dès qu’elle fut partie, Valou regarda son amie.

— Alors, il y a quoi, dans la boîte ?

— Un sachet de thé maison et un contrat pour devenir actionnaire de son entreprise, rédigé dans une forme bizarre qui dissimule grossièrement des noms de démons à la con. Elle a cru que je ne les connaissais pas !

Valou gloussa.

— Tu déconnes !

— Même pas. Elle a toujours été comme ça. Elle se raconte des histoires, se croit dans Charmed ou Buffy contre les Vampires. Faut toujours qu’elle se fasse remarquer, qu’elle en fasse des tonnes. En attendant, ces conneries ont dû être prises au pied de la lettre par Rachel. Tu la connais, elle voyait des intrusions diaboliques jusque dans les chaussures déposées devant les poubelles !

— Je me souviens, oui, acquiesça Valou très sérieusement.

— J’ai besoin que tu me suives sur ce coup-là. Quand on ouvrira toutes la boîte, je vais lui dire ses quatre vérités, et lui foutre la honte de sa vie !

Valou était volontaire pour ridiculiser Manon devant Pénélope, et lui ôter pour toujours l’envie de se faire mousser aux dépens d’une morte.

Pour se motiver, Caroline enchaîna quelques postures de raja-yoga debout, des postures puissantes, comme celles qu’elle faisait avant de monter sur scène à l’époque où elle dansait, à Bali. Elle tira la langue, grimaça.

— Je me sens comme Kali, grogna-t-elle. Je vais remettre cette sorcière du dimanche à sa place !

Les autres rirent avec elle, mais elles étaient moins à l’aise. Maintenant que le mot « sorcière » était tombé, la peur, avec la susnommée, s’était invitée.

— Qui est comme Kali ? minauda Manon en revenant les chercher. Venez vous installer pour prendre connaissance de la boîte. Vous verrez, ça va changer votre vie !

Caroline devina que, sous ses airs sirupeux, Manon se doutait de quelque chose. Elle avait compris que Caroline n’allait pas la suivre dans ses délires. Entre elles, le duel avait commencé.

Elle prit place néanmoins, directement à droite de Manon, déterminée à ne pas la laisser dérouler sa mise en scène face à ses copines. La soirée promettait d’être agréable. L’herbe était moelleuse en ce début d’été, entre la terrasse et le verger où elle les avait invitées à boire leur tisane.

Mais Caroline ne comprenait pas. C’était la fin du jour, pas encore la nuit, encore trop tôt. Elle s’aperçut qu’elle était la dernière arrivée, et que Pénélope et Valou, mais aussi Manon s’étaient toutes installées en tailleurs sur l’herbe, la boîte devant les genoux. Caroline décida de révéler qu’elle avait ouvert la sienne.

— Manon veut nous faire croire qu’elle doit son succès à un pacte démoniaque, ironisa-t-elle en sabotant l’effet que voulait instaurer son amie. Elle essaie de nous faire peur, de nous en mettre plein la vue, comme avec sa super maison. Sauf qu’elle a mal orthographié les noms de démons. Une fois de plus, c’est du fake, du grand guignol !

Manon tourna le visage vers elle, le sourire figé.

— Non, Caro. Tu te trompes. Ce n’est pas du fake…

C’est alors que Pénélope, en face d’elle, émit un hoquet de surprise. C’était la seule à être en face du verger : les autres l’avaient de côté, alors que Manon, elle, lui tournait le dos.

Un haletement féral et rauque figea le sang de Caroline. Dans l’opacité du crépuscule, des bêtes poilues sortaient du bois, la tête basse, les yeux brillants et le museau pointu.

— Y a des loups en Ardèche ? demanda Pénélope d’une voix étranglée.

— Des chiens, se convainquit Caro tout haut.

Mais même cette idée était inquiétante. Que faisaient des chiens ici, au milieu de nulle part, en pleine nuit ? Où se trouvait leur maître ?

La seule à ne pas avoir peur semblait être Manon. Elle souriait, contente de son petit effet.

— Il y en a de toutes sortes, un pour chacune, et ce sont bien des loups.

Ou un genre de loup, entre l’ours et le loup. Certains étaient décharnés, comme ce blanc vraiment horrible, qui évoquait l’ours polaire malade. Ils se déployèrent autour du cercle, se plaçant en silence derrière chacune des filles.

Caroline comprit alors que tout était vrai. Les invocations de démon au nom tordu, les pactes. Derrière elle, une grosse bête noire aux membres maigres grimpa sur son dos, l’étouffant sous son poids.

— Il t’a choisi ! gloussa Manon. Désolée, ce n’est pas le plus beau… mais il est comme les autres, tout aussi généreux.

Derrière chaque fille, un loup s’était couché. Il les immobilisait en pesant sur leur dos : Caroline avait dû placer ses bras devant elle, pour ne pas être écrasée.

Un grognement rauque résonna dans ses oreilles, accompagné d’une écœurante odeur de viande pourrie.

Dou, grognait-il d’une voix caverneuse, ni humaine ni animale. Dou !

C’était un ordre. Manon leur en expliqua la teneur d’un geste explicite : les démons déguisés en bêtes réclamaient, pour conclure le pacte, la preuve de dévotion la plus ultime. Si elles refusaient, ils les décapiteraient d’un coup de dent.

— C’est un mauvais moment à passer, exultait-elle, mais ça vaut tellement le coup ! Regardez comme j’ai réussi.

Valou gémit. Pénélope pleurait. Caro osa se retourner, regarder sous son aisselle : un objet rose vif luisait dans la fourrure noire, pointé sur elle. Elle réalisa alors que c’était cet acte révoltant qui avait rendu Rachel folle, et l’avait conduit au suicide.

La nuit est définitivement tombée. Le chant des grillons et les pleurs ont laissé place au silence. Autour d’elle, des silhouettes grotesques s’agitent et frémissent dans le noir. Seule Caroline ne s’est pas encore décidée. Elle a toujours été la plus forte. Derrière elle, le diable attend, prêt à prendre sa tête ou son âme.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0